Loin du cliché plein de forêts, de plaines et de prairies qu’on s’en fait, le Canada est un pays foncièrement urbain. Tout près de 70 % de la population habite dans une agglomération urbaine. Plus de 90 % de la croissance démographique se concentre dans ces mêmes régions métropolitaines. Si bien que le Canada se classe tout en haut des pays les plus urbanisés de la planète.

Et pourtant, que ce soit Montréal, Toronto, Calgary ou Ottawa, elles sont toutes négligées par les partis fédéraux et provinciaux. Elles sont toutes désavantagées par les cartes électorales. Elles sont toutes soumises par leur province à un régime fiscal qui date de l’époque des calèches. Elles sont toutes reléguées au rang de vulgaires « créatures » soumises aux diktats et aux humeurs des élus des paliers supérieurs.

Comme si le pays n’avait pas encore assumé les changements qui l’ont traversé depuis sa fondation.

« Les villes n’ont pas d’existence selon la Constitution, car celle-ci a été élaborée en 1867 alors que nous étions un pays rural et agricole, m’a rappelé le maire Naheed Nenshi, lorsque je lui ai rendu visite à l’hôtel de ville de Calgary en 2012. Or, aujourd’hui le pays est très urbanisé, un fait qui ne se reflète malheureusement pas dans les relations qu’enntretiennent les gouvernements avec les villes. »

On en a eu un bon exemple lors de la dernière élection fédérale, en 2011, alors que toutes les formations ciblaient « les régions ». Les conservateurs avaient pour slogan Notre région au pouvoir, les libéraux citaient « le Canada rural » comme priorité mais pas le Canada urbain. Le Bloc affichait le slogan Parlons régions mais n’avait pas l’équivalent dans la métropole.

Pire, les partis s’étaient même sentis obligés de séduire les régions en opposition aux métropoles.

L’exemple le plus flagrant est survenu lors du débat des chefs en français, lorsque le chef conservateur a harponné son adversaire libéral sur sa promesse de construire un nouveau pont Champlain : « Je n’adopterai pas l’approche de M. Ignatieff qui dit qu’il va détourner l’argent des régions pour financer les infrastructures de Montréal », a lançé alors M. Harper…

Les libéraux ne brillaient pas plus, citant « le Canada rural » dans leurs enjeux principaux, mais pas le Canada urbain. Ils s’engageaient à élaborer un plan pour les transports en commun… mais ne précisaient jamais à quoi il pourrait ressembler. Ils promettaient de l’aide au logement social… mais en pigeant dans les sommes destinées aux infrastructures urbaines.

Ce n’est pas sorcier, les villes sont tellement prévisibles dans leurs appuis électoraux que les partis se concentrent sur les régions, parfois sur les banlieues. Mais rarement sur les villes-centres.

Au provincial, la situation n’est guère différente. Au point où le gouvernement Charest a pu soustraire à Montréal son titre de « métropole » et son ministère attitré, il y a près de 10 ans, sans que cela fasse sourciller. Montréal devenait alors une simple « région » parmi d’autres, la région administrative 06.

Certes, l’élection québécoise de 2012 a permis à Montréal de reprendre du galon. On a davantage parlé de la métropole. Mais depuis, malheureusement, les belles intentions ont été remplacées par une « Charte des valeurs » qui confirme encore un peu plus la tutelle implicite du gouvernement provincial.

Encore plus qu’ailleurs au pays, hélas, Montréal est un terrain conquis (PLQ) ou perdu (PQ), ce qui limite considérablement l’intérêt que les formations lui portent.

Bref, au Québec comme au Canada, on traite encore aujourd’hui les grandes villes comme autant de bourgades dont il faut certes s’occuper, mais pas davantage que des autres municipalités. Au risque de perdre de précieux votes en région ou en banlieue…

Et pourtant, les grandes villes ne sont plus de simples municipalités dans le sens où on l’entendait jadis.

On demande aujourd’hui à Montréal et Toronto de concurrencer Paris et New York, d’attirer et de retenir leurs entreprises, de courtiser les créatifs à l’étranger, d’attirer le plus d’investissements privés, de livrer de plus en plus de services à la personne comme le logement social ou le transport collectif.

