Je conclurai seulement qu’à un prince, il est nécessaire d’avoir le peuple pour ami, autrement il n’a pas de remède dans l’adversité.

Nicolas Machiavel, Le prince

Les réalistes décrivent souvent la vie politique comme un espace dédié aux ambitieux qui cherchent à prendre le pouvoir puis à le conserver. Les « projets » politiques — programmes et plateformes — n’auraient d’autres objectifs que de faciliter cette ambition. Ils seraient fabriqués sur mesure en vue d’accroître la probabilité de gagner. Complètement instrumentalisé, le message serait donc au service du messager, dont la fonction de porter une idée relève davantage du jeu des apparences que de la réalité. La conséquence est souvent celle-ci : le politicien recalibre continuellement son discours. Plus affirmatif devant les militants, ou lors des courses au leadership, il se diluerait au fil d’une campagne électorale en vue de plaire aux franges les plus centristes et indécises. Suivre la « fortune du temps », telle était la maxime de Machiavel.

Une vision opposée, « idéaliste » dans sa logique, place au contraire le message au service d’un idéal, d’une mission. Dévoué, le politicien serait vidé de toute autre ambition que celle de faire avancer la « cause », elle-même considérée comme l’incarnation du « bien commun ». Porteur d’un projet connu et défini, qu’il devra appliquer une fois le pouvoir obtenu, le politicien devient dès lors un « éclaireur », un pédagogue, qui éduque une communauté en vue de son avancement. La conséquence est souvent celle-ci : le politicien persiste et signe. Il défend ses positions intégralement en limitant toute déviation. Cette vision tire ses racines autant chez Platon que chez Rousseau. De qui s’agit-il ? De l’idéologue, agissant selon la logique d’une idée, bien plus qu’en suivant les aléas des faits.

On le devine, la réalité fournit rarement une incarnation de ces deux archétypes. Si abstraits soient-ils, ces deux pôles permettent néanmoins d’éclairer la posture politique des leaders. Et si l’on devait évaluer la campagne fédérale de 2008 à l’aune de cette typologie, on pourrait d’emblée dire que les comportements de Stephen Harper comme ceux de Stéphane Dion ont relevé davantage de la deuxième attitude — celle des idéologues — que de la première.

Au Canada, rarement a-t-on vu les deux grands partis aussi démarqués sur l’axe gauche-droite : le parti conservateur au centre droit, avec des propos marqués et continus ; l’autre plus à gauche que jamais. Quand on compare la posture idéologique de Stephen Harper à celle de Brian Mulroney ou de Joe Clark, il ne fait pas de doute que l’actuel chef conservateur a offert un discours plus net, moins au centre, « plus à droite que jamais ». Et au cours de la campagne, il n’a pratiquement pas bronché. En matière d’économie — devant la crise —, de criminalité ou d’environnement, il a affiché une cohérence intellectuelle bien campée. Dans le cas des compressions de 45 millions de dollars dans le secteur culturel, un stratège conservateur, regrettant l’attitude de son parti, n’a pas hésité à dire : « On aurait dû […] attendre après les élections, mais pas en août, à un mois des élections. »

Quand on compare la posture idéologique de Stephen Harper à celle de Brian Mulroney ou de Joe Clark, il ne fait pas de doute que l’actuel chef conservateur a offert un discours plus net, moins au centre, « plus à droite que jamais ».

Quant aux libéraux, il en fut de même. Avec son Tournant vert, Stéphane Dion a fait une offre plus à gauche que jamais, du moins lorsqu’on fait la comparaison avec Jean Chrétien ou Paul Martin. Mais c’est aussi le cas en matière de lutte à la pauvreté ou de justice. N’a-t-il pas d’ailleurs invité à plus d’une reprise les électeurs à voter « progressiste » ? John Manley, ancien ministre libéral, n’a pas hésité à dire : « Si j’avais à critiquer Stéphane Dion, je dirais qu’il a entraîné le parti sur un terrain très encombré où peu de votes sont disponibles, c’est-à-dire à gauche. Ce n’est pas en se campant sur ce territoire qu’on gagne des élections. »

Un examen des scores des deux grands partis nous amène à croire que la stratégie de la polarisation idéologique a donné des résultats mitigés : certainement désastreux dans le cas des libéraux, qui se trouvent avec leur plus bas score de leur histoire puisqu’ils sont passés de 30 p. 100 en 2006 à 26 p. 100 en 2008, une perte de 850 000 voix.

