Si j’avais une critique à formuler à l’endroit de la réflexion qui est actuellement menée sur le Québec, ce serait de dire que cette réflexion est comme empêtrée dans des problématiques déphasées par rapport à la mouvance contemporaine de la collectivité québécoise. Ce serait de dire aussi que cette réflexion, qui n’a pas révisé ses postulats depuis un bon moment, s’engrossit de ses cer- titudes bien plus qu’elle se rafraîchit à l’aune de recherches originales. Loin de moi l’idée de prétendre qu’il ne se fait pas de recherche novatrice au Québec. C’est le contraire qui est vrai. Cela dit, parce que la pensée sur le Québec est inca- pable de s’exiler du paradigme qui la nourrit depuis des lus- tres : celui de l'(in)accomplissement national, il appert que les données récoltées à la suite d’exercices empiriques de recherche ont peu d’impact sur la formulation des grandes hypothèses à partir desquelles on tente de saisir le Québec d’aujourd’hui. C’est ainsi qu’une société qui s’élève échappe de plus en plus à une pensée qui s’engourdit dans ses convictions.

Dans ce court texte, j’aimerais présenter quelques grands titres relatifs à l’avenir à moyen terme du Québec. Disons que mes opinions se fondent sur la prise en compte de certaines ten- dances lourdes à l’œuvre au sein de la société et de la collectivité québécoises. J’ignore à quelle configuration plus ou moins cou- tumière ou surprenante de société ces tendances lourdes don- neront lieu. Elles me semblent porteuses d’un Québec tout à la fois semblable et différent de celui qui s’est épanoui durant les quarante dernières années. Mon espoir est que la pensée sur le Québec, qui a souvent du mal à s’exiler de la matrice nationali- taire pour aborder la question du Québec, prendra la mesure lucide de ces tendances lourdes pour en corriger les effets gênants ou en accompagner les effets régénérateurs.

Ce qui saute aux yeux, lorsqu’on observe l’évolution actuelle du Québec, c’est l’ampleur des déphasages spa- tiaux et sociaux qui pointent à l’horizon du devenir québé- cois. Sans en dresser la liste complète, voici ceux qui m’apparaissent les plus vifs.

Par suite des incidences de la mon- dialisation sur la formation des cités globales, d’une part, et de la volonté ferme du gouvernement du Québec de faire de Montréal l’aiguillon du posi- tionnement du Québec en tant que zone forte dans l’espace continental et international, d’autre part, la métro- pole du Québec et sa ceinture sont en train de consolider leur centralité dans l’espace socioéconomique québécois.

Avec la grande région de Toronto et celle d’Ottawa, la grande région de Montréal forme déjà l’une des arêtes du triangle économique de loin le plus dynamique au Canada, celui que le gouvernement fédéral, nonobstant ses obligations à l’égard de toutes les régions du pays, favorisera de plus en plus dans l’avenir en espérant qu’il ressorte, de cette emphase mise sur un espace fort de croissance, des retombées positives pour l’ensemble du pays. On peut d’ailleurs penser que, sous peu, le gouvernement fédéral considérera ouvertement les cités globales de Montréal et de Toronto comme des orchestrateurs essentiels de développement et des agents majeurs de gouvernance au Canada. Cette situa- tion aura des effets sentis sur l’éco- nomie politique du pays.

L’une des conséquences perverses de la centralité croissante du grand Montréal au Québec sera de confirmer les régions-ressources de la province dans leur statut de périphérie. On peut malheureusement penser que ces régions régresseront par rapport à leur situation présente, peut-être jusqu’à leur noyau dur dans certains cas.

Il n’y a pas de solution miracle pour raplomber ces régions. Bien que souhaitable peut-être, la gouvernance décentralisée n’offre pour elles aucune garantie de redémarrage, car les dynamismes de marché sont difficiles à contrarier. La polarité spatiale mar- quera structurellement le Québec à moyen terme. Il s’ensuivra, pour les habitants des régions, des inégalités d’accès aux services et aux ressources qui seront bien sër compensées par des transferts en argent. Mais la tendance rampante sera à l’effilochage relatif du territoire socioéconomique du Québec bien plus qu’à son intégration. Il ne fait aucun doute que l’effervescence régionaliste s’accroîtra prochainement dans la province.

