Le développement du numérique et des données massives en agriculture est en pleine effervescence. De nouvelles possibilités sont imaginées et opérationnalisées à un rythme soutenu pour faciliter la gestion des activités agricoles, les rendre plus efficaces et diminuer leur impact environnemental. De plus en plus de capteurs ou autres dispositifs technologiques (caméras, drones, robots, colliers) sont utilisés dans les champs, sur la machinerie et sur les animaux pour collecter des données tant sur l’environnement, les rendements, les sols et la production que sur le comportement et la santé des animaux, et plus encore. L’agrégation de grandes quantités de données permet de les utiliser pour faire de l’agriculture de précision, mais aussi, grâce à l’intelligence artificielle, pour effectuer des analyses prédictives qui aideront à la prise de décision.

Cependant, comme dans tous les autres secteurs économiques, placer les données numériques au centre du système de production et en faire un actif indispensable suscite nécessairement d’importantes interrogations, notamment des questions au chapitre de la gouvernance des données. Qui plus est, la cadence presque effrénée de la révolution technologique laisse peu de temps pour mener une réflexion et une action coordonnées, pourtant essentielles compte tenu de la complexité des enjeux.

Les enjeux liés à la gouvernance des données, qui portent entre autres sur la propriété des données, leur confidentialité et leur partage, sont pourtant cruciaux, car ils auront des répercussions considérables sur la trajectoire de développement du secteur agricole. Nous dressons ici brièvement le portrait de ces enjeux tels qu’ils se présentent dans le secteur agricole québécois.

La gouvernance des données dans le secteur agricole

Les données constituent l’actif principal de l’agriculture numérique. Or, qui dit « actif » dit « valeur » ; et qui dit « valeur » dit « monétisation ». La propriété des données revêt alors tout son sens, et aussi, tout son pouvoir. Celui qui détient la propriété des données a droit à la valeur ajoutée qu’elles créent et se retrouve en plus dans une position privilégiée, compte tenu de toute l’information qu’il détient. Malgré l’importance sans équivoque de cette question, un flou existe actuellement quant à savoir à qui appartiennent véritablement les données, qu’elles soient brutes ou transformées. Pour le moment, tous les cas de figure coexistent. Certains fournisseurs technologiques accordent la propriété des données aux agriculteurs qui les ont générées, d’autres offrent des contrats stipulant une cession de droits, d’autres encore laissent la propriété des données brutes aux producteurs, mais conservent la propriété des données organisées, analysées et transformées, qui ont une valeur ajoutée. Dans tous les cas, si les données brutes n’appartiennent pas au producteur, elles deviennent la propriété de quelques acteurs, ce qui soulève des questions de concurrence et d’équité entre ces acteurs.

De nombreux enjeux stratégiques émergent évidemment de cette situation, qui concerne tant les producteurs individuels que le système alimentaire dans son ensemble. Le producteur agricole peut voir son indépendance et son autonomie s’amoindrir au fur et à mesure de la concentration des entreprises qui fournissent les technologies et qui analysent les données. On risque alors d’assister à un « verrouillage numérique », où les données générées ne sont pas accessibles au producteur. Par exemple, certains fournisseurs de machinerie agricole équipent leurs appareils d’émetteurs-récepteurs de données que les producteurs n’ont pas le droit d’enlever ou de modifier, ce qui oblige ces derniers à utiliser les services de ces fournisseurs pour bénéficier de l’analyse de leurs propres données. Ainsi, le producteur qui souhaite changer de fournisseur hésitera à le faire, car il ne peut pas toujours récupérer l’historique de ses données du fournisseur. Or c’est justement cet historique qui est crucial pour élaborer des analyses prédictives en agriculture numérique. Le producteur peut aussi se voir évincé du partage de la valeur ajoutée des données, comme l’a été le consommateur avec ses données personnelles.

En outre, les questions d’indépendance et d’autonomie ne se limitent pas à la ferme. Les données peuvent être générées au Québec, mais stockées et analysées à l’extérieur du pays. Les acteurs propriétaires des données peuvent être étrangers et n’avoir aucune obligation de se conformer aux normes et aux lois locales. Au fur et à mesure que le numérique se déploie dans les campagnes, ces acteurs privés et externes en viennent à posséder plus d’informations sur le système agricole que les autorités et les acteurs locaux.

La perception de la gouvernance des données par les producteurs

D’après un sondage mené en 2016 par l’American Farm Bureau Federation, qui représente les producteurs agricoles aux États-Unis, 55 % des 400 producteurs américains sondés ne savaient pas si leur contrat indiquait à qui appartenaient leurs données, alors que 12 % savaient que leur contrat ne le précisait pas. Nous ne disposons pas de cette information pour le Québec. Par contre, une étude du CIRANO réalisée en 2020 auprès de 214 producteurs qui œuvrent dans l’industrie laitière, en serriculture et dans le secteur des grains montre qu’un producteur sur deux estime qu’il ne subit pas de perte d’indépendance face aux fournisseurs de technologies numériques (figure 1).