Pour les conservateurs, le résultat est positif sans pour autant être emballant : concrètement, ils sont passés de 36 p. 100 en 2006 à 38 p. 100 en 2008. Le gouvernement conservateur minoritaire est certes plus solide qu’au lendemain de l’élection précédente — 143 sièges contre 124 —, mais les conservateurs ont perdu des points au Québec, en NouvelleÉcosse comme à Terre-Neuve où les politiques défendues ont heurté un mur. Les grandes villes comme Montréal et Toronto demeurent hostiles aux conservateurs. Symptôme que la formule idéologique ne provoque pas d’enthousiasme, le taux de participation — en deçà de 60 p. 100 en 2008 — a été un des plus bas de l’histoire canadienne. Preuve frappante : moins de Canadiens ont voté pour les conservateurs en 2008 (5 205 000) qu’en 2006 (5 374 000). Autre illustration, l’appréciation des chefs : ni la personnalité de Stéphane Dion ni celle de Stephen Harper n’ont suscité d’engouement. On a tantôt vu chez eux des « idéologues », des gens « froids », « rigides », « enfermés » dans une lecture partisane ou obsédés par une seule idée. En somme, cette polarisation idéologique ne s’est pas imposée comme une formule gagnante. Au milieu de la campagne, une enquête menée par IPSOS Reid était révélatrice : 55 p. 100 des gens se disaient d’accord avec l’énoncé suivant : « Stephen Harper est peut-être un leader fort, mais il n’est pas le genre de leader avec lequel je suis à l’aise. »

Les grandes villes comme Montréal et Toronto demeurent hostiles aux conservateurs.

La conception de la politique comme étant un lieu d’éducation et de conscientisation se heurte à des réalités fondamentales ; elle néglige une série d’attributs propres à la vie politique des démocraties actuelles. En fait, le message politique ne peut être transmis comme le message d’un pédagogue à ses étudiants, ni même comme un « message commercial ». Une campagne électorale impose trois grands filtres qui font en sorte que le message politique dévie, voire rebondit dans des directions inattendues. Très souvent, il atteint fort mal sa cible.

Le premier filtre est sans aucun doute l’ignorance des électeurs, souvent en corrélation avec le manque d’intérêt pour les affaires politiques.

Les recherches menées par Henry Milner ont démontré le faible niveau de connaissance politique chez les citoyens, chez les jeunes en particulier. Mais au-delà de toute une série de nuances qu’il faudrait établir en fonction de l’âge, du genre et du niveau d’instruction, un fait demeure : une importante proportion de citoyens abordent la campagne électorale en connaissant fort mal les acteurs et les enjeux. Un sondage Léger Marketing mené au début du mois de septembre 2008 auprès de la population québécoise fut particulièrement révélateur : 30 p. 100 des gens ignoraient le nom du chef du NPD, pourtant à la tête de sa formation depuis cinq ans ; 18 p. 100 ignoraient le nom du leader du Bloc québécois en poste depuis plus de dix ans. Pis encore, le Tournant vert au cœur de la plateforme libérale et pourtant dévoilé à la mi-juin n’était associé à ce parti que par 44 p. 100 des répondants ; c’est donc dire qu’en début de campagne, 56 p. 100 des répondants ne savaient de quoi il s’agissait.

En fait, l’a priori de la réception du message politique, s’il faut en trouver un, est le scepticisme et le cynisme. Alors que bien des recherches — celles de François Pétry et de Benoît Collette en particulier — ont démontré que les politiciens réalisaient au cours de leur mandat une bonne proportion des promesses qu’ils avaient faites en campagne électorale, 89 p. 100 des répondants disaient, au début septembre 2008, ne pas croire aux promesses électorales.

Évidemment, quand on touche aux enjeux internationaux, ou encore aux aspects budgétaires, on comprend que le niveau d’ignorance et de scepticisme soit encore plus grand. Il s’agit là sans nul doute d’un premier filtre : on écoute distraitement le message des politiciens et avec méfiance.

Pour briser le mur de l’indifférence et susciter l’adhésion, les partis politiques ont évidemment recours à des publicités, à des slogans et à des discours simplifiés. Ils doivent, selon l’expression du philosophe Weinstock, « rendre les choses complexes compréhensibles, les traduire en images et analogies parlantes qui vont permettre aux gens de saisir l’idée défendue ». Pour diffuser un message dans l’espace politique et médiatique, celui-ci doit être transformé en hyperboles en vue de frapper l’imaginaire du citoyen moyen — essentiellement l’indécis — jusque là inattentif aux affaires publiques. Mais ces procédés d’amplification peuvent aisément se retourner contre les messagers.