Compte tenu des dynamismes qui l’habitent et l’animent, Montréal se distinguera de plus en plus des autres agglomérations québécoises au point que la formule « Montréal et le Reste du Québec » s’imposera dans l’inter- locution publique à court terme. La « montréalité » de Montréal s’affirmera au point de faire de la ville une espèce de « société distincte » comprenant la moitié de la population du Québec. À cet égard, mentionnons que Montréal dispose non seulement déjà des condi- tions objectives pour s’affirmer comme une communauté spécifiée de cultures au Québec, mais que ses habitants, s’identifiant très positivement à la métropole, assument subjectivement de plus en plus la configuration identi- taire globale spécifique de Montréal. De ce point de vue, les demandes courantes pour la défusion mont- réalaise apparaissent comme des luttes de clochers municipaux découlant de l’expression d’intérêts particuliers, sinon sectaires, bien plus que comme une remise en cause de la donne struc- turelle de la montréalité.

À Montréal, territoire socio- économique impulsé par les dynamismes d’affaires les plus puis- sants au Québec, le tissu social sera marqué par des polarités de destin individuel de plus en plus grandes à mesure que l’hypermodernité, d’une part, et que l’hypertechnologisation, d’autre part, imposeront leurs logiques. Plus la socioéconomie se complexifiera et plus le rythme de son évolution s’accélérera, plus la société larguera de gens. Les effets de ce délestage déjà commencé seront, pour un temps encore, compensés par la redistribution générale des revenus qui continue de se réaliser de manière assez efficace au sein de la société.

Par ailleurs, on peut penser que la retraite annoncée de milliers de baby boomers ”” retraite que plusieurs retarderont peut-être par suite des pénuries anticipées de main-d’œuvre spécialisée et des mauvais rendements de leurs investissements au cours des dernières années ”” favorisera l’ab- sorption, sur le marché du travail, de masses de gens qui autrement auraient croupi dans les franges de la société hyper- technologique.

Il n’en demeure pas moins que la polarité sociale mar- quera structurellement le Québec de demain et que le problème de la redistribution de la richesse collective, entre les « gagnants » et les « per- dants » du système, se posera avec acuité. Déjà, 100 p. 100 des impôts personnels sont assumés au Québec par 55 p. 100 des particuliers. Il s’agirait que la proportion des con- tribuables diminue de quelques points de pourcentage pour que le système actuel d’imposition commence à générer plus d’effets vicieux que vertueux et que certains principes forts de la société libérale québécoise soient remis en cause par les payeurs d’impôt pour qui le fardeau fiscal serait devenu trop lourd.

Sur le plan des identités collectives, la donne se bouleverse aussi. Parmi les traits saillants du nouveau paysage identitaire québécois, mentionnons les suivants.

Il se produit actuellement une con- solidation de la « distinction mont- réalaise » (ce que certains appellent ouvertement la montréalité) notamment fondée sur le caractère cosmopolite de la ville et sur sa prétention à se représenter et se repositionner comme cité globale branchée sur le monde.

Le Québec dans son ensemble et la région de Montréal en particulier sont marqués par la cohabitation sereine de tous les groupements culturels et lin- guistiques fondant et formant le tissu social québécois. Cette cohabitation sereine, qui prend tantôt la forme d’échanges interculturels désirés et tantôt la forme d’une indifférence courtoise envers l’« Autre », est favorisée par une pratique publique- ment soutenue de l’interculturalité qui s’arrime à une politique de la langue largement acceptée par la population.

Un bémol au sujet des rapports interculturels au Québec : l’intégration des autochtones à la société globale québécoise est un processus difficile qui exprime la tourmente dans la- quelle les autochtones se trouvent placés relativement à l’articulation heureuse et vertueuse de leur souvenir et de leur devenir, de leur tradition et de leur refondation dans l’hyper- modernité, avec et contre l’Autre non autochtone. Cela dit, la signature de l’entente connue sous le nom de « Paix des braves » ouvre possiblement une ère nouvelle de relations entre les autochtones et les non-autochtones.

Dans la métropole québécoise, on assiste à l’émergence d’un sentiment ou d’un positionnement identitaire complice, relativement à Montréal et à la montréalité surtout, entre les Québécois habitant la grande ville et ce, nonobstant leur appartenance cul- turelle ou linguistique particulière, si ce n’est leur allégeance politique. La figure du « Montréalais pure laine » (dixit Jack Jedwab), comme incarna- tion d’une identité métropolitaine focalisée, est-elle sur le point d’appa- raître dans la constellation des iden- tités collectives québécoises?

