Le premier ministre du Nouveau-Brunswick Shawn Graham a écrit une nouvelle page de l’histoire politique de la province lorsque le Parti libéral a perdu le pouvoir aux mains des progressistes-conservateurs de David Alward le 27 septembre dernier. Jamais un parti — ni le Parti libéral ni le Parti progressiste-conservateur, qui se relaient au pouvoir depuis la fondation de la province — n’avait obtenu moins de deux mandats consécutifs de l’électorat. Dès le début de la campagne électorale, la question fut posée : Voulons-nous les libéraux de Shawn Graham quatre ans de plus à la tête de la province? Car ce gouvernement, qui avait pris le pouvoir en 2006 grâce à une faible majorité de trois sièges aux dépens des progressistes-conservateurs de Bernard Lord, s’était rapidement mis à dos plusieurs segments de l’électorat en prenant de nombreuses décisions controversées.

Affirmant, à tort, s’inspirer des grandes réformes de Louis Robichaud, le premier Acadien à se faire élire premier ministre du Nouveau-Brunswick sous la bannière du Parti libéral, le gouvernement de Shawn Graham s’est aliéné la population de Saint John en voulant modifier la vocation de l’Université du Nouveau-Brunswick dans cette ville et en faire un institut polytechnique. Puis se fut au tour des parents anglophones de s’insurger contre la décision des libéraux d’éliminer les trois premières années du programme d’immersion française des écoles publiques anglophones de la province. Par la suite, en annonçant la fin des services de traversiers dans certaines zones rurales du sud de la province, les libéraux se sont mis à dos également les habitants de ces régions.

La réforme réduisant le nombre de régies de santé à deux a elle aussi déclenché un tollé chez la population francophone, qui voyait disparaître la seule régie officiellement francophone dans la région de Moncton. De plus, la façon de faire du gouvernement Graham avait soulevé de vives critiques. Dès la première lecture du projet (déposé par le ministre de la Santé de l’époque, Michael Murphy, à l’Assemblée législative), il a été décidé d’abolir des régies, au mépris de la tradition parlementaire britannique qui exige que les projets de lois fassent l’objet de trois lectures et reçoivent la sanction royale avant d’entrer en vigueur.

Mais la décision la plus controversée du gouvernement Graham fut sans contredit la tentative de vente des actifs d’Énergie Nouveau-Brunswick à Hydro-Québec. Présentée comme la transaction du siècle par le premier ministre lui-même, cette vente devait permettre d’éponger une bonne partie de la dette de la province (qui dépasse les huit milliards de dollars) tout en assurant un approvisionnement en électricité sûr et à un prix compétitif pour les prochaines décennies. Le premier ministre du Québec s’était rendu à Fredericton pour la signature, en grande pompe, du projet d’entente avec son homologue néo-brunswickois. Ce dernier lapin sorti du chapeau de Shawn Graham a suscité de vives réactions, plus particulièrement au sein de la population anglophone.

Très rapidement une coalition sous l’égide des syndicats fut mise sur pied afin de faire échec à ce projet que certains qualifiaient d’irresponsable. Devant l’ampleur de l’opposition populaire et de la dissension au sein même du caucus et du cabinet libéral, Shawn Graham a dû, encore une fois, battre en retraite et annoncer que le Nouveau-Brunswick se retirait des négociations avec le Québec en vue d’une entente finale. Ce qui devait être le coup de génie qui allait permettre la réélection facile de son gouvernement s’est révélé être plutôt un boulet au pied du premier ministre et de son parti.

Lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 2006, le gouvernement libéral a fait adopter une loi prévoyant dorénavant des élections à date fixe tous les quatre ans. C’est ainsi que le rendez-vous électoral, pris pour le 27 septembre 2010, était connu bien à l’avance et que les libéraux — qui ont dû faire face très tôt à la grogne populaire — ne pouvaient plus opter pour une autre date qui aurait pu jouer en leur faveur. Et comme le gouvernement disposait d’une majorité à l’Assemblée, Shawn Graham ne pouvait pas s’inspirer de l’astuce utilisée par Stephen Harper, minoritaire à la Chambre des Communes, pour déclencher des élections avant la date arrêtée par la loi qu’il avait lui-même fait adopter.

