L’élection fédérale du 2 mai 2011 ne laisse pas entrevoir à l’horizon une reprise du débat constitutionnel. La campagne électorale n’a pas donné lieu à des discussions sur des amendements qui permettraient au Québec d’adhérer à la Constitution de 1982. Soulevée le 13 avril lors du débat des chefs en français, la question fut accueillie par des haussements d’épaules et ne fut, ensuite, abordée que du bout des lèvres.

Pourtant, le Québec se trouve d’une certaine façon piégé par l’impossibilité apparente de corriger la Constitution qu’il est seul à avoir rejetée en 1982. Et, avec l’écoulement du temps, d’autres partenaires de la fédération voudront obtenir des changements. Les provinces de l’Ouest, par exemple, ne disposent pas d’une juste représentation au Sénat, et leur position ne pourrait être améliorée que par une procédure complexe, selon l’alinéa 42(1)c) de la Loi constitutionnelle de 1982.

Un jour ou l’autre, il faudra bien que le Québec, à défaut de devenir un État souverain, adhère à la Constitution canadienne et y joue pleinement son rôle. La réforme constitutionnelle qui lui permettra de le faire pourrait se concentrer sur ses seules préoccupations, comme le faisait l’Accord du lac Meech de 1987. Ou, en plus de celles du Québec, elle pourrait englober les revendications de divers participants à la fédération, comme le faisait l’Accord de Charlottetown de 1992. Cependant, l’échec de ces deux tentatives suggère qu’il convient d’éviter les cumuls qui assujettissent tout changement à une procédure plus rigide encore. Dans l’Accord du lac Meech, par exemple, la majorité des revendications du Québec auraient pu être adoptées par la procédure générale si on avait évité de les mettre dans le même sac que celles qui requéraient l’unanimité.

Certes, l’entreprise de satisfaire le Québec à l’intérieur d’une Constitution acceptable au reste du Canada relève presque de la quadrature du cercle. C’est que le Québec désire plus de pouvoirs (ou moins de centralisation) que les autres provinces canadiennes, alors que ces dernières (tout comme le gouvernement central ainsi que la population en général) adhèrent au dogme de l’égalité de toutes les provinces. La tension entre ces deux pôles est profondément imbriquée dans l’histoire politique du Canada.

Dans le partage des compétences opéré en 1867 entre le gouvernement fédéral et les provinces, ces dernières furent toutes placées sur un pied d’égalité. Cette situation s’est perpétuée au gré de l’entrée de nouvelles provinces dans la fédération et des modifications à la Constitution qui sont survenues jusqu’au rapatriement de 1982. Les tensions fédératives qui se sont manifestées par la suite ont révélé que le principe de l’égalité des provinces est considéré au Canada comme sacro-saint.

Ainsi, en 1954, lors de la querelle avec Maurice Duplessis à propos de l’impôt sur le revenu, le premier ministre fédéral Louis St-Laurent formulait la conception d’un Québec « province comme les autres ». L’idée qu’un statut particulier accordé au Québec violerait l’essence du principe fédéral fut exposée par Pierre Elliott Trudeau et adoptée par le Canada anglais à compter de la fin des années 1970.

D’ailleurs, en 1982, la Constitution fut rapatriée grâce à une procédure de modification constitutionnelle qui consacrait l’égalité de toutes les provinces. Depuis, l’affirmation de cette égalité fut reprise comme un leitmotiv, notamment dans la motion de résolution autorisant l’Accord du lac Meech, dans l’Accord de Charlottetown de 1992 ainsi que dans la Déclaration de Calgary de 1997. Dans cette dernière, signée par les premiers ministres des provinces et territoires du Canada anglais, l’on précise que « si une future modification constitutionnelle devait attribuer des pouvoirs à une province, il faudrait que ces mêmes pouvoirs soient accessibles à toutes ».

En 1982, la Constitution fut rapatriée grâce à une procédure de modification constitutionnelle qui consacrait l’égalité de toutes les provinces. Depuis, l’affirmation de cette égalité fut reprise comme un leitmotiv, notamment dans la motion de résolution autorisant l’Accord du lac Meech, dans l’Accord de Charlottetown de 1992 ainsi que dans la Déclaration de Calgary de 1997.

