Le 19 octobre 2002, l’adoption du Traité de Nice par voie référendaire a marqué le début d’une nouvelle étape pour l’Europe. L’Irlande ajoutait sa voix, la dernière il est vrai, au mouvement d’élargissement de l’Union européenne à un ensemble de pays dont Chypre, l’Estonie, la Hongrie, la Latvie, la Lituanie, Malte, la Pologne, la Slovaquie, la Slovénie et la Tchéquie. Au moment de la parution de cet article, les nouveaux traits d’accession des pays candidats auront tous été élaborés.Ceux-ci auront aussi été adoptés par voie référendaire dans la plupart des pays candidats. Enfin, le 1er mai 2004, les dix devraient faire leur entrée officielle au sein de l’Union européenne, juste à temps pour prendre part aux élections du Parlement européen. Les pays candidats seront également appelés à participer à une conférence intergouvernementale prévue en 2004. En juin 2003, une Constitution pour l’Europe a été déposée auprès des états membres qui, au cours de l’année, débattront de son contenu. Des référendums suivront.

Ce texte porte sur la campagne référendaire qui a eu lieu en Irlande à l’automne 2002 en vue de la ratification du Traité de Nice. L’électorat irlandais avait déjà dit non une première fois au traité au mois de juin 2001. Ce non soulevait plusieurs questions. Était-il symptomatique d’un repli ou d’un sentiment anti-européen? Au mois de mai 2002, une fois revenu au pouvoir, le Premier ministre du pays, Bertie Ahern, leader du Fianna Fail, profita de sa victoire électorale pour annoncer la tenue d’un deuxième référendum. Le sort de l’Union européenne résidait dorénavant dans les mains de l’Irlande.

Le deuxième référendum irlandais a marqué, notamment en Irlande, le début d’une réflexion importante sur la question de la participation populaire au débat démocratique. De fait, le premier non irlandais devait être compris comme un signal important de la part de la population aux élus du pays. Les Irlandais avaient été pris pour acquis. En réaction, la population a tout simplement choisi de ne pas voter. Ainsi, le deuxième débat référendaire ne porterait pas que sur le Traité de Nice mais également sur la valorisation du débat public et de l’activité citoyenne. Le premier référendum constituait aussi un avertissement à tous ceux qui croyaient que l’élargissement de l’Union était inévitable. Le comportement de l’électorat irlandais obligeait les élus du pays à prendre le bâton du pèlerin et à dialoguer avec l’électorat jusqu’au jour du vote. Seront-ils aussi diligents lors des débats sur la nouvelle Constitution européenne? Ces questions ne peuvent laisser les Canadiens et les Québécois indifférents.

L’Union européenne n’en est pas à son premier élargissement. Depuis 1954, elle a été modifiée à quatre reprises. Dès 1957, les six membres de l’Union, l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas, lançaient un appel aux autres nations de l’Europe à se joindre à eux. En 1961, les premiers candidats, le Danemark, l’Irlande et le Royaume-Uni, répondaient à l’appel. En 1973, les trois faisaient leur entrée au sein de l’Union. En 1981, la Grèce rejoignait les rangs de l’Union suivie, en 1986, de l’Espagne et du Portugal. En 1990, l’Union s’est élargie de l’intérieur suite à la réunification de l’Allemagne suivie, en 1995, de l’Autriche, la Finlande et la Suède, des pays neutres sur le plan militaire, à l’instar de l’Irlande.

À la différence des élargissements antérieurs, voilà qu’en 2004 dix pays sur douze (la Bulgarie et la Roumanie devront attendre) franchiront la porte de l’Union en même temps. La Turquie frappe également à la porte mais devra attendre. Des conditions d’entrée avaient été fixées dès 1993, à la suite de l’adoption des critères de Copenhague : se doter d’institutions stables garantissant la démocratie, le respect de la règle de droit et la protection des minorités ; avoir des économies de marché suffisamment fortes pour rivaliser avec les forces du marché au sein de l’Union ; accepter les obligations qui leur incombent en tant que membres de l’Union incluant leur adhésion à ses objectifs politiques, économiques et monétaires.