Que ce soit l’accueil des immigrants, le développement de l’économie du savoir, la construction de logements sociaux, l’encadrement des manifestations contre le gouvernement ou l’adaptation aux changements climatiques, toutes ces responsabilités reviennent aux villes… qui n’ont donc plus rien à voir avec ces « créatures » au 19e siècle.

« Il n’y aura pas de relance de l’économie québécoise sans relance de la métropole québécoise. »

Lucien Bouchard ne pouvait être plus clair lors de son discours inaugural de 1996. Pour une fois, le gouvernement du Québec allait assumer le caractère spécifique de la métropole et lui accorder un traitement préférentiel.

« La complexité des problèmes de la métropole nécessite un traitement particulier et, je dirais plus, la création d’un pouvoir métropolitain spécifique », poursuivait-il alors. Un propos sans équivoque qui ouvrait la porte sur une nouvelle ère emballante.

Un ministre était désormais responsable de « la métropole ». La Commission de développement de la région métropolitaine de Montréal était créée. Des pouvoirs importants devaient lui être dévolus. Une véritable décentralisation de pouvoir se préparait. Montréal international était alors mis sur pied, de même que l’Agence métropolitaine de Montréal (AMT).

Montreal

Montréal, enfin, avait droit à une attention et un traitement particuliers… jusqu’à ce que les bonnes vieilles habitudes du gouvernement reviennent au galop.

Comme un parent qui en a trop donné à un de ses enfants, Québec décida alors de rétablir l’équilibre rompu en donnant aux régions de la main gauche ce qu’il avait donné à Montréal de la main droite.

La Politique de soutien au développement local et régional voit le jour en 1997. Puis, on crée le ministère des Régions et les centres locaux de développement. Quelques mois plus tard s’ajoutent des mesures pour les trois régions métropolitaines de la province et, enfin, pour l’ensemble des agglomérations urbaines.

« La réforme démontre, encore une fois, l’effort du gouvernement pour traiter de la spécificité montréalaise sans toutefois négliger les besoins du reste du Québec », note la politologue Mariona Tomàs dans son excellent livre Penser métropolitain ?

Le résultat est une politique gouvernementale similaire à toutes les autres avant elle qui privilégie le mur-à-mur, qui privilégie un Québec formé par un ensemble d’agglomérations plutôt qu’une province organisée autour de son principal pôle économique.

« La volonté gouvernementale d’assurer l’équilibre territorial est confirmée par l’étude des compétences des structures métropolitaines, explique Mme Tomàs. Au moment de créer les communautés urbaines en 1969, et ensuite les communautés métropolitaines en 2000, la loi prévoit le même type de pouvoirs. »

Or, en accordant le même type de pouvoirs à l’Outaouais qu’au Grand Montréal, on réduit ce dernier à une simple région, une parmi tant d’autres. On fait en sorte que la métropole ne porte ombrage à aucune agglomération. On s’assure de ne jamais trop lui en donner, de ne jamais lui porter plus d’attention qu’à d’autres, de l’empêcher à s’élever au-dessus de qui que ce soit…

On néglige donc les villes, les régions urbaines, les métropoles. Et pourtant, les moteurs de l’activité économique du pays sont les « villes de convergence », concluait récemment le Conference Board, c’est-à-dire les quelques grands centres urbains, dont Montréal.

L’étude signale en effet les gains collatéraux d’une métropole forte en démontrant qu’une poussée de croissance dans les grands centres urbains engendre une poussée de croissance dans les municipalités avoisinantes, puis dans le reste de la province.

Question : comment espérer que Montréal joue son rôle de locomotive si on ne la traite pas comme telle ?

Il n’y a qu’à jeter un œil à l’étranger pour se convaincre de la nécessité de dérouler le tapis rouge pour la métropole. Que ce soit aux États-Unis, où les centres urbains ont l’attention des dirigeants. En Asie, où le traitement accordé aux grands centres frise parfois l’obsession. Ou même en France, un pays qui, comme le Québec, vit une importante dualité entre « la métropole » et « la province ».

On en a eu une preuve éclatante au début de l’année 2013, quelques mois après l’arrivée au pouvoir du gouvernement de François Hollande. Le pays a beau être mal en point, souffrir d’une dette publique abyssale et être contraint de revoir les précieux acquis sociaux, il n’a pas hésité à lancer un chantier pharaonique pour débloquer Paris. La facture : 35 milliards de dollars canadiens pour un tout nouveau « super métro », auxquels s’ajoutent 10 milliards pour étendre et améliorer le réseau existant.