À l’échelle du Québec, on voit poindre la formation rampante et tran- quille d’une culture publique com- mune à laquelle adhèrent, depuis leur lieu culturel et social spécifique, la très, très grande majorité des Québécois mobilisés par des enjeux communs ou prochains. La formation de cette cul- ture publique commune favorise ce que l’on pourrait appeler le processus empirique d’intégration politique de la collectivité québécoise, processus que j’aime bien conceptualiser par l’expres- sion, laide mais éloquente, de « québé- cisation accrue du Québec », expression bien moins forte, tant sur le plan poli- tique que symbolique, que celle de « nation québécoise ».

Parallèlement à ce processus empirique d’intégration politique de la collectivité québécoise s’affirme, au sein de la société québécoise, un cer- tain nombre de tensions identitaires et politiques dont le potentiel de dissen- sion sociopolitique est réel. Ces ten- sions, plus ou moins fortes selon les circonstances, s’expriment entre les habitants des « zones centrales » et ceux des « zones périphériques », entre les « gagnants » et les « perdants » au sein du régime de l’hypermodernité, entre les « partisans des régulations autocentrées » et les « partisans des régulations mondialisées », entre les « travailleurs vulnérabilisés » et les « travailleurs protégés », entre les twen- tysomethings et les fiftysomethings. Patentes ou montantes, ces dissensions nourrissent le processus de centrifuga- tion de la collectivité québécoise.

De manière générale, la collecti- vité québécoise se (re)configure, sur le plan identitaire et social, voire poli- tique, dans le cadre de cette double dynamique d’intégration et de cen- trifugation qui la fait se spécifier comme collectivité globale au Canada et la rend sujette à des discordances internes dont on ne sait pas si elles se résorberont ou s’accentueront, à quel rythme et dans quelle direction.

Tout pronostic est évidemment périlleux en ce qui touche au rap- port Québec-Canada. Je me risque tout de même en cherchant à composer une équation à multiples variables.

Le poids démographique du Québec diminue dans l’ensemble canadien. Il s’agit d’un phénomène qui commence à engendrer des inci- dences économiques et politiques palpables et déplaisantes.

À l’instar de celui de la grande région de Toronto, le poids de la grande région de Montréal dans l’économie politique du Canada et dans la représen- tation symbolique du pays reste toute- fois majeur, s’il ne s’accroît pas.

Au total, le Québec et l’Ontario, notamment à cause du triangle économique Montréal-Toronto-Ottawa, forment le cœur du Canada et le trem- plin principal à partir duquel le pays peut espérer se positionner comme joueur important dans l’économie mondiale.

Tout en demeurant attachés au Canada, les non-francophones de Montréal développent un sentiment d’appartenance intense à l’égard de la métropole dont ils reconnaissent le caractère français mais dont ils savent aussi, compte tenu de l’intégration de Montréal dans les réseaux socio- économiques continentaux et mon- diaux, qu’elle ne peut pas ne pas s’afficher aussi en anglais.

Autrement dit ”” et cette situation est fort différente de celle qui prévalait il y a seulement vingt ans ”” les non- francophones de Montréal sont en train de développer un sentiment d’ap- partenance à la métropole qui rivalise avec celui qu’ils entretiennent à l’égard du Canada notamment. Ceux-ci voient de plus en plus le Canada par la lunette montréalaise ou depuis le lieu particulier de cette cité globale. Politiquement, cette donnée pourrait avoir un grand impact sur l’avenir du Québec, que ce soit en dehors ou au dedans de la fédération canadienne.

L’affirmationnisme québécois, qui exprime beaucoup de sentiments en meme temps et qui est investi, de la part des uns ou des autres, par un grand nombre d’attentes ou d’utopies concurrentes ou complémentaires (pro- vincialisme, régionalisme, nationalisme, autonomisme, souverainisme, etc.), ne s’affadira pas. La bivalence propre à l’affirmationnisme québécois : souveraineté et partenariat, sera, le cas échéant, sous un gouverne- ment libéral, davantage déplacée vers le pôle de la collaboration alors que, sous un gouvernement péquiste, dans la mesure où ce parti n’éclate pas bien sër, elle sera davantage orientée vers le pôle de l’autonomie. Fondamentalement, le PLQ et le PQ incarnent l’interface d’une même mouvance centriste et réformiste qui est au cœur de la tradition politique québécoise. C’est au creux de cette mou- vance que l’ADQ, à l’instar d’autres partis beaucoup plus marginaux sur la scène politique québécoise, n’a pu encore loger son programme.