Pour briser le mur de l’indifférence et susciter l’adhésion, les partis politiques ont évidemment recours à des publicités, à des slogans et à des discours simplifiés.

De ce côté, il ne fait pas de doute que c’est le Tournant vert qui a été la principale pierre d’achoppement de la dernière campagne. Identifiée d’emblée — à la fois par les adversaires et par les médias — comme une politique « complexe », « incompréhensible », les libéraux n’ont pas été en mesure de faire passer leur message. Jusqu’à un certain point, les conservateurs n’ont pas été plus à même de véhiculer leur message ni leur bilan. Alors qu’ils avaient brillamment réussi en 2006 à offrir un message simple et clair, ils ont cette fois échoué.

À part l’espace politique, il y a peu d’autres domaines où le message d’un émetteur est à ce point bombardé et contredit par des émetteurs concurrents. Le propre de la vie politique démocratique est que chaque idée, chaque proposition fasse l’objet d’une attaque systématique. Les débats parlementaires officialisent cette procédure par des droits de réplique enchâssés dans les codes et les habitudes de la Chambre.

En campagne électorale, aussitôt dévoilés, les éléments des plate formes sont systématiquement critiqués par les adversaires, voire ridiculisés. Ainsi en at-il été de la plateforme conservatrice dévoilée à une semaine du vote, mais aussi de la plateforme libérale présentée au premier tiers de la campagne.

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La disposition des adversaires joue un grand rôle dans le jeu de la concurrence. Lors de la dernière campagne, les conservateurs étaient certes seuls à droite — ce qui était un avantage, mais du fait de cette position, ils étaient aussi l’objet de tirs convergents et simultanés des quatre autres formations. Les débats en français et en anglais ont ainsi donné au messager conservateur du fil à retordre parce que tous se liguaient littéralement contre lui. La formule de la mêlée, adoptée par le consortium et acceptée par les partis, a aussi fait en sorte que les quatre autres formations n’ont pas eu trop à souligner leurs oppositions. Il faut ajouter que deux des protagonistes du débat — le Bloc (en anglais) et les Verts (dans les deux langues) — n’avaient rien à perdre et pouvaient ainsi torpiller littéralement le message gouvernemental.

Bien sûr, les adversaires peuvent aussi provenir de l’extérieur de l’arène partisane. On a ainsi vu cette fois les artistes se coaliser contre les mesures gouvernementales et provoquer un contre-discours qui a marqué les deuxième et troisième semaines de cette campagne.

Et puis, pour des raisons multiples, les adversaires peuvent provenir des autres paliers de gouvernement. Au Québec, en vue de jouer sur la corde nationaliste et de court-circuiter les adéquistes qui appuyaient les conservateurs de Stephen Harper, Jean Charest s’est installé dans le camp des opposants du gouvernement Harper en formulant une liste de requêtes qui rejoignait le discours bloquiste. Le premier ministre ontarien, Dalton McGuinty, a montré une opposition presque aussi nette. Dans le cas du premier ministre de TerreNeuve, Danny Williams, l’opposition est devenue une fronde directe, marquée par une hostilité sans détour.

À tous ces adversaires, il faut bien sûr ajouter la presse — journalistes, chroniqueurs et éditorialistes — qui cherche des occasions de marquer des points au chapitre du tirage ou des cotes d’écoute. Dans les derniers jours de la campagne libérale, Stéphane Dion a été « victime » d’un journaliste du réseau CTV qui n’a pas hésité à montrer les ratés d’une entrevue, alors que le procédé d’édition dissimule généralement ces faux pas.

Ce type d’attaque n’a pas son pareil dans les autres domaines de la vie collective et privée. Qu’il s’agisse de lancements, d’ouvertures ou d’annonces dans des domaines aussi variés que ceux de l’économie, des réseaux caritatifs ou artistiques, les approches consensuelles l’emportent dans le traitement de la nouvelle. Même lorsqu’elles visent un même créneau, rarement les entreprises se livrent-elles de tels combats sur la place publique. La publicité négative relève essentiellement, sinon uniquement, de l’espace politique. Quant aux enseignants, il est quasi impossible que leurs messages pédagogiques soient l’objet d’une telle concurrence. Chacun sait combien autour d’une table, dans une rencontre informelle, dans un contexte familial, il est plus ardu de faire passer son message si quelqu’un à tout moment critique et transforme du coup le message que l’on tente de véhiculer. Connaissant d’ailleurs ces risques, plusieurs évitent les situations de confrontation et préfèrent se réfugier dans le silence.

