Le Congrès américain a voté en mars dernier une aide universelle d’urgence destinée aux travailleurs touchés par les effets de la COVID-19, qui peut atteindre 1 200 dollars par ménage. En Grande-Bretagne, plus de 170 parlementaires ont exigé la mise en place d’un « revenu universel d’urgence ».  Des voix semblables en faveur d’une prestation universelle se font entendre en Allemagne, en France, en Italie, en Espagne et même en Inde. Le Canada n’est pas en reste, bien au contraire. Les autorités ont mis en place en un temps record la prestation canadienne d’urgence, un transfert d’une valeur d’environ 2 000 dollars par mois s’adressant à un très large éventail de bénéficiaires. Les dirigeants de nombreux pays répètent que « nous sommes en guerre » contre un ennemi invisible, ce qui nous oblige à poser des gestes extraordinaires, dont certains semblaient encore inimaginables il y a à peine quelques semaines.

Aurait-il été préférable que de telles mesures préexistent à la crise sous une forme ou l’autre ? Faut-il penser à les rendre permanentes afin d’être mieux préparés lors d’une prochaine crise ? Quels seraient les mérites d’une telle allocation universelle en « temps de paix » ? Pour répondre à ces questions, il faut commencer par clarifier ce dont on parle.

Voici les caractéristiques d’une allocation universelle en « temps normal » :

  • elle consiste en un programme permanent intégré aux autres dispositifs de solidarité sociale (transferts et services publics) ;
  • elle est versée sur une base régulière à chaque citoyen (enfant, adulte, retraité, actif ou inactif) ;
  • elle est « individualisée » et ne tient pas compte des autres revenus du ménage (comme le fait d’ailleurs la prestation canadienne d’urgence) ;
  • elle a pour effet d’augmenter le revenu brut de tous, mais pas le revenu net des mieux nantis (puisque, pour la financer, la fiscalité est ajustée, comme elle l’est par rapport à tout autre programme universel) ;
  • elle n’empêche pas que des compléments de revenu soient encore versés, par exemple une assurance-emploi. Les régimes « assuranciels », à contribution volontaire ou non, ont une fonction de remplacement du revenu que ne peut pas et ne devrait pas avoir une telle allocation universelle pour tous.

Cette caractérisation s’inspire à dessein du Régime universel de sécurité du revenu, proposé, il y a plus de 35 ans, par la Commission royale d’enquête sur l’union économique et les perspectives de développement du Canada (la Commission Macdonald). Celle-ci est surtout connue pour avoir recommandé au gouvernement canadien de l’époque d’établir une zone de libre-échange avec les États-Unis. Mais elle s’était aussi penchée sur la situation de l’État-providence canadien, et son diagnostic très sévère à cet égard se résume en ces mots : complexité, bureaucratie, opacité, inefficacité et iniquité. Les gouvernements avaient notamment eu tendance à valoriser les exemptions fiscales de toutes sortes (généralement favorables aux personnes plus riches) au détriment des transferts directs à la population (plus favorables aux personnes dans le besoin).  Un coup de barre s’avérait nécessaire, et la mise en place du Régime universel de sécurité du revenu constituait l’élément central de la modernisation de l’État-providence souhaitée.

Un premier scénario à coût nul pour l’État canadien prévoyait (nous sommes en 1985) une prestation universelle pour chaque adulte (et pour le premier enfant d’une famille) de 3 825 dollars annuellement, qui, indexée au coût de la vie, correspond à une allocation de 730 dollars par mois et par personne en 2020. Les plus pauvres y gagnaient, puisqu’elle était financée en partie par l’abolition de programmes fiscaux favorables aux plus riches. Les provinces canadiennes, quant à elles, étaient invitées à continuer de verser leurs suppléments sous forme d’allocations familiales, de crédits divers et d’assistance sociale. Il devenait dès lors impossible que les plus pauvres perdent au change : la proposition du gouvernement fédéral améliorait directement leur sort sans que les provinces diminuent leur aide, et ce, tout en respectant les compétences provinciales en matière de fiscalité et de transferts.

Pour les commissaires, cette prestation unique et universelle représentait la contrepartie nécessaire de la libéralisation des échanges dans laquelle le Canada voulait s’engager. Pour eux, la mondialisation était souhaitable à plus d’un titre, mais ils s’attendaient tout de même à son lot de victimes, notamment parmi les travailleurs occupant des emplois atypiques et ceux qui perdraient leur emploi en raison de la délocalisation de certaines activités économiques. Le système de sécurité du revenu de l’époque n’aurait pas pu les protéger convenablement.