Après le rejet de l’Accord du lac Meech en 1990, les sondages révélaient que l’appui populaire à la souveraineté était clairement majoritaire au Québec. Malgré ce contexte lourd, jamais les juristes du Canada anglais n’ont cru possible d’accorder au Québec plus de pouvoirs qu’aux autres provinces : c’était notamment l’opinion du constitutionnaliste Neil Finkelstein et celle de la ministre fédérale de la Justice Kim Campbell, publiées dans le Canadian Lawyer en avril 1991 et en mai 1991. Et en juin 1991, dans la même revue, un sondage, auquel ont répondu 356 avocats canadiens, a révélé que plus de 80 p. 100 d’entre eux trouvaient que le Québec ne devrait pas obtenir plus de pouvoirs que les autres provinces. Par une faible majorité (52,4 p. 100), les répondants québécois étaient d’avis contraire. Dans les provinces atlantiques, 91,7 p. 100 s’étaient prononcés contre, en Ontario, 82,5 p. 100 et dans l’Ouest, 89,1 p. 100.

Concomitamment toutefois, le caractère particulier du Québec a toujours été reconnu. Cette réalité était en germe dès 1867 dans certaines dispositions de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (AANB) ; celles-ci visaient notamment à protéger la minorité anglophone dans ce qui devenait une province détenant des pouvoirs importants (bilinguisme institutionnel, comtés protégés, répartition géographique des sénateurs du Québec, Conseil législatif, écoles confessionnelles).

De plus, l’article 94 de l’AANB excluait le Québec en raison de son droit civil du pouvoir fédéral d’uniformiser le droit privé des provinces de la common law (avec leur consentement). L’asymétrie évoquée par cette disposition est de nos jours renforcée par la politique fédérale d’harmonisation juridique, en vertu de laquelle le droit privé fédéral se formule, s’interprète et s’applique différemment selon qu’il s’ancre dans le droit commun civiliste du Québec ou dans la common law des autres provinces.

Même la Loi constitutionnelle de 1982 comporte des dispositions particulières pour le Québec. Selon la principale, l’article 59, les citoyens canadiens de langue maternelle anglaise n’acquièrent pas, de ce seul fait, le droit d’envoyer leurs enfants au Québec dans les écoles anglaises financées par les fonds publics, contrairement à ce qui est accordé aux citoyens de langue maternelle française dans les autres provinces. En effet, au Québec, le droit à l’enseignement dans la langue de la minorité n’est attribué qu’aux citoyens canadiens qui ont reçu l’enseignement primaire en anglais au Canada ou dont un enfant est déjà scolarisé dans le réseau anglais au Canada.

De plus, l’article 40 de cette loi permet à une province qui s’est retirée d’une modification constitutionnelle d’obtenir une juste compensation s’il s’agit d’un transfert au gouvernement fédéral d’une compétence « en matière d’éducation ou dans d’autres domaines culturels ». Cet ajout fut consenti par le premier ministre Trudeau pour « tenir compte des intérêts des Québécois » selon sa propre formulation dans une lettre ouverte de décembre 1982 au premier ministre Lévesque ; cet amendement octroie au Québec, écrivait-il dans les Cahiers de droit en 1985, « une reconnaissance claire de sa spécificité linguistique et culturelle ».

Enfin, les assemblées législatives de toutes les provinces hors Québec et des territoires fédéraux ont reconnu dans la Déclaration de Calgary le « caractère unique de la société québécoise ». Et les gouvernements fédéraux libéral et conservateur ont également fait adopter en 1995 puis en 2006 des résolutions reconnaissant que « le Québec forme, au sein du Canada, une société distincte » et que les Québécois forment une « nation » à l’intérieur du Canada.

Les projets constitutionnels qui, après le rapatriement, sont venus le plus près d’aboutir tentaient de concilier les deux pôles en question, le caractère distinct du Québec et l’égalité des provinces. Le sondage dévoilé en mai 2010, selon lequel les cinq conditions de Meech sont fortement rejetées au Canada anglais, ne plaçait pas ces conditions dans le contexte de l’égalité des provinces. Pourtant, les ententes de Meech et de Charlottetown le faisaient, sauf qu’elles avaient l’inconvénient de neutraliser dans une bonne mesure un principe par l’autre.

Or il existe un outil, une technique simple, capable de donner une portée réelle à chacun des deux volets du tiraillement canado-québécois : il s’agit de conférer au fédéral et aux provinces un certain nombre de pouvoirs concurrents avec prépondérance provinciale.