L’indépendantisme, si l’on veut dire les choses clairement, ne disparaî- tra pas de l’horizon politique québécois. Rien n’indique pour le moment que ce projet attire suffisamment d’adhérents pour s’imposer à court terme. Quoi qu’il en soit, l’indépendantisme, comme position idéologique radicale, s’accorde mal avec la tradition politique des Québécois jusqu’à maintenant. Évidem- ment, le passé n’est à ce chapitre aucunement garant de l’avenir.

À mon sens, c’est sur la base du repositionnement heureux ou mal- heureux de Montréal dans l’économie politique du Canada et de l’Amérique du Nord que les Québécois (ré)envi- sageront le lien qui, sur le plan poli- tique et symbolique, les réunit à l’ensemble canadien. Si ce reposition- nement est heureux et que les Québécois considèrent qu’ils par- ticipent de ce fait à l’économie poli- tique du Canada dans une position de leader, ils estimeront que le projet de la canadianité (à distinguer de celui de la canadienneté) est de nouveau réali- sable. (Fait à noter, ce pari est précisé- ment celui qui anime le PLQ sous la gouverne de Jean Charest). Si ce repo- sitionnement est au contraire mal- heureux, les Québécois écouteront de nouveau les sirènes souverainistes et succomberont peut-être au beau risque… de l’in(ter)dépendance.

Le rapport des Québécois à la question nationale est un sujet délicat. On me permettra d’exprimer quelques idées sur un mode cru plutôt que raffiné en partant d’une critique devenue nécessaire.

La « question nationale », comme point de départ et d’arrivée de la pen- sée québécoise, est un carcan qui entrave la capacité des penseurs de la condition québécoise de redécouvrir l’histoire et l’actualité du Québec sous un jour qui soit compatible avec la complexité constitutive de cette société et de cette collectivité.

Est-il possible de penser la complication québécoise en dehors du para- digme nationalitaire? Est-il possible d’envisager le devenir de la collectivité québécoise sans tout ramener à la question nationale ou sans faire de celle-ci la matrice fondamentale de tous les maux qui marquent, et de toutes les possibilités qui s’offrent, au Québec? Ma réponse est un retentis- sant OUI. Je crois d’ailleurs que de con- tinuer à « recharger la matrice nationale », comme certains penseurs le font allègrement en considérant qu’il ne peut être d’autre pensée perti- nente pour le Québec, est un frein au renouvellement des problématiques et des études portant sur le Québec. Le pire scénario qui pourrait arriver, c’est que ceux qui se croient dépositaires de la plus juste perspective et de la « meilleure bonne nouvelle » pour le Québec et les Québécois découragent ceux qui s’avisent de reposer la ques- tion du Québec en dehors de la matrice nationalitaire, notamment les plus jeunes chercheurs ou penseurs, ceux qui jouent leurs billes, quitte ou double, à chaque texte qu’ils rédigent et publient.

Pour comprendre l’« énigme québécoise », il est essentiel de penser la complexité nationale au Québec dans les termes où elle s’est historique- ment déployée et continue très large- ment de se manifester.

Ma vision des choses est la suivante : l’intention et l’ambition nationales traversent l’aventure québécoise depuis un bon moment déjà. Cela dit, cette intention et cette ambition nationale se sont his- toriquement incarnées dans des projets politiques qui n’ont jamais été uniques et univoques, mais toujours pluriels et plurivoques. Surtout, les projets de type nationalitaire n’ont jamais occupé seuls le terrain des aspirations des Québécois à un mieux-être collectif. Il en est de même aujourd’hui. Si, à n’en pas douter, le désir nationaliste enflamme à temps plein une partie des Québécois, il serait exagéré de préten- dre que ce désir, avec ses attendus et ses conséquences, constitue le dénomina- teur commun ou l’horizon con- vergeant de tous les Québécois. Quant au concept de « nation québécoise », employé comme méta-représentation à laquelle sont réputés adhérés, en assumant son sens politique fort et sa téléologie implicite, tous les Québécois, il me semble particulièrement fragile pour saisir le sentiment d’appartenance à la collectivité et à la recherche de complétude collective qui animent effectivement la très, très grande majorité des Québécois.