Le Canada a manqué une chance de moderniser sa sécurité sociale il y a plus de 35 ans. Le Régime universel de sécurité du revenu proposé par la Commission Macdonald n’était certainement pas une solution parfaite, et à l’époque, l’idée a fait l’objet de nombreuses critiques (et incompréhensions !) à gauche comme à droite. On a surtout reproché au régime de ne pas être assez généreux. C’est un reproche récurrent dans ce débat, et il correspond à une méconnaissance de son fonctionnement tout aussi récurrente.

La mise en place d’une allocation universelle substantielle, disons à un niveau assez élevé pour qu’une personne puisse en vivre confortablement, prendra du temps. Elle n’est ni possible ni même souhaitable à court terme. Trop d’étapes préalables doivent être franchies, notamment l’individualisation progressive du système de taxation et de transferts ― qui occasionnera des coûts puisque des personnes qui ne reçoivent aucune aide de l’État pourraient désormais en recevoir ― et une nouvelle répartition des taux marginaux d’imposition ― qui ne tardera pas de faire réagir une partie importante de la population. L’individualisation des transferts et de la fiscalité est une des tâches du 21e siècle, mais elle prendra du temps et demandera des efforts financiers additionnels. C’est la même chose pour la répartition plus équitable entre les citoyens des taux marginaux effectifs d’imposition, qui sont carrément excessifs pour les ménages à plus faibles revenus en ce moment.

Une allocation au départ plus modeste, à la limite à coût nul pour l’État, s’insère mieux à l’environnement fiscal préexistant et diminue les risques d’un nombre trop important de perdants, ce qui est une condition essentielle à sa réussite politique.

Les effets nuisibles sur le plan économique d’une pleine allocation universelle (hausse draconienne des taux d’imposition pour certains et diminution du revenu disponible pour d’autres) sont bien connus, et ses détracteurs n’hésitent jamais à les rappeler. Une allocation au départ plus modeste, à la limite à coût nul pour l’État, confondra les critiques, car elle s’insère mieux à l’environnement fiscal préexistant et diminue les risques d’un nombre trop important de perdants, ce qui est une condition essentielle à sa réussite politique. De même, les propriétés de l’allocation universelle sont si différentes de tout ce que l’on a connu jusqu’ici que, même partielle, elle fera connaître rapidement ses effets bénéfiques. Elle permettra de réduire la pauvreté et de diminuer les effets pervers associés aux programmes d’assistance conditionnels (qui sont, notamment, de nuire à l’entraide, à la formation de nouveaux ménages et à la prise d’emploi en raison des taux excessifs de récupération des transferts).

Les crises économiques et sociales furent dans le passé l’occasion de changements importants. Au Canada, l’impôt sur le revenu fut instauré à la fin de la Première Guerre mondiale et l’assurance-chômage après la Seconde Guerre. Si nous sommes « en guerre » encore aujourd’hui, peut-être doit-on retrouver cette audace et ce goût du changement qui nous permettra de poser les gestes nécessaires pour mieux protéger notre population d’une mondialisation qui n’en a pas encore fini de nous montrer ses côtés les plus sombres.

Une allocation universelle simple, transparente et qui n’oublie personne fait défaut à notre époque hypermondialisée. Elle aurait permis dans les premiers jours de la pandémie un décaissement rapide et mieux contrôlé d’une aide d’urgence évoluant selon les besoins. Elle aurait aussi facilité la relance économique le temps venu. Cela ne signifie pas qu’elle aurait répondu à tous nos besoins dans ces circonstances extraordinaires, mais elle aurait au moins empêché que certaines personnes soient laissées de côté.

Cet article fait partie du dossier La pandémie de coronavirus : la réponse du Canada.

Photo : Shutterstock / Bibi Silva

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François Blais
François Blais est professeur titulaire au Département de science politique de l’Université Laval. Ex-ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale au Québec, il a fait adopter au printemps 2018 un projet de loi instaurant une première forme de revenu de base (c’est-à-dire un transfert monétaire individualisé et entièrement cumulable) pour plus de 84 000 personnes handicapées.

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