Dans l’état actuel des choses, une très vaste majorité des pouvoirs attribués par la Constitution canadienne sont « exclusifs », ils appartiennent soit au seul fédéral, soit aux provinces à l’exclusion du fédéral. Seuls les domaines de l’agriculture et de l’immigration, en vertu de l’article 95 de l’AANB, sont de compétence concurrente, mais avec prépondérance fédérale : en cas de conflit de lois, la loi fédérale prévaut. La prépondérance fédérale joue aussi dans le cas des pouvoirs exclusifs dans la mesure où ceux-ci ne constituent pas des « compartiments étanches » : des chevauchements surviennent parce que la jurisprudence a accepté la validité de pouvoirs accessoires (s’ils sont nécessaires à l’exercice efficace des compétences exclusives) et la théorie du « double aspect » (qui permet qu’un même sujet soit régi par les deux ordres de gouvernement ; par exemple, la conduite automobile relève du fédéral en vertu du droit criminel et des provinces en vertu des codes de la route).

On trouve tout de même à l’article 94A de la Loi constitutionnelle de 1867 des pouvoirs concurrents avec prépondérance provinciale en matière de pensions de vieillesse et de prestations additionnelles. Cet article fut ajouté en 1951 et complété en 1964. Il est peu probable qu’il mette vraiment en œuvre la prépondérance provinciale parce que ce qu’il octroie, dans les faits, c’est un pouvoir de dépenser, lequel ne met pas en jeu des lois qui entreraient en conflit, mais plutôt des transferts qui peuvent être cumulés.

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Concomitamment toutefois, le caractère particulier du Québec a toujours été reconnu. Cette réalité était en germe dès 1867 dans certaines dispositions de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (AANB) ; celles-ci visaient notamment à protéger la minorité anglophone dans ce qui devenait une province détenant des pouvoirs importants.

Le Québec a proposé de compléter cet article lors de la conférence de Victoria en 1971, mais son projet visait une exclusivité sélective en matière de « politique sociale », qui aurait retiré au gouvernement fédéral le droit de légiférer dans une partie de la politique sociale.

Il vaudrait mieux s’en tenir à la notion classique de « conflit de lois », qui a une portée restreinte. D’une part, il n’y a conflit que lorsque, en fait ou en esprit, il est impossible d’appliquer en même temps les deux lois ; d’autre part, la loi prépondérante ne rend l’autre inopérante que dans la mesure du conflit, cette dernière continuant de s’appliquer par ailleurs. Dans cette optique, si on ajoutait à l’article 94A certains domaines d’intérêt pour le Québec, on pourrait résoudre le problème existentiel canadien.

À titre d’illustration simple, prenons l’exemple du mariage et du divorce qui, en 1867, furent placés dans les compétences exclusives du gouvernement fédéral en raison de la nature religieuse des domaines. Si la compétence en ces deux matières était transférée et intégrée à l’article 94A, toutes les provinces auraient le même pouvoir de les régir, mais en pratique, seul le Québec le ferait, de façon à compléter le Code civil à ce chapitre. Les provinces anglaises qui voudraient que ces questions soient traitées au niveau central pourraient simplement s’abstenir de légiférer, et le Québec obtiendrait satisfaction en légiférant. De même, la faillite personnelle ajoutée à l’article 94A permettrait au Québec d’adopter à cet égard une approche civiliste, la faillite de personnes morales demeurant de compétence fédérale exclusive.

L’établissement d’une liste de pouvoirs concurrents avec prépondérance provinciale n’irait pas nécessairement dans le seul sens de la décentralisation. La liste pourrait aussi contenir des pouvoirs reconnus actuellement comme relevant des provinces, par exemple la compétence relativement au commerce des valeurs mobilières. Au lieu d’être du ressort soit du fédéral, soit des provinces, comme le prescrit en principe l’exclusivité inscrite dans les articles 91 et 92 de la Loi de 1867, un pouvoir concurrent permettrait à Ottawa de créer sa commission pancanadienne et aux provinces qui le désirent de conserver leur commission propre. Il s’agit là d’ailleurs de la politique ouvertement prônée par le gouvernement fédéral, qui prétend que les provinces pourront adhérer au système fédéral sur une base volontaire (sauf que le « volontaire » risque de devenir contraignant si la Cour suprême reconnaît la validité de la loi fédérale…).

Divers politologues et juristes se sont déjà déclarés en faveur de pouvoirs concurrents avec prépondérance provinciale. C’est le cas, par exemple, de Michel Bastarache, alors doyen de l’École de droit de l’Université de Moncton, qui proposait, en 1980, dans la Revue de l’Université de Moncton, d’utiliser cette formule dans le domaine de la culture et des communications.