Après le départ de Bernard Lord à la suite de la défaite des progressistes-conservateurs en 2006, ceux-ci s’étaient choisi un nouveau chef en la personne de David Alward, un ancien ministre du gouvernement sortant. Personnage peu charismatique et plutôt discret, le nouveau leader conservateur avait immédiatement mis les bouchées doubles pour améliorer sa maîtrise de la langue française et préparer ses troupes aux prochaines élections.

Plusieurs ténors libéraux ont alors dit à qui voulait l’entendre que l’élection de David Alward à la tête du Parti progressiste-conservateur était la meilleure chose qui pouvait arriver.

Le premier ministre du Québec s’était rendu à Fredericton pour la signature, en grande pompe, du projet d’entente avec son homologue néo-brunswickois. Ce dernier lapin sorti du chapeau de Shawn Graham a suscité de vives réactions, plus particulièrement au sein de la population anglophone.

Avec un chef pareil, le gouvernement libéral n’aurait aucune difficulté à obtenir un second mandat. Tout compte fait, le leader conservateur était selon eux le meilleur allié des libéraux.

En sous-estimant ainsi les capacités de David Alward, ils ont commis la même erreur qu’en 1998, lorsque Bernard Lord est devenu chef du Parti progressiste-conservateur. Dès l’année suivante, celui-ci a pourtant remporté les élections avec la plus grande majorité de sièges de l’histoire de son parti, devenant à 33 ans le plus jeune premier ministre élu du Nouveau-Brunswick.

Après une précampagne électorale qui s’était amorcée au printemps et s’était poursuivie durant l’été dans l’indifférence, les libéraux comptaient une avance de cinq points sur les progressistes-conservateurs au début de la campagne officielle au début de septembre. Les vacances étaient terminées, la rentrée scolaire était passée et l’électorat commençait à s’intéresser de plus près à la lutte électorale en cours. Les partis n’avaient plus que trois semaines pour sillonner la province et faire tomber une pluie de promesses plus coûteuses les unes que les autres.

Sachant que le gouvernement Graham avait doublé la dette de la province en quatre ans, de quatre à plus de huit milliards de dollars, certains économistes ont donné l’alerte et avancé que le parti qui formerait le prochain gouvernement ne serait pas en mesure de tenir ses engagements et d’adopter un budget en équilibre lors de la quatrième année de son mandat.

Les sondages publiés sur une base quotidienne par un journal provincial anglophone, le Telegraph-Journal, ont indiqué que les libéraux faisaient du sur-place avec environ 38 p. 100 des intentions de vote. De leur côté, les progressistes-conservateurs ont amorcé une lente remontée et sont parvenus à distancer leurs adversaires libéraux par une dizaine de points. Dans l’opinion publique, Shawn Graham et David Alward étaient moins populaires que leur formation politique respective, avec moins de 30 p. 100 d’appuis. Toutefois, le leader progressiste-conservateur a augmenté graduellement sa popularité pour dépasser son rival libéral. Jamais un premier ministre ayant terminé un premier mandat n’avait encore été devancé par le chef de l’opposition officielle dans la faveur populaire.

La troisième semaine de la campagne a été marquée par la publication des plateformes électorales et les débats des chefs. Toutes les promesses des partis ont enfin été présentées, et la guerre des chiffres fut lancée. Libéraux et progressistes-conservateurs se sont accusés mutuellement de ne pas évaluer correctement le coût de leurs promesses. Les leaders des tiers partis — le NPD, le Parti vert, l’Alliance des gens du Nouveau-Brunswick — se sont employés à dénoncer les promesses irréalistes tant des libéraux que des progressistes-conservateurs.

Les débats des chefs, organisés en anglais par CBC et en français par Radio-Canada, n’ont permis à aucun chef de se démarquer. Il faut dire que le format ne s’y prêtait pas. Les leaders des cinq partis ont eu une heure pour traiter de cinq thèmes. Le débat en français fut particulièrement pénible : seul le chef du NPD est de langue maternelle française ; Shawn Graham et David Alward s’en sont tirés encore assez bien, mais Jack McDougall du Parti vert n’a démontré qu’une connaissance approximative de la langue de Molière.