À mon sens, pour cerner la mou- vance québécoise contemporaine et pour se situer au cœur de ce qu’est le Québec comme collectivité réelle et non pas simplement imaginée ou espérée, il faut adopter une approche lucide qui accueille la complexité des choses au lieu de la refuser. Dans le cas du Québec, cette lucidité consiste à reconnaître que le Nous Québécois est problématique plutôt qu’axiomatique ”” une situation qui, frustrante aux yeux de certains, n’est absolument pas préjudiciable à l’essor d’une société dont le parcours reste enviable à plus d’un titre.

Ce qui est constitutif du Québec contemporain, c’est l’ambivalence des allégeances politiques des uns et des autres ; ce sont les formes d’actualisa- tion identitaires qui surviennent entre groupements par référence vivant en régime de cohabitation sereine et n’aliénant pas leur patrimoine his- torique dans l’échange ; ce sont aussi les tensions, proximités distantes et inter- dépendances contraintes qui relient entre eux les acteurs sociaux dans une situation générale d’agrégation socié- tale qui fait tout au même titre qu’une sculpture mobile d’Alexander Calder fait tout. Autrement dit, la convergence et la discordance forment le lot para- doxal de l’évolution sociale et politique du Québec ; le tout québécois, qu’il soit national ou autre, ne subsume pas les parties qui le constituent et provoquent plein de dissonances en son sein ; la présence de forces centrifuges et de forces centripètes est effective en même temps dans l’espace sociopolitique québécois ; ces forces se fréquentent et négocient leurs espaces respectifs de rotation avec et contre des forces sem- blables et différentes, concurrentes et complémentaires ; etc.

Pour saisir la mouvance globale capricieuse du Québec, il est nécessaire d’avoir recours à plusieurs concepts dont le niveau d’adéquation à la réalité observable sera d’autant plus grand que ces concepts seront moins impé- rialistes ou tyranniques à l’égard des mondes vécus des acteurs. Pour saisir la réalité québécoise dans son expres- sion la plus large et la plus respectueuse de sa diversité constitu- tive, je préfère ainsi les concepts de collectivité québécoise et de société québécoise à celui de nation québé- coise. On dira qu’il s’agit d’une démission conceptuelle. Je réponds que non, que le défi est précisément de sortir de la « commission nationalitaire ». J’ajouterai que l’emploi des concepts de collectivité et de société québécoise permet de saisir positivement plusieurs des ambivalences structurantes du devenir québécois actuel alors meme que le concept de nation québécoise ne le permet pas, la faiblesse théorique de ce concept se traduisant d’ailleurs souvent, chez ses usagers, par une frus- tration politique mal contenue contre ceux qui « pensent croche » ou « votent mal ».

Quelles sont les ambivalences structurantes de la collectivité québécoise à l’heure actuelle? Elles sont nombreuses. J’en identifierai quelques-unes seulement.

Mentionnons d’abord cette volonté des Québécois de faire du Québec leur pays, voire leur patrie, sans pour autant cesser d’être à l’intérieur du Canada, une intégration toutefois désirée à l’aune de l’idée et de la vision de la canadianité plutôt qu’à celles de la canadienneté. Pour faire image rapide, disons que le projet de la cana- dianité fut au cœur de la démarche politique de tous les gouvernements au Québec depuis au moins la Révolution tranquille, que ces gou- vernements soient libéraux, unionistes ou péquistes (une exception notable à cette constante : le gouvernement dirigé par Jacques Parizeau). La cana- dienneté fut clairement le projet de Pierre Trudeau et ses épigones au PLC.

Mentionnons également cette volonté de tous les Québécois de par- ticiper à la construction au présent d’une société québécoise et cana- dienne aussi juste et efficace que possi- ble, mais sans être embrigadés dans un projet sociétal et national trop exigeant en termes de participation civique, d’allégeance politique ou de connivence idéologique, que ce projet soit canadien ou québécois.

Mentionnons, troisièmement, la volonté des Québécois de s’ouvrir à l’Autre et à l’Ailleurs, mais sans se per- dre dans la migrance et sans non plus transformer leur relation d’altérité ou d’« ailleurité » en un prétexte pour se mouvoir dans un hors-lieu spatio- temporel ou pour s’exiler dans les limbes de l’« ab-sens » identitaire.

Parmi les ambivalences struc- turantes de la collectivité québécoise, mentionnons enfin cette volonté des Québécois de se refonder collective- ment mais pas au prix, semble-t-il, d’une perte de leurs privilèges, de leurs acquis, de leur confort nord-américain, de leur patri- moine et de ce qu’ils ont aussi construit historiquement, à savoir l’ensemble canadien.