C’est le cas aussi de Joseph E. Magnet de l’Université d’Ottawa, qui fait état des solutions apparentées mises de l’avant par les professeurs Milne et Meekison dans Le fédéralisme de demain (1998). La proposition de M. Magnet consiste toutefois à ajouter une déclaration de principe dans le préambule de la Loi de 1867, et elle ne fait pas clairement ressortir la conciliation des deux pôles que nous avons relevés. Le simple ajout de pouvoirs à l’article 94A actuel atteindrait plus sûrement l’objectif recherché.

La liste de pouvoirs concurrents avec prépondérance provinciale n’aurait pas besoin d’être longue, parce qu’une fois enchâssée, elle serait immédiatement applicable, contrairement aux pétitions de principe et aux règles d’interprétation qui se trouvaient dans les ententes de Meech et de Charlottetown.

En plus des matières déjà mentionnées (mariage, divorce, faillite personnelle, commerce des valeurs mobilières, certains secteurs des communications et de la culture, dont les droits d’auteur), les pouvoirs concurrents avec prépondérance provinciale pourraient comprendre la sélection des immigrants indépendants et des réfugiés se trouvant hors du Canada. Il serait possible pour les autres provinces d’utiliser le mécanisme de l’Entente CullenCouture, signée en 1978 et renouvelée par la suite, bien que, vraisemblablement, seul le Québec continuerait de s’en prévaloir. La liste pourrait aussi contenir des domaines dans lesquels la politique québécoise voudrait se démarquer, le système de justice criminelle pour les adolescents, par exemple. Une telle extension raffermirait l’approche qu’a saluée la Cour suprême dans l’arrêt R. c. S. (S) (1990), affirmant :

Il ressort clairement d’une brève revue de l’histoire constitutionnelle canadienne que la diversité du droit criminel dans son application par les provinces a été reconnue de façon constante comme moyen de promouvoir les valeurs propres au fédéralisme. Les différences d’application naissent de la reconnaissance de l’opportunité d’adopter dans différentes régions des façons différentes d’aborder l’administration du droit criminel. […]

Le droit criminel et son application sont un domaine dans lequel un équilibre a pu être établi entre les intérêts nationaux et les préoccupations locales grâce à une structure constitutionnelle qui permet et encourage à la fois la collaboration du fédéral et des provinces.

Lors de certaines tentatives de rapatriement de la Constitution, c’est la délégation de pouvoirs qui a été envisagée comme technique de fédéralisme asymétrique. Mais dans les formules Fulton et Fulton-Favreau proposées en 1961 et 1964, le Québec aurait eu besoin de l’appui de trois autres provinces pour obtenir, avec le consentement d’Ottawa, la délégation d’un pouvoir fédéral. En outre, ce type de solution avait le défaut d’être incompatible avec le système établi en 1867, qui ne permet pas l’échange de pouvoirs d’un ordre de gouvernement à l’autre. Il aurait introduit un élément de complexité dans la Constitution et entraîné des résultats imprévisibles.

Par la suite, le gouvernement de l’Union nationale a continué de chercher à résoudre la quadrature en mettant de l’avant l’idée d’une « zone intermédiaire » entre les pouvoirs fédéraux et provinciaux exclusifs, « par le jeu d’une compétence commune, d’une délégation de pouvoirs ou de quelque autre mécanisme ».

À mon avis, et si jamais les conditions politiques sont propices à un déblocage constitutionnel au Canada, la technique des pouvoirs concurrents avec prépondérance provinciale constituerait la méthode idéale pour y parvenir.

Il s’agit d’une technique qui est déjà présente dans la Loi constitutionnelle de 1867, quoiqu’à l’état embryonnaire. Elle n’obligerait pas à inventer des modes particuliers de votation dans les chambres fédérales, puisque les lois fédérales resteraient en principe applicables dans toutes les provinces. Et elle aurait l’incontestable avantage de garantir l’égalité absolue des provinces tout en permettant, dans les domaines concernés, de maintenir la centralisation pour celles qui le désirent ainsi que de rendre concrète la spécificité du Québec. Selon la procédure de modification de la Constitution du Canada, l’enchâssement de pouvoirs concurrents avec prépondérance provinciale pourrait se faire avec l’accord des chambres fédérales et de sept provinces représentant 50 p. 100 de la population du Canada. La procédure prévoit même la possibilité de surmonter le désaccord du Sénat.

C’est dire qu’avec la bonne technique et une ouverture d’esprit renouvelée, le règlement du contentieux constitutionnel et politique au Canada se trouverait à portée de la main.

Photo: Shutterstock

GT
Guy Tremblay est professeur associé à la Faculté de droit de l’Université Laval.

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