Le rejet par la France et les Pays-Bas du nouveau traité cons- titutionnel plonge l’Europe dans une période de crise dont elle sortira peut-é‚tre renforcée mais, pour l’heure, les raisons de s’inquiéter sont plus nombreuses que celles d’espérer. C’est, en tout état de cause, un grand coup de frein aÌ€ la cons- truction europénne. Comment en est-on arrivé laÌ€?
Ce traité constitutionnel était-il nécessaire? Oui, parce que les institutions européennes existantes ne permettaient pas de gérer efficacement une Europe aÌ€ 25. Oui, dans la mesure ouÌ€ on voulait faire franchir aÌ€ l’Europe une étape sur la voie de l’intégration politique. Le nouveau traité prévoyait notamment l’élection d’un président et la nomination d’un ministre des Affaires étrangé€res européen. Oui, enfin, pour donner une valeur juridique contraignante aÌ€ la Charte des droits fondamentaux adoptée aÌ€ Nice en 2000. On a voulu en profiter pour revoir l’ensemble des instruments dont l’Europe s’était dotée au cours des années et y mettre de l’ordre. Le résultat auquel on est parvenu, un texte de 450 articles, est le fruit de compromis élaborés aÌ€ 25, autant dire un résultat qui ne satisfait pleinement personne. On a jugé, cependant, que c’était le meilleur compromis possible. De laÌ€, la décision de soumettre le texte aÌ€ la ratification des EÌtats membres.
Pourquoi alors ces référendums périlleux quand la voie parlementaire était manifestement plus « suÌ‚re »? Parce que l’opinion publique parfois les réclamait, parce que l’Europe est souvent accusée de « déficit démocratique » et parce que l’occasion semblait bonne de redonner la parole au peuple. Il faut aussi se rappeler que lorsque le président français a pris la décision de faire un référendum, le pourcentage de « oui » était estimé aÌ€ plus de 70 p. 100.
Le processus de ratification va-t-il maintenant se pour- suivre? Les EÌtats membres ont théoriquement jusqu’aÌ€ fin 2006 pour ratifier le nouveau traité et dix pays de l’Union européenne, dont l’Allemagne, l’ont déjaÌ€ fait, le plus souvent par voie parlementaire. Le Conseil européen vient néanmoins de décider de suspendre le processus de ratification. Sans attendre cette décision, le Royaume-Uni avait déjaÌ€ annoncé qu’il suspendait la tenue de son référendum. Une aubaine pour Tony Blair qui s’évite ainsi une campagne difficile et une défaite probablement sévé€re. Les sondages outre-Manche donnaient, en effet, le « non » gagnant aÌ€ plus de 70 p. 100.
Si le « non » l’a emporté en France cela tient au fait qu’il n’y avait qu’une raison de voter «oui», une raison certes majeure: celle de vouloir poursuivre la construction européenne. Déclinée sur tous les tons, cette raison, en fin de course, n’en faisait toujours qu’une. Dans le camp du « non », les raisons étaient, au contraire, multiples et variées. Il y avait ceux qui voulaient défendre l’intégrité de la France et dénoncaient l’érosion de la souveraineté nationale, ceux qui voulaient infliger une défaite au gou- vernement, ceux aÌ€ gauche qui ne voulaient pas voter encore une fois avec le président Chirac (aux dernié€res élec- tions présidentielles plusieurs l’avaient fait pour barrer la route au Front natio- nal), ceux qui voulaient exprimer leur colé€re face aÌ€ une situation économique et sociale toujours plus précaire, ceux qui voulaient dénoncer le néolibéralisme qu’ils voyaient consacré par le nouveau traité constitutionnel, ceux qui voulaient sanctionner les « technocrates » de Bruxelles, ceux qui avaient peur de l’en- trée de la Turquie et ceux qui déploraient déjaÌ€ l’entrée des pays de l’Est. Au milieu de tous ces « non », probablement une majorité de gens qui, depuis toujours, sont plutoÌ‚t hostiles aÌ€ l’Europe mais aussi beaucoup de gens qui disent croire aÌ€ l’Europe, mais aÌ€ une autre Europe.