Quant à la confidentialité des données, les règles qui les régissent ne sont pas toujours inscrites au contrat entre le producteur et le fournisseur de la technologie ou du service. Toujours selon le sondage de l’American Farm Bureau Federation, 77 % des 400 producteurs américains avaient des craintes par rapport à la confidentialité de leurs données, et 59 % ne savaient pas si leurs contrats permettaient aux fournisseurs de technologie ou de services d’utiliser leurs données pour commercialiser d’autres services, équipements ou intrants. Au Québec, l’étude du CIRANO montre que plus d’un producteur sur deux n’a pas de craintes concernant la confidentialité de ses données (figure 2).

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Ces résultats montrent que les producteurs agricoles québécois sont divisés quant aux enjeux de la gouvernance des données, mais aussi que leurs craintes sur ce plan sont relativement faibles. Toujours selon l’étude du CIRANO, les acteurs de l’écosystème agricole, tels que les chercheurs, les experts et les organisations de professionnels, sont beaucoup plus inquiets que les producteurs par rapport à cet enjeu.

Des solutions possibles

Pour lutter contre la concentration des données et faire contrepoids aux grands acteurs du numérique, le partage des données en accès libre et l’engagement des autorités publiques dans le développement d’outils d’analyse de données sont des solutions qui sont souvent proposées. Mais encore faut-il que les données soient la propriété des producteurs et que ceux-ci puissent les partager. Pour le moment, les fournisseurs de technologies numériques n’ont aucune responsabilité ou aucune obligation de rendre leurs données disponibles, et ils contrôlent entièrement l’accès à cette information. Qui plus est, les seules lois ou normes qui existent à ce jour pour établir la propriété des données et encadrer leur partage (telles que les lois sur les droits d’auteur ou les règles de protection générale des données) sont beaucoup trop générales ou ne ciblent que la protection du consommateur.

Face aux insuffisances juridiques entourant la protection des données agricoles, on a créé des chartes, des codes de bonnes pratiques et des labels dans plusieurs pays, notamment en France, aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande et dans l’Union européenne. Ces normes privées visent à donner plus d’information aux agriculteurs et à les sensibiliser à l’importance du contenu de leur contrat en ce qui concerne la propriété des données, la confidentialité, la sécurité, le consentement, la divulgation et la transparence. Relevant de l’autorégulation et n’étant pas juridiquement contraignantes, plusieurs de ces initiatives s’adressent en premier lieu aux entreprises agroindustrielles et de technologies, et non aux producteurs. Elles permettent donc d’abord et avant tout à ces entreprises de gagner la confiance des agriculteurs pour ce qui est du partage des données et ne visent pas nécessairement une plus grande indépendance des producteurs.

En conclusion, les technologies numériques et les données massives sont en train de révolutionner l’agriculture, mais le contexte actuel d’augmentation de la valeur des données pourrait compromettre le développement équilibré du numérique dans ce secteur. La situation d’autorégulation qui prévaut dans la gouvernance des données renforcera peut-être la confiance et la transparence entre producteurs et analystes de données. Toutefois, certaines études soutiennent que le manque de clarté autour de questions telles que la propriété des données, la portabilité, la confidentialité, la confiance et la responsabilité dans les relations commerciales régissant l’agriculture intelligente contribuent à la réticence que les agriculteurs éprouvent à l’idée de s’engager dans le partage généralisé de leurs données.

Ainsi, pour accélérer l’innovation en agriculture et garantir une meilleure redistribution de la valeur vers les acteurs du secteur, il sera important de réfléchir à la mise au point d’un encadrement plus strict de l’utilisation et du partage des données. Fédérer les données sur une plateforme d’échange sous la gouvernance partagée entre tous les acteurs de l’industrie pourrait être un bon moyen d’agréger et de valoriser les données au profit des producteurs d’abord, mais aussi de la recherche et de l’ensemble du secteur.

Nous tenons à remercier Thierry Warin, professeur titulaire à HEC Montréal, fellow et chercheur principal en sciences des données au CIRANO, ainsi que Christophe Mondin et Molivann Panot, tous deux professionnels de recherche au CIRANO, qui ont contribué aux travaux de recherche du CIRANO sur la transformation numérique dans le secteur agricole dont il est question dans cet article.

Cet article fait partie du dossier La connectivité numérique à l’ère de la COVID et au-delà.

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Annie Royer
Annie Royer est professeure agrégée au Département d’économie agroalimentaire de l’Université Laval et titulaire de la Chaire en analyse de la politique agricole et de la mise en marché collective.
Nathalie De Marcellis-Warin
Nathalie De Marcellis-Warin est professeure titulaire à Polytechnique Montréal et présidente-directrice générale du CIRANO. Elle est visiteuse scientifique à la Harvard T. Chan School of Public Health et chercheuse coresponsable de la fonction Veille et enquêtes de l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA).
Ingrid Peignier
Ingrid Peignier est directrice principale des partenariats et de la valorisation de la recherche au CIRANO. Elle est ingénieure diplômée de l’École nationale supérieure des mines d’Alès, en France.

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