Cependant, il y a plus encore. Le parti ainsi que les « amis » du parti peuvent aussi troubler le message. Dans une campagne électorale, les problèmes de communication proviennent souvent de l’intérieur de chacune des équipes ; 308 candidats et leur passé, des bénévoles, des militants sont autant d’émetteurs qui peuvent faire déraper une campagne ou la rendre inefficace, du moins quelques jours. Il y a aussi des problèmes techniques ou de logistique qui peuvent nuire au message. Il a ainsi fallu plusieurs jours pour que l’avion très polluant de Stéphane Dion cesse d’occulter le discours du chef. En 1997, le Bloc avait vu la presse concentrer son attention sur des problèmes anodins d’autobus ou de bonnet hygiénique. Cette fois, ce furent d’anciens députés du Bloc et du PQ — Jacques Brassard en tête — qui s’en sont pris à Gilles Duceppe. Bref, les tirs amis ont des effets redoutables.

Le NPD a aussi connu certains problèmes avec quelques-uns de ses candidats, mais les problèmes conservateurs ont davantage défrayé la manchette : publicités conservatrices de mauvais goût à l’endroit de Stéphane Dion ; directeur des communications obligé de démissionner après avoir prêté des intentions au père d’un soldat canadien mort en Afghanistan, etc. À quelques reprises, le chef a dû s’expliquer ou s’excuser. En 2006, des déclarations étonnantes de certains candidats avaient suscité de l’émoi. La diversité des émetteurs internes peut donc contribuer à perturber la transmission du message principal.

Au cours des dernières élections, l’approche des partis a été souvent de centraliser le message en vue de minimiser ces bruits contre-productifs. La conséquence a toutefois son envers : en faisant cela, les partis se privent d’une variété de visages qui auraient pu permettre de décliner différemment le message principal. Le monolithisme peut aussi laisser croire que l’équipe est inexistante ou étouffée par le chef (ce que les libéraux ont d’ailleurs dit des conservateurs). Par ailleurs, ce procédé peut aussi accroître la charge et l’épuisement du locuteur principal.

Quand on conjugue les effets de ces trois filtres qui modifient ou transforment le message initial de chacun des partis, il ne fait pas de doute que leur capacité à faire passer un message précis est hautement problématique. Le jeu des filtres peut, bien sûr, agir différemment d’une campagne à l’autre, de même que les effets de ceux-ci sur chacun des partis peuvent être très différents. La conséquence fondamentale est néanmoins analogue d’une campagne à l’autre : les élections ont l’allure d’une cabale cacophonique où les idées s’entremêlent et s’entrecoupent ; et elles sont en plus interprétées différemment par chaque électeur qui les assimile en fonction de ses caractéristiques socio-économiques et de sa propre posture. Qu’en reste-t-il au terme du processus ? Bien peu, du moins aux yeux des partisans d’une approche platonicienne, voués à l’« éducation du peuple ».

La seule rationalité ne pouvant présider au choix, l’électeur y ajoute des composantes émotionnelles.

Le message politique ne pouvant s’ordonner comme un exposé systématique dans une conférence scientifique, ni comme une prescription à des récepteurs attentifs — comme il en va dans un cabinet de médecin —, la tendance à faire prévaloir le contenant sur le contenu, le messager sur le message, l’attitude sur le propos, semble donc une façon de faire plus fiable que celle qui donne préséance au contenu, au message et aux idées. La seule rationalité ne pouvant présider au choix, l’électeur y ajoute des composantes émotionnelles. La confiance, l’expérience, l’assurance ou la sympathie qu’inspire un chef auront peut-être autant sinon plus de poids que ses idées.

Il n’est pas étonnant dans ce contexte que les partis — comme les électeurs — préfèrent se rabattre sur le choix d’un porteur de ballon. Le paradoxe communicationnel est donc celui-ci : autant les acteurs doivent initialement envisager un plan de match, autant ils doivent par la suite être en mesure d’en sortir, de s’adapter et de bifurquer selon les aléas de la campagne. Et c’est justement parce que ce double mouvement est hautement contradictoire que les campagnes sont des joutes éprouvantes pour les chefs et pour les équipes partisanes.