L’extré‚me-droite et l’extré‚me-gauche n’ont pas mené le mé‚me combat mais ils ont, au soir du 29 mai, additionné leurs voix. Mais cela n’aurait pas suffi aÌ€ faire franchir au « non » la barre des 50 p. 100. L’apport d’une partie de l’électorat socia- liste a été déterminant. Le Parti socialiste avait, aÌ€ l’issue d’un vote interne, choisi le camp du « oui » mais ses électeurs n’ont pas suivi. On estime qu’ils ont voté « non » aÌ€ 56 p. 100. Certains leaders du parti, dont Laurent Fabius, avaient anticipé ce résultat et estimé qu’il ne fal- lait pas essayer de contrer la vague de mécontentement mais plutoÌ‚t essayer de « surfer » dessus. L’avenir dira si ce calcul était le bon, pour le Parti socialiste, pour la France et pour l’Europe.
Les raisons du « non » hollandais sont tout autres. Dans un pays encore se- coué par les assassinats de Pim Fortuyn et de Theo van Gogh, le courant le plus fort a été le courant identitaire. Confrontés aux problé€mes d’intégration d’une popu- lation étrangé€re qui représente désormais pré€s du quart de la population, les Hollandais se sentent dépossédés de ce qui a toujours fait leur identité et ont choisi d’exprimer leur désarroi par un « non » retentissant aÌ€ l’Europe. Les efforts conjugés de toute la classe politique néer- landaise n’ont pas suffi aÌ€ endiguer la vague. Le gouvernement, tré€s impopu- laire, a été incapable de contrer les argu- ments de ceux qui affirmaient aussi que les Pays-Bas payaient trop cher leur appartenance aÌ€ l’Europe. On a fait porter aÌ€ l’euro la responsabilité de la détériora- tion du pouvoir d’achat et dénoncé une contribution trop importante au budget européen (elle est effectivement la plus élévée par habitant).
Si différents soient-ils, les « non » français et hollandais ont deux choses en commun. Premié€rement, ce n’est pas un « non » aux orientations que le nou- veau traité constitutionnel leur propo- sait pour l’avenir mais plutoÌ‚t un « non » aÌ€ des choses qui existent déjaÌ€, aÌ€ savoir un systé€me économique plutoÌ‚t libéral, des limites aÌ€ la souveraineté nationale, une monnaie commune et l’élargisse- ment aux pays de l’Est. Deuxié€mement, c’est un « non » populiste. En France comme aux Pays-Bas, on a beaucoup parlé du décalage entre le peuple et ses dirigeants. Aux deux bouts de l’échiquier politique, on a mis de l’avant l’idée que le peuple avait repris la parole et devait infliger une sanction méritée aux dirigeants nationaux comme aux « technocrates » de Bruxelles.
Dans sa forme actuelle, tout au moins, on peut considérer que la nouvelle constitution a déjaÌ€ vécu. Des chapitres comme celui sur les institutions ou la Charte des droits fondamentaux pourraient peut-é‚tre survivre et é‚tre adoptés séparément. Cela, cependant, reste tré€s hypothétique. La seule chose qui soit claire c’est que l’ap- pétit pour entamer une nou- velle ronde de négociations est inexistant. La possibilité de répondre aux exigences nombreuses, et souvent contradictoires, de tous ceux qui, jusqu’aÌ€ maintenant, ont dit « non » semble aussi bien limitée. Les dirigeants européens pourraient donc é‚tre tentés, pour l’heure, de mettre en veilleuse les débats constitutionnels et d’essayer plutoÌ‚t de forger une entente autour du prochain budget pour remetttre l’Europe en marche rapidement. La taÌ‚che s’annonce cependant bien difficile si on en juge par l’échec aboslu du dernier Conseil européen aÌ€ ce chapitre.