En 1997, un premier traité abordant le problème des institutions était adopté à Amsterdam et ratifié la même année par l’ensemble des pays de l’Union. Au mois de décembre 2000, lors d’une conférence intergouvernementale à Nice, les leaders approfondissaient cette même réforme en déterminant un train de mesures devant présider à l’élargissement. Sans avoir été incorporée dans le traité, une Charte des droits fondamentaux explicite les droits et les valeurs au cœur du concept d’une Europe sociale. Une déclaration porte également sur le besoin d’un débat sur l’avenir de l’Union européenne. Une Convention sous la présidence de Valérie Giscard d’Estaing a également été mise sur pied afin de préparer une nouvelle constitution pour l’Europe. Celle-ci comprendra des propositions sur la division des pouvoirs entre les États membres et l’Union, la simplification des instruments légaux et autres utilisés par l’Union, la démocratie, la transparence et l’efficacité de l’Union. Enfin, le traité porte sur la taille de la Commission, le nombre de votes détenus par chaque pays au Conseil des ministres et le nombre de députés au Parlement européen dorénavant limité à 732. En principe, le droit à deux commissaires par pays sera remplacé par un système de rotation et les grands pays auront plus de votes au Conseil des ministres. Toutefois, il se peut que la nouvelle constitution européenne supplante certaines dispositions du Traité de Nice.

Quelle que soit l’issue, le traité demeure un document original, notamment en raison de la pratique de la majorité qualifiée qu’il incarne et dont il a fait un épicentre. Celle-ci constitue un système d’équilibrage des votes selon trois vecteurs : 74 p. 100 du poids des votes, le vote de la majorité des États membres et un vote qui représente 62 p. 100 de la population de l’Union. Cette dernière est évaluée à 376 millions d’habitants et celle des pays candidats à 105 millions, soit 28 p. 100. Le tableau ci-dessous donne un aperçu de l’équilibre des votes au sein de l’Union européenne.

Bref, la majorité qualifiée constitue un système complexe de poids et de contrepoids qui ne doit pas désavantager les grands sans pour cela enlever toute capacité de négocier et d’influence aux petits. Pour l’instant, le Conseil des ministres décide à l’unanimité ou à la majorité qualifiée. Or, plus il y a de membres, plus il est difficile de prendre une décision à l’unanimité, ce qui rend plus attrayant le système à majorité qualifiée. L’Union aurait pu adopter le principe de la double majorité, beaucoup plus simple que celui de la majorité qualifiée. Or, le cas échéant, la France aurait perdu des votes au profit de l’Allemagne. Aussi bien dire que l’art de l’équilibre exige de tenir compte de tous les rapports de force existants entre les pays, en particulier entre l’Allemagne et la France et non uniquement entre les grands et les petits. En d’autres mots, la procédure de la majorité qualifiée sert aussi à protéger les plus grands pays les uns des autres au sein d’une Europe élargie, sans pour cela enlever tout pouvoir d’influence aux petits pays.

La notion d’équilibre n’est donc pas synonyme de symétrie, mais elle ne doit pas correspondre à une perte de souveraineté, en particulier pour les petits pays. La mise en commun de la souveraineté nationale doit plutôt servir de tremplin aux petits pays pour une plus grande participation à la prise de décision sans pour cela tenir les grands en otages. D’où l’idée que les petits états doivent apprendre à être astucieux.

L’Irlande a rejoint les rangs de l’Union européenne en 1973. L’entrée du pays a été approuvée par voie référendaire en 1972. L’appui à l’Union a été massif. Qui plus est, les Irlandais sont fiers de dire qu’ils ont contribué à l’édification de l’Europe sociale, le premier programme ayant été conçu en 1974 sous la direction de l’Irlandais Patrick Hillery (1973-1976). Padraig Flynn (1993-1999) a aussi été responsable du même dossier. En 2002, le pays avait 15 députés siégeant au Parlement européen (voir le tableau 1). Des 20 membres constituant la Commission européenne, l’Irlande a un commissaire, David Byrne, ancien solliciteur général. Un Irlandais siège aussi à la Cour européenne de justice, Fidelma O’Kelley-Macken. En 1998, un sondage réalisé par la Commission européenne révélait que 85 p. 100 de la population irlandaise considérait avoir bénéficié de la participation du pays à l’Union comparativement à 27 p. 100 pour la Suède et 37 p. 100 pour le Royaume-Uni qui détiennent les pourcentages de satisfaction les plus bas. Par contre, le même sondage indiquait une pauvre connaissance des institutions européennes.

