En nous choisissant, annonçait Jean Charest dans son discours inaugural d’avril 2003, « les Québécois ont tourné la page sur un modé€le d’EÌtat ». « Nous avons main- tenant une mission », disait le premier ministre, et elle consiste aÌ€ « revoir de fond en comble l’organisation de l’EÌtat québécois ».
Sept ans plus tard, la mission est accomplie. La page est tournée, et le modé€le d’EÌtat que s’étaient donné les Québécois a bel et bien été revu « de fond en comble ».
Mais le résultat n’est pas celui qu’annonçait le chef libéral. Ce ne sont pas l’excellence et l’efficacité qui ont triomphé, mais l’affairisme, les écarts de conduite et les dépassements de couÌ‚ts. Les Québécois ont peut-é‚tre changé de modé€le d’EÌtat, mais ils n’ont pas obtenu un EÌtat modé€le.
La confiance est au plus bas, et l’idée d’une vaste enqué‚te publique fait maintenant l’unanimité, mé‚me chez ceux qui d’habitude appuient le gouvernement.
Comment en est-on arrivé laÌ€? Il y a bien suÌ‚r eu une série de dérapages, que les journalistes ont patiemment documentés. Mais pourquoi ceux-ci se sont-ils accumulés, se faisant jour dans l’industrie de la construction, la gestion des municipalités, le financement des élections et mé‚me l’attribution des places en garderie? Pourquoi le lapsus récent de M. Charest, qui parlait sans le vouloir de « l’industrie de la corrup- tion », est-il apparu presque approprié? C’est qu’il y a laÌ€ plus que des déra- pages qui ne concernent que la police. Souvent, tout est mé‚me parfaitement légal. Quand un maire offre de l’argent comptant aÌ€ des candidats qui se présentent dans sa ville, par exemple, aucune loi n’est violée tant que les candidats refusent.
Au-delaÌ€ de la loi, c’est surtout une façon de gouverner qui est en jeu, « un modé€le d’EÌtat », comme dirait Jean Charest.
Qu’est-ce en effet que la corrup- tion? Comme l’explique Esther Duflo, économiste au MIT et spécialiste du développement, la corruption dans la vie publique n’est pas tant une question de vol ou d’illégalités que de contourne- ment, légal ou illégal, des ré€gles du jeu.
Le roÌ‚le principal de l’EÌtat, en effet, est d’assurer la promotion de valeurs et d’objectifs communs, et notamment de produire et de distribuer des biens et services que le marché seul ne pro- duit ou ne distribue pas adéquatement. L’EÌtat instaure en quelque sorte des zones protégées, qui mettent le bien public aÌ€ l’abri de mécanismes marchands qui le servent mal.
Pour le financement des partis, par exemple, les démocraties préfé€rent avoir des ré€gles plutoÌ‚t que de laisser totalement dominer la puissance de l’argent. Mé‚me chose dans la santé, ouÌ€ en général on aime mieux que l’attente soit fonction de la maladie aÌ€ soigner plutoÌ‚t que de la capacité de payer.
Mais le pouvoir de l’argent demeure bien réel, et quand il sert aÌ€ contourner les ré€gles, la corruption apparaiÌ‚t. C’est le cas, par exemple, quand de nouvelles places en garderie sont octroyées aÌ€ des entrepreneurs en dépit du fait que leurs dossiers sont mal notés par les fonctionnaires. Des entreprises privées s’enrichissent alors au détriment du bien public.
L e gouvernement Charest n’est pas responsable de chaque malversation. Plusieurs problé€mes concernent d’ailleurs les municipalités. Mais « en tournant la page sur un modé€le d’EÌtat » et en ouvrant délibérément au privé plusieurs zones protégées de la vie publique, il a contribué aÌ€ créer le climat actuel.
L’exemple vient de haut. Le premier ministre, en effet, trouve tout aÌ€ fait nor- mal de faire arrondir son salaire public par les donateurs de son parti. Il ne s’a-git pas, au sens strict, de corruption. Mais on peut certainement parler d’une bré€che, tout au sommet, dans l’une des zones protégées de la vie publique.
Le gouvernement Charest consi- dé€re aussi légitime de permettre aÌ€ ceux qui peuvent le payer de contourner les lois linguistiques du Québec. LaÌ€ encore, la manœuvre est légale. Mais l’esprit est le mé‚me : la puissance de l’argent défait la ré€gle commune.
Ainsi vont la construction, les municipalités et les garderies. La fron- tié€re entre le public et le privé s’estompe graduellement, et celle qui sépare l’é- conomie légale de l’économie cri- minelle semble aussi devenir poreuse.
Une enqué‚te publique peut-elle venir aÌ€ bout d’une telle logique, d’un tel «modé€le d’EÌtat»? Peut-é‚tre. Mais il faudrait que celle-ci ne soit pas limitée aÌ€ un seul secteur d’activité. Les enqué‚teurs devraient considérer, pour reprendre les mots malencontreux du premier ministre, toute « l’industrie de la corruption ». Une telle enqué‚te devrait aussi dépasser le simple cadre policier, c’est-aÌ€-dire considérer non seulement les activités illégales, mais également toutes les bré€ches qui mettent aÌ€ mal les zones protégées de l’administration publique. Le procédé tiendrait alors plus de la com- mission dotée d’un vaste mandat que de l’enqué‚te judiciaire.