Les conséquences au plan intérieur ont été immédiates. Le président, mé‚me désavoué, a choisi de rester. Il n’a pas non plus jugé opportun de dissoudre l’Assemblée nationale et de provoquer des élections législatives anticipées. Il a, par contre, changé de premier ministre et un peu de gouvernement. Le nou- veau premier ministre, Dominique de Villepin, s’est donné cent jours pour convaincre les Français de sa capacité aÌ€ mettre en train des changements qui leur redonneront confiance et espoir. Les tenants du « non » n’ont pas le sen- timent d’avoir été entendus. Au niveau européen, leur déception pourrait é‚tre plus grande encore.
La France veut continuer aÌ€ exercer en Europe une influence pré- pondérante et veut poursuivre avec l’Allemagne son roÌ‚le de moteur de la construction européenne. Dans les faits, la France vient de perdre beaucoup de poids et de crédibilité. Il faut rappeler que le nouveau texte constitutionnel avait été rédigé par une commission présidée par Valéry Giscard d’Estaing et, au sein de cette commission, le ministre français des Affaires étrangé€res, Michel Barnier, disait avoir lui-mé‚me rédigé des articles entiers. Cela devait aider le président Chirac aÌ€ convaincre ses conci- toyens de ratifier la constitution par référendum. Au lendemain du « non » français, les partenaires européens peu- vent regretter les concessions faites aÌ€ la France et on peut penser qu’ils seront désormais moins réceptifs aux proposi- tions françaises, dans le domaine constitutionnel et dans d’autres.
L’axe franco-allemand sort, lui aussi, tré€s affaibli de cette épreuve et les débats aÌ€ venir sur le budget européen pourraient générer des tensions entre la France et l’Allemagne, notamment autour du financement de la politique agricole commune, surtout si les conservateurs reprennent le pouvoir en Allemagne cet automne. Il est probable en effet que la CDU, plus atlantiste et plus libérale, soit tentée par un rapprochement avec Londres. En France, les partisans d’une Europe plus sociale pourraient alors regretter les modestes avancées que représentait le traité constitutionnel. Cela dit, l’histoire récente montre bien qu’un axe Berlin-Londres n’est pas facile aÌ€ met- tre en place. Le Chancelier Schroeder, qui lui-mé‚me avait souhaité au départ une collaboration plus étroite avec son homologue anglais, socio-démocrate comme lui, a vite mesuré la difficulté de privilégier un partenariat avec un pays qui, malgré les discours de Tony Blair, n’a toujours qu’un pied en Europe.
Le « non » néerlandais n’a pas fait tomber le gouvernement mais il interpelle brutalement l’ensemble de la classe politique. L’image des Pays-Bas comme pays fondateur toujours pré‚t aÌ€ soutenir les avancées de l’intégration européene est altérée pour longtemps mais, au sein de l’Union européenne, les « petits pays » seront satisfaits de constater que les Pays-Bas ont fait la démonstration qu’on ne doit pas les prendre pour acquis. Dans la prochaine ronde de négociations budgétaires, il faut s’attendre aÌ€ ce que les Hollandais soient particulié€rement intraitables.
Ce qu’il faut craindre d’abord c’est la banalisation des discours excessifs : des propos franchement xénophobes, un procé€s sans nuance et sans appel du libéralisme, une exaltation de la souveraineté nationale et un populisme de mauvais aloi. Ce aÌ€ quoi il faut s’attendre, c’est aÌ€ une résurgence des nationalismes et aÌ€ un retour en vogue du protectionnisme aÌ€ l’échelle européenne. Ce qu’il faut enfin envisager, c’est le risque d’un retour en arrié€re. On pourrait assister au début d’un « détricotage » de l’Europe, une re-natio- nalisation de certaines politiques et une remise en cause de l’autorité des institu- tions européennes. Certains, comme les Britanniques et d’autres, notamment parmi les nouveaux membres de l’Union européenne, pourraient se sentir plus aÌ€ l’aise dans cette Europe-laÌ€. Il ne s’agirait plus alors d’un coup de frein mais bien d’un virage aÌ€ 180 degrés. Ce scénario cependant semble peu probable.