Toutes ces ambivalences, je le précise, n’ont rien à voir avec quelque « essence québécoise ». Elles n’expriment pas non plus ”” en tout cas je me garderais bien de dire pareille chose ””une quelconque « lâcheté politique », sorte de refus de se prendre en main, d’assumer sa téléologie nationale ou d’affronter son destin historique. Le fait est que les Québécois ont toujours été ouverts aux possibles que les contin- gences de l’histoire ouvraient devant eux. Par leurs luttes, ils se sont égale- ment donné des marges de manœuvre plus ou moins grandes à l’intérieur de ces possibles. Historiquement, il appert que les Québécois ”” et avant eux les Canadiens français du Québec, notam- ment ”” ont refusé la perspective de l’as- similation, sorte d’« exodigestion » dans l’Autre et dans l’Ailleurs, tout autant que celle du retranchement, sorte d’« autoingestion » dans le Soi et l’Ici. À l’évidence, les Québécois exècrent les pôles. Faut-il conclure que leurs tropiques sont tristes?

Aux yeux de plusieurs analystes, les ambivalences dans lesquelles les Québécois se projettent et construisent leur devenir sont le signe d’une aliéna- tion, le fruit de 250 ans de colonia- lisme. Si les Québécois étaient instruits correctement de leur cause, ajoutent ces analystes, ils sortiraient de la con- dition dans laquelle ils se vautrent en ignorante conscience.

Outre que la thèse de l’aliénation a ses limites, on peut penser, depuis le temps qu’elle circule dans l’espace public québécois, qu’elle est non seule- ment connue de tous, mais que si les Québécois continuent de pratiquer la polyallégeance qui les maintient soi- disant dans un état de survivance ou d’empêchement structurel, c’est qu’ils ne sont pas seulement aliénés, mais stupides ! Puisqu’il serait douteux de soutenir pareille perspective, mieux vaut à l’évidence abandonner la thèse de l’aliénation collective, qui a ses va- riantes anciennes et nouvelles, et voir ailleurs. Peut-être du côté de la gamme limitée des options qui se sont ouvertes historiquement, et qui se posent encore aujourd’hui, à un groupement et une petite collectivité dans le contexte des rivalités entre grandes puissances, de la structuration économique et politique de l’Amérique du Nord, et des joutes con- temporaines entre grands ensembles dans notre monde complexe.

Entre la fusion et l’excentration, il semble que les Québécois aient, jusqu’à maintenant tout au moins, opté pour une espèce de centrisme exprimant la ligne politique du risqué calculé. À défaut de vouloir faire avec, on peut penser que les analystes devraient au moins prendre acte de cette orientation.

Ceux qui, au cours des quarante dernières années, ont contribué à transformer le Québec dans la mesure que l’on sait ”” et il faut louer ces gens pour le travail accompli plutôt que les dénigrer ”” semblent avoir du mal à reconnaître le « petit » qu’ils ont aidé à s’épanouir et qui, prenant de l’élan, a grandi au point de ne plus pouvoir (ou vouloir?) revêtir les habits dans lesquels ses tuteurs l’imaginaient si beau. C’est ainsi qu’au lieu d’apprécier l’évolution et l’émancipation du Québec et des Québécois, ces gens préfèrent pleurer l’éternelle hésitation de leur fille ”” la « Nation québé- coise » ”” à s’engager dans la seule voie qu’ils savent bonne pour elle et malgré elle. Une rengaine entendue…

Le Québec d’aujourd’hui ne peut plus être saisi à partir du répertoire de concepts, désormais datés, avec lequel on envisageait son expérience his- torique et pronostiquait son devenir au début des années 1960. Il est clair qu’à court terme la recherche québécoise devra de nouveau se donner les moyens d’affronter des objets qu’elle ne voyait plus ou voyait mal dans son pare-brise, aveuglée qu’elle était par la brillance du soleil national, lequel, occupant tout l’horizon du regard, annonçait des lendemains radieux.

Si un nouveau Canada s’est élevé au cours des deux dernières décennies (cf. la série d’articles publiés dans le Globe & Mail à l’été 2003), la même chose peut être dite à propos du Québec. Encore faut-il se donner les moyens intellectuels d’accueillir ce Québec dans ce qu’il est plutôt que dans ce que l’on aurait voulu qu’il soit.

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