Absent de la discussion en français, le chef de l’Alliance des gens du Nouveau-Brunswick Kris Austin s’est joint aux quatre autres chefs pour le débat en anglais, qui a été marqué par une véritable cacophonie. En 2008, M. Austin avait tenté sans succès d’obtenir l’investiture pour le Parti progressiste-conservateur. Devenu chef de sa propre formation politique en 2010 — la toute nouvelle Alliance des gens du Nouveau-Brunswick —, il cotoyait maintenant Shawn Graham et David Alward. Mais les sondages n’ont jamais crédité son parti de plus de 1 p. 100 des intentions de vote !

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Publié dans la troisième semaine de la campagne, un sondage pour RadioCanada/CBC et le quotidien L’Acadie nouvelle a confirmé l’avance d’une dizaine de points des progressistes-conservateurs. Ni le débat des chefs ni la publication des plateformes électorales ne semblaient avoir eu un impact.

Toutefois, une lecture plus approfondie de ce sondage montrait que les libéraux tiraient de l’arrière par une vingtaine de points chez les anglophones, particulièrement dans le sud de la province. La tentative de vente des actifs d’Énergie Nouveau-Brunswick à Hydro-Québec nuisait fortement aux libéraux : la majorité des anglophones hostiles à cette vente indiquaient en effet que leur choix était influencé par cette initiative libérale. Étant donné que deux tiers des 55 circonscriptions de la province sont anglophones, le pouvoir semblait à la portée des progressistes-conservateurs, qui pouvaient même espérer former un gouvernement majoritaire.

C’est alors qu’un sondage non sollicité de la firme Abacus Data d’Ottawa, publié dans la dernière semaine de la campagne, a révélé que seulement quatre points séparaient les deux principaux partis, suggérant que rien n’était encore joué. Les troupes libérales s’en sont trouvées ragaillardies, et la bonne humeur a envahi l’autobus rouge. Certains médias ont annoncé une lutte serrée, et Bernard Thériault, chef de cabinet de Shawn Graham, a même prédit une victoire libérale.

Le soir des élections, les libéraux ont dû déchanter. La quasi-totalité des ministres du gouvernement sortant ont été défaits dans leurs circonscriptions respectives ; David Alward, lui, a conduit son parti à l’une de ses plus importantes victoires en remportant 42 des 55 sièges de l’Assemblée législative.

Une rumeur a circulé voulant que le sondage de la firme Abacus Data, offert gratuitement aux médias, avait été le fruit d’une manœuvre désespérée de certains libéraux. On a appris par la suite qu’Abacus Data est une filiale du groupe Summa d’Ottawa, dont l’un des propriétaires, et le président du conseil d’administration, n’est nul autre que Doug Young. Ancien chef du Parti libéral du Nouveau-Brunswick, et ancien ministre de la Défense dans le gouvernement de Jean Chrétien, celui-ci avait été défait dans sa circonscription d’Acadie-Bathurst par le candidat du NPD Yvon Godin lors des élections fédérales de 1997. Selon la version officielle de Doug Young, la jeune firme de sondage créée quelques mois auparavant voulait simplement utiliser les élections au Nouveau-Brunswick comme banc d’essai pour tester ses nouvelles méthodes de sondage et, au passage, se faire connaître auprès de clients potentiels. Eh bien, on peut dire qu’elle aura réussi au-delà de ses espérances, quoique peut-être pas de la façon escomptée.

Shawn Graham n’aura donc pas réussi à obtenir un deuxième mandat. Pourtant, jusque-là, le destin lui avait plutôt souri. Camille Thériault, qui avait succédé à Frank McKenna en 1998 comme chef du Parti libéral et premier ministre, devait une année plus tard conduire ses troupes à une humiliante défaite face au Parti progressiste-conservateur dirigé par Bernard Lord. Selon la règle non écrite de son parti, il présenta sa démission et quitta la vie politique. Le Parti libéral allait-il connaître une longue traversée du désert?

Sachant que, depuis la confédération, les libéraux et les progressistes-conservateurs, qui se relaient au pouvoir, avaient toujours obtenu deux, trois, voire quatre mandats consécutifs, les candidats à la chefferie du Parti libéral ne se bousculèrent pas au portillon. Les plus malins estimaient qu’il valait mieux attendre la prochaine fois. Le gouvernement Lord allait connaître l’usure du pouvoir, et le moment serait alors propice pour diriger le Parti libéral à la reconquête de la majorité. Entretemps, aucun ne voulait être l’agneau sacrifié. C’est ainsi que la voie à la chefferie du Parti libéral du Nouveau-Brunswick fut libre pour Shawn Graham, fils d’un ancien ministre libéral.