Complètement fou ? Plutôt logique, et visionnaire.

Voilà un pays qui a compris l’importance de miser sur sa métropole, parfois qualifiée de « région capitale » dans l’Hexagone. Voilà un pays qui est prêt à s’occuper des régions et des autres agglomérations urbaines, tout en assumant un traitement privilégié pour Paris. « L’intérêt des régions françaises est que Paris soit forte », écrivait ainsi L’Express, en mars 2013. Avec raison.

On cite, par exemple, le fait qu’une grande partie des revenus créés à Paris se dépensent en réalité dans les régions. Tourisme, salariés qui se déplacent, redistribution nationale, peu importe, tous les chemins financiers mènent à Paris… au profit de « la province ». On cite aussi le cas d’Eurodisney. Avant de choisir Paris, les dirigeants n’hésitaient pas entre quelques villes françaises, mais bien entre Paris et Barcelone. D’où l’importance pour tout le pays d’avoir une métropole forte.

Montreal

 

« La réussite du Grand Paris n’est pas seulement un enjeu pour la région capitale, mais pour tout le pays, précisait L’Express. Car affaiblir Paris serait ralentir la locomotive de la France. Et rares sont les trains dont les wagons avancent plus vite que la locomotive… »

Ce dont Montréal a besoin, clairement, c’est d’un traitement privilégié, d’une autonomie nouvelle, d’une diversification de ses revenus.

 Bref, d’un premier ministre qui se présentera au balcon de l’hôtel de ville en clamant : Vive Montréal ! Vive Montréal libre !

Certes, le contexte qui prévaut actuellement à Montréal — avec la corruption, la collusion, les révélations et insinuations — incite plusieurs observateurs à exiger plutôt de Québec un resserrement de la bride. À leurs yeux, une plus grande implication du gouvernement est nécessaire pour contenir la propension de la métropole pour le vice…

Or, au contraire, la seule manière de responsabiliser Montréal est d’accroître son imputabilité, d’améliorer la reddition de comptes en lui donnant plus de pouvoirs, plus de latitude, plus d’argent…

Le problème de Montréal, en effet, c’est qu’elle a tous les atouts d’une métropole, mais qu’elle est traitée comme une banale municipalité assujettie au grand patron, le gouvernement. Son maître est donc à la fois le maire, le ministre des Affaires municipales, ses collègues des autres ministères impliqués dans la métropole et, bien sûr, le premier ministre.

Dans les faits, Montréal est sous tutelle implicite. Ce qui encourage, voire alimente la déresponsabilisation de ceux qui ne la dirigent donc qu’à moitié.

[…]

« Ce n’est pas compliqué, Montréal est actuellement un no man’s land d’imputabilité », indique Denis Saint-Martin [professeur de science politique à l’Université de Montréal].

« Il y a un problème d’immaturité politique et organisationnelle qui explique l’irresponsabilité politique à laquelle on assiste depuis plusieurs années, ajoute-t-il. Il faut donc plus de pouvoir pour Montréal, pas moins. Il faut que Montréal soit plus redevable, imputable. »

En un mot, la métropole doit être traitée comme telle. Avec les pouvoirs et les revenus qui accompagnent un tel statut.

Montréal est une quêteuse en limousine.

 Immanquablement, après une élection municipale, le nouveau maire ne peut s’empêcher de dresser une liste de ses besoins, puis d’emprunter l’autoroute 20 avec son chauffeur pour frapper à la porte du gouvernement et tendre la main en espérant un peu de générosité…

Cela est dû au statut de simple municipalité de la métropole. Aux nombreux encadrements du gouvernement, aux délestages passés de responsabilités sans crédits additionnels, et à la centaine de lois qui régissent chacun des gestes que peuvent poser les villes de la province.

« Au Québec, une partie très importante de l’appareil normatif s’appliquant aux villes est du ressort du gouvernement provincial, situation interprétée par les villes comme une restriction à leur autonomie », expliquait en 2004 la politologue Laurence Bherer, lors du 50e anniversaire du Département de science politique de l’Université Laval.