En examinant de près les résultats, on peut estimer que les libéraux et les conservateurs ont manqué de flexibilité et de ruse. À l’inverse, le Bloc québécois a su mettre de côté son objectif de souveraineté pour se réfugier dans un discours plus englobant. L’expérience du chef et la qualité de l’équipe ont joué un rôle certain, mais l’important était ailleurs : Gilles Duceppe s’en tire parce qu’il a su repositionner son parti sur l’échiquier politique. Celui-ci n’incarnant plus tellement la souveraineté comme en 1993 ou en 2004, mais la défense globale des intérêts du Québec, il a mis de l’avant un nationalisme flou, essentiellement défensif, axé sur la protection des « valeurs québécoises ». Au fil des semaines, le Bloc a retrouvé une large portion de son électorat en passant du souverainisme au nationalisme, une position moins exigeante, plus modérée, en lien avec la contraction de la cause souverainiste.

Ce rôle de rempart, de chien de garde, de vigile a été d’autant plus facile à tenir que le Bloc avait devant lui un parti conservateur figé dans des positions de droite.

Le tour de force de Gilles Duceppe a été de braquer toute l’attention médiatique sur les dernières politiques conservatrices en faisant vibrer les cordes de l’identité comme celles de l’indignation. Il a surtout été en mesure de banaliser, de faire carrément oublier ce que les conservateurs avaient fait, soit : la reconnaissance de la nation ; la résolution aux trois quarts du déséquilibre fiscal ; la libération du champ fiscal de deux points de TPS ; ainsi qu’une attitude d’ouverture dans plusieurs dossiers québécois — ouverture nettement plus grande que celle traditionnellement manifestée par les libéraux sous Jean Chrétien et Pierre Elliott Trudeau. Bien que très structurants à long terme, ces éléments semblent avoir été occultés par une myopie collective.

Selon la logique des dividendes politiques, les conservateurs auraient dû recueillir au Québec les fruits de cette posture décentralisatrice et provincialiste, mais la réponse finale fut tiède. Dans l’imaginaire des Québécois, l’impression de fermeture du chef conservateur — lors des débats en particulier — a hypothéqué grandement les gestes posés antérieurement. Et à bien calculer les votes et les sièges, il y a tout lieu de croire que cette rigidité a coûté au conservateur la douzaine de sièges manquants pour former un gouvernement majoritaire.

Le cas de l’élection canadienne constitue une belle occasion pour réfléchir à la logique des campagnes électorales. On peut bien se désoler dans certains milieux intellectuels de l’« absence d’un projet politique » unificateur — au Canada comme ailleurs. Mais est-ce possible qu’UNE idée s’impose ? Ceux qui avancent la tête haute, devant les foules postmodernes aux opinions très volatiles, en brandissant une idée précise, couplée à un agenda défini, ont davantage de probabilités de trébucher que de marquer des points et de prendre le pouvoir. Les électeurs examineront bien plus leur démarche et leur personnalité que la cohérence interne des idées brandies. En conséquence possible, les prosélytes idéologiques seront marginalisés au profit d’un leadership charismatique, combinant adéquatement raison et passion.

Dans le domaine des idées, ce sont Tony Blair et Bill Clinton qui, au début des années 1990, ont amorcé le procédé du méli-mélo, ou de la triangulation politique, en créant des combinaisons hétéroclites qui ont renouvelé et recentré leur parti respectif. Tout récemment, Barack Obama n’a-t-il pas cherché à convaincre l’électorat très chrétien de l’Amérique profonde, rompant avec la tradition de ses prédécesseurs démocrates, viscéralement hostiles à la combinaison politique et religion ? Ces discours n’ont-ils pas autant de vertus au registre du contenu qu’à celui du contenant, marqué par le lyrisme de l’espoir ? Nicolas Sarkozy, pourtant de droite, n’a-t-il pas court-circuité la gauche française en recrutant des vedettes socialistes comme Bernard Kouchner en vue de boucler son cabinet ? Bien plus, le même homme n’étonne-t-il pas à nouveau tout le monde en se présentant avec passion, devant l’Europe et le monde, comme le « réformateur du capitalisme », volant à la gauche traditionnelle l’occasion de repositionnement que constitue la crise financière actuelle ?

En somme, la dernière campagne canadienne a présenté l’allure d’un clivage gauche-droite plus net que jamais, trop froid ou trop sec, alors que tout semble concourir à rendre de plus en plus obsolète cette façon de faire de la politique ailleurs dans le monde.

Jean-Herman Guay
Jean-Herman Guay is a professor in the School of Applied Political Studies at the Université de Sherbrooke.

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