Face aÌ€ un président français déstabi- lisé par les résultats du référendum et un Chancelier allemand aux prises avec des difficultés intérieures qui le contrai- gnent aÌ€ demander des élections anticipées, Tony Blair (malgré une réelec- tion récente plutoÌ‚t en demi-teinte) peut vouloir se poser en nouvel homme fort de l’Europe. Il est bien servi par le calen- drier européen. En effet, il assumera aÌ€ compter du 1er juillet, la présidence du Conseil, mais l’influence de la Grande-Bretagne en Europe a ses limites.
En décidant de suspendre son référendum avant mé‚me la réunion du Conseil européen ouÌ€ l’avenir du proces- sus de ratification devait é‚tre tranché, la Grande-Bretagne a montré peu de con- sidération pour ses partenaires européens. En restant aÌ€ l’écart de Schengen et de l’euro et en se crampon- nant aÌ€ son « rabais » budgétaire, négocié par Margaret Thatcher et qui lui permet de récupérer 4,6 milliards des 7 milliards de dollars qu’elle verse au budget européen, elle peut difficilement réclamer le leadership d’une Europe, mé‚me mal en point. Tony Blair a peut-é‚tre raté au dernier Conseil européen une occasion unique de construire de nouvelles alliances, en se montrant trop rigide sur la question du rabais britannique. Ce qu’il a d’intéressant et d’im- portant aÌ€ dire sur la politique agricole commune et sur les priorités du budget européen risque de ne pas é‚tre entendu.
Il y a aÌ€ peine quelques mois, beau- coup d’Européens convaincus espéraient encore qu’un « non » britannique aÌ€ la constitution permettrait de reléguer la Grande-Bretagne au cercle extérieur d’une Europe construite autour d’un noyau dur de pays pré‚ts aÌ€ accélérer la construction européenne. C’est dire l’im- mensité du choc dans ces milieux au lendemain du « non » français.
Il faut espérer que la crise provoquée par l’échec du traité constitutionnel ait des retombées positives. Le débat qui s’est engagé avec le référendum français est un débat nécessaire. Dans les pays ouÌ€ il n’y a pas eu de référendum, les populations se sentent privées du droit d’exprimer haut et fort leurs critiques, leurs revendications et leurs inquiétudes. Les malaises ressen- tis doivent trouver leur exutoire.
L’élargissement aux pays de l’Est est survenu sans que les opinions publiques aient été adéquatement pré- parées. Il pose des problé€mes qu’il ne faut pas nier et auxquels il faut trouver des solutions. Cet élargissement a réduit la cohésion interne de l’Europe. Il n’y a plus un discours européen dominant mais plusieurs discours concurrents.
Le débat sur l’Europe « sociale » est lui aussi essentiel. La défense du modé€le européen, celui d’une économie sociale de marché, suppose qu’il réussisse aÌ€ faire la démonstration de sa capacité aÌ€ générer de la croissance et aÌ€ créer des emplois. Entre ceux qui considé€rent que les prob- lé€mes actuels viennent de ce que l’Europe est trop libérale et ceux qui esti- ment qu’elle ne l’est pas assez, il faudra bien trouver un terrain d’entente. L’inspiration pourrait venir des pays de l’Union européenne, comme les pays scandinaves, qui ont réussi aÌ€ concilier croissance et justice sociale. Il n’y a rien aÌ€ gagner non plus aÌ€ caricaturer le modé€le britannique. La stratégie la plus porteuse d’avenir pour l’Europe est celle qui con- siste aÌ€ prendre le meilleur laÌ€ il se trouve.
La Commission de Bruxelles devrait entendre le message qui lui est adressé. Perçue comme