En sous-estimant ainsi les capacités de David Alward, ils ont commis la même erreur qu’en 1998, lorsque Bernard Lord est devenu chef du Parti progressiste-conservateur. Dès l’année suivante, celui-ci a pourtant remporté les élections avec la plus grande majorité de sièges de l’histoire de son parti, devenant à 33 ans le plus jeune premier ministre élu du Nouveau-Brunswick.

Aux élections de 2003, les progressistes-conservateurs virent leur campagne dérailler à cause d’une question d’assurance automobile. La grogne commença dans le nord pour s’étendre à l’ensemble de la province. Les libéraux saisirent la balle au bond et réussirent à faire du coût prohibitif de l’assurance la question primordiale.

Bernard Lord se maintint au pouvoir de justesse, avec un seul siège de majorité. Ainsi, Shawn Graham put exceptionnellement conserver le leadership du Parti libéral et se vit offrir la possibilité d’une revanche, une première dans l’histoire des libéraux. Il remporta la victoire avec trois sièges de majorité aux élections de 2006, même s’il obtint un peu moins de votes que les libéraux, devenant le 31e premier ministre du Nouveau-Brunswick. La défection de deux députés progressistes-conservateurs lui permit ensuite de consolider sa majorité.

Le jeune premier ministre s’entoura d’anciens conseillers de l’ère de Frank McKenna, dont l’ombre semblait toujours planer sur Fredericton. C’étaient ces mêmes conseillers qui devaient par la suite négocier la vente d’Énergie Nouveau-Brunswick à Hydro-Québec et qui étaient à bord de l’autobus rouge durant la campagne électorale. D’ailleurs, l’ancien premier ministre tenta de réparer les pots cassés lorsque la vente d’Énergie Nouveau-Brunswick tourna au désastre en publiant une lettre ouverte dans les journaux anglophones et francophones de la province pour vanter les mérites de cette entreprise. Rien n’y fit. Il ne put convaincre la population et prévenir le raz-de-marée des prochaines élections. Resta le seul espoir que la population n’ait pas la mémoire trop longue et qu’elle sache pardonner les erreurs d’un gouvernement qu’un ancien chef de cabinet de Louis Robichaud avait qualifié de « troupe d’amateurs sans talent ».

Shawn Graham a ainsi passé la campagne électorale à faire son mea culpa pour les décisions douteuses de son gouvernement. Il a voulu qu’on reconnaisse la valeur de ses initiatives, même si elles n’ont pas abouti. Il a demandé une deuxième chance, affirmant avoir appris de ses erreurs et promettant qu’il ferait mieux la prochaine fois. Peine perdue, l’électorat lui a brutalement donné son congé.

On sait maintenant que les partis politiques traditionnels au Nouveau-Brunswick ne peuvent plus compter sur une base électorale acquise d’avance. Cet électorat est de plus en plus volatil.

Le mandat unique du gouvernement Graham aura donc été synonyme d’une longue valse-hésitation, de revirements et d’improvisation. Des ministres ont quitté le navire avant le naufrage.

Pour sa part, le nouveau premier ministre David Alward a quatre ans pour faire ses preuves jusqu’au prochain rendez-vous électoral de l’automne de 2014. Il devra reprendre le contrôle de la dette galopante de la province et revenir à des budgets équilibrés. Il faudra qu’il donne une deuxième vie à Énergie Nouveau-Brunswick et voie à la remise en service de la centrale nucléaire de Point Lepreau, un projet qui accuse un sérieux retard. La population du Nouveau-Brunswick est vieillissante, et peu d’immigrants choisissent cette province pour s’y installer. Les coûts des services de santé continueront à croître à un rythme insoutenable, et des choix difficiles devront être faits.

Bref, la marge de manœuvre du gouvernement progressiste-conservateur est mince, et on sait maintenant que la population peut donner congé à un gouvernement après un seul mandat.

Photo: Shutterstock

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Roger Ouellette est professeur titulaire au Département de science politique à l’Université de Moncton.

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