« Loin de diminuer au cours des dernières années, ces interventions se sont étendues à une grande variété de secteurs, par exemple en environnement et en sécurité publique, confirmant ainsi le rôle d’opérateur plutôt que de concepteur des villes. »

Voilà pourquoi l’ensemble des municipalités tente avec raison d’obtenir une plus grande autonomie, une plus grande liberté d’action. Et voilà pourquoi la métropole mériterait de voler de ses propres ailes. Il est en effet inacceptable que le gouvernement soit « l’opérateur » d’une métropole qui devrait plutôt jouir d’un véritable statut particulier. Précisément ce qu’ont commencé à appliquer d’autres provinces comme l’Alberta, avec son Municipal Government Act, la Colombie-Britannique avec son Community Charter, et, surtout, l’Ontario avec sa plus récente « loi sur la cité de Toronto ».

« L’Assemblée (législative de l’Ontario) reconnaît que la cité de Toronto, en tant que capitale de la province, est un moteur économique de l’Ontario et du Canada, peut-on y lire. Elle reconnaît que la cité joue un rôle important dans la création et le maintien de la prospérité économique et de la haute qualité de vie de la population de l’Ontario.

« L’Assemblée reconnaît que la cité est une administration qui est en mesure d’exercer ses pouvoirs en pratiquant une saine gestion assortie de l’obligation de rendre compte. »

La métropole québécoise mérite un traitement similaire : une bonne reddition de comptes, en échange d’une reconnaissance de son statut de gouvernement autonome et d’une diversification des revenus.

Car la raison principale pour laquelle Montréal est obligée de passer régulièrement le chapeau à Québec est sa forte dépendance à l’endroit de l’impôt foncier. Créature de la province, elle vit toujours sur le bon vieux modèle fiscal britannique et tire ainsi la majorité de ses revenus des taxes foncières (67 %).

Cela ne posait pas problème il y a 100 ans, quand Montréal n’offrait que des services à la propriété. Mais depuis, ses responsabilités se sont élargies, les normes imposées par Québec se sont multipliées et la part des services à la personne s’est considérablement accrue.

Et pourtant, son assiette fiscale est toujours la même et toujours aussi dépendante d’un secteur : l’immobilier.

Cette situation a des avantages, mais aussi un énorme inconvénient : la métropole est coupée des retombées dont elle est responsable. Elle peut bien mettre de l’argent dans le Grand Prix ou les festivals, investir pour attirer plus de congrès ou de touristes, aménager son espace public pour se faire plus attrayante et conviviale, elle n’en tire pas un sou. Au contraire, elle augmente ses dépenses en entretien, sécurité, infrastructures… pendant que les gouvernements récoltent les taxes de vente.

Prenez le Festival de Jazz. Montréal doit payer pour la sécurité, l’entretien des lieux, le transport collectif qui amène les visiteurs sur place, l’impact des festivités sur la circulation. Mais que reçoit la Ville en échange ? Des festivaliers et des touristes heureux qui consomment, vont à l’hôtel, mangent au resto, qui payent ainsi beaucoup de taxes provinciales et fédérales… mais aucun impôt foncier. On enrichit ainsi les gouvernements à Québec et Ottawa, mais pas la Ville qui paie pourtant l’addition.

Le phénomène touche toutes les municipalités. Mais il est encore plus criant pour Montréal… une situation qui creusera de plus en plus le trou dans lequel les métropoles s’enfoncent tranquillement.

L’économie des grandes villes se dématérialise, en effet. L’économie du savoir, dans laquelle brille la métropole, s’appuie sur l’innovation, la recherche, les cerveaux, non pas sur les usines. Or, l’impôt foncier ne s’applique toujours pas sur la matière grise…

Ajoutez à cela une population vieillissante dont les besoins en logement rapetissent, la montée du télétravail, du travail autonome et des transactions virtuelles, et vous maintenez Montréal non seulement dans une situation de tutelle administrative implicite, mais aussi dans une situation financière de plus en plus précaire.

Et après, on se demande pourquoi la métropole ne joue pas le rôle qu’elle devrait jouer…

Photo : Shutterstock / mat277


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François Cardinal
François Cardinal est éditorialiste en chef à La Presse et directeur principal de la section Débats. Journaliste depuis plus de 20 ans, il est aussi conférencier et analyste aux émissions 24/60 à RDI et Gravel le matin à ICI Première de Radio-Canada.

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