Les avantages de l’Union européenne pour l’Irlande semblent nombreux : l’accès à des subventions dans le domaine agraire, l’octroi de fonds structurels pour les travaux d’infrastructures et la participation des pays aux programmes universitaires Eramus et Socrate. L’on tient également pour acquis que le boom économique de l’Irlande a été rendu possible grâce à sa participation à l’Union européenne. Grâce à l’entrée de l’Irlande au sein de l’Union, c’est tout un marché interne européen qui est devenu accessible aux entreprises irlandaises. La participation du pays à l’Union lui a permis de ne plus dépendre de la Grande-Bretagne. Ses exportations vers ce pays passaient de 75 p. 100 en 1960 à 22 p. 100 en 2001.

Une question bien débattue lors du dernier référendum a été celle de la neutralité militaire de l’Irlande. Rappelons que deux dispositions du Traité de Nice portent sur la politique étrangère et la sécurité commune, les articles 17 et 25. Celles-ci servent à formaliser les développements institutionnels depuis le Traité d’Amsterdam et à donner une base légale au comité existant sur la sécurité européenne. Ces dispositions confirment que l’Irlande n’a pas à prendre part à une alliance militaire mais qu’elle peut s’engager dans des activités de maintien de la paix. Avec l’Autriche, la Finlande et la Suède, l’Irlande n’est pas membre de l’OTAN et elle n’est pas liée par un projet de défense mutuelle. À la suite du premier référendum, deux déclarations ont été ajoutées au traité afin de rappeler la politique de neutralité militaire du pays. Dans le cas d’une participation à la politique de défense commune de l’Union, le gouvernement irlandais indique qu’il demandera à l’électorat de se prononcer sur la question afin de supprimer ou d’amender la disposition de la Constitution du pays portant sur la neutralité.

L’Irlande a rejeté le Traité de Nice une première fois au mois de juin 2001. Le vote a été très serré : 46 p. 100 pour le oui et 54 p. 100 pour le non. Toutefois, seulement 35 p. 100 de la population en âge de voter avait exercé son droit, comparativement à 53 p. 100 lors du référendum portant sur l’Entente du Vendredi Saint. En 2001, seulement deux comtés avaient voté en faveur du traité, ceux de Dun Laoghaire et de Dublin Sud. Pourtant les sondages indiquaient que le oui était en avance sur le non. La question de l’élargissement ne présentait donc aucun défi particulier pour les élus.

Or, le premier non irlandais au Traité de Nice révéla l’existence d’un écart important entre les citoyens et les élites engagées dans le processus d’intégration européenne. Le gouvernement avait laissé les tenants du non occuper tout le terrain. Son slogan, Vote no for what you don’t know!, était très évocateur. L’enjeu était clair. Pourquoi voter sur une question dont on ne connaît pas les enjeux?

Le deuxième référendum allait être géré différemment. Présidé par le sénateur Maurice Hayes, un Forum national reçut le mandat de jouer un rôle d’animateur du débat. Non seulement devait-il présenter les différents points de vue existants, mais il devait également favoriser l’effort de mobilisation démocratique. Ainsi, le Forum obligea les élus à se mobiliser et à mener une véritable campagne référendaire. Les leaders des principaux partis politiques, le Fianna Fail (parti au pouvoir), les Progressive Democrats (parti de coalition avec le FF), le Fine Gael (parti d’opposition officielle) et le Labour se sont constitués en une coalition pour le oui ; les responsables des Verts, du Sinn Fein et quelques socialistes ont été les principaux tenants du non.

Le débat fut passionné et passionnant. L’Irlande a posé la question de l’Europe de façon inédite sous la forme d’un dialogue entre les élites et les citoyens sur le thème de l’importance de la vie politique et du débat public.

Un des grands enjeux de la campagne était d’inciter les gens à aller voter et de leur expliquer les détails et les défis de la vie politique européenne. En pratique, en plus de déplacer le jour de scrutin du jeudi au samedi, le camp du oui décida de cibler les agriculteurs, les classes moyennes et les baby-boomers car ils étaient les plus favorables à l’Europe. Les femmes ont également été une catégorie cible car elles représentaient le groupe d’indécis le plus nombreux. Quant aux 18 à 24 ans, ils étaient identifiés au camp du non.

La campagne dura un mois. Les politiciens n’ont pas joué la carte partisane, choisissant plutôt de placer la question de l’élargissement de l’Union au-delà des intérêts de leurs partis politiques. Le premier sondage dévoilé dans les journaux le 28 septembre 2002 révélait que le oui était en avance avec 37 p. 100 contre 28 p. 100 pour le non. Par contre, le pourcentage d’indécis était aussi très élevé, soit 32 p. 100. Il y avait également un lien très fort entre ceux qui se déclaraient en faveur ou contre le traité et leur degré de satisfaction de la performance du gouvernement. Enfin, le sondage révélait que 44 p. 100 de la population croyait que l’élargissement de l’Union allait donner lieu à un raz-de-marée d’immigrants en Irlande. Par contre, il indiquait aussi que 74 p. 100 considérait qu’il fallait également donner une chance aux autres pays. De plus, 50 p. 100 de la population croyait que le traité était nécessaire afin de ne pas perdre les investissements étrangers déjà existants en Irlande.

Le oui l’emporta haut la main (66,4 p. 100 contre 33, 5 p. 100) mais il faut comprendre que les élus ont fait campagne sans relâche. Les dépenses encourues ont été substantiellement plus élevées que lors du premier référendum. En fin de campagne, le Fianna Fail avait dépensé 500 000 euros, soit huit fois de plus que lors du premier référendum. En tout, le camp du oui a dépensé 1,68 million d’euros comparativement à 170 500 dans le camp du non.

Le taux de participation a été de 49,47 p. 100, un chiffre qui a dépassé les attentes de tous, incluant celles des médias et des experts de l’opinion publique. Le oui est venu principalement des comtés du Sud avec Dun Laoghaire (73 p. 100) et Dublin Sud (72 p. 100) en tête et l’a emporté dans toutes les circonscriptions du pays incluant les comtés dominés par le Sinn Fein. Par contre, il ne faut pas sous-estimer l’importance du non étant donné qu’un électeur sur trois a voté contre le traité. De plus, le 22 octobre 2002, trois jours après le référendum, le Irish Times présentait les résultats d’un sondage qui indiquait que les Européens appuyaient timidement, soit à 50 p. 100, l’Europe élargie.

Les commentateurs irlandais ont vite fait d’en appeler à un nouveau débat sur l’Europe en préparation du référendum de 2004. Fiers des enseignements de la dernière campagne en matière de démocratie, ils ont invité la classe politique à faire de l’Irlande le leader des petites nations dans le débat sur l’Europe. Ils ont exhorté les élus à s’intéresser dès maintenant à la question afin de ne pas tout laisser le contrôle du débat dans les mains de la France, de l’Allemagne ou de la Grande-Bretagne. Selon les réactions des médias irlandais, il semble que le pays se débrouille bien dans les négociations en cours au sein de la Convention. Le Irish Times rapportait récemment que Pat Cox, un Irlandais et le président du Parlement européen, était devenu le chouchou de Paris.

Le dialogue entre les élites et l’ensemble des citoyens qui a été vécu en Irlande se poursuivra-t-il lors des débats sur le projet d’une nouvelle Constitution européenne? Le processus qui a été mis en place lors du deuxième référendum a été efficace et devra être repris en vue des débats qui s’annoncent. Qui plus est, à la différence du Canada, nul besoin d’opinions savantes afin de déterminer si les majorités seront suffisantes et si les questions seront claires. En ce sens, le Traité de Nice a constitué un contre-exemple de la façon canadienne de se représenter le débat public où la notion de citoyen y paraît d’ailleurs de plus en plus difficile à saisir.

Le débat en cours sur l’intégration européenne peut faire rêver tous ceux qui aspirent à un fédéralisme plus asymétrique et audacieux au Canada. En s’ouvrant plus que jamais à la diversité, l’Europe a choisi de revoir l’organisation du pouvoir entre ses états membres, de procéder à son élargissement et de se donner de nouvelles institutions fondées sur la mise en commun de la souveraineté. Un tel projet peut paraître ambitieux mais en pratique il a suscité un renouveau de la collaboration et de l’art de la négociation entre les différents états membres.

Malgré sa petite taille, depuis 1973, l’Irlande a participé à ce mouvement et n’a eu d’autre choix que de faire preuve d’astuce. Le défi de l’Irlande comme des autres pays est dorénavant de s’assurer que les citoyens ne perdent pas de vue l’importance et la nature des enjeux en cours dans le cadre des débats sur la Constitution européenne. La valorisation de la vie politique constitue un enjeu de tous les jours et les élus ont le devoir d’encourager les citoyens à participer au débat public. Espérons que les Irlandais et les Européens ne seront pas aussi prônes que les Canadiens à la fatigue constitutionnelle. De toute évidence, la vieille Europe semble drôlement plus dynamique que la jeune « nation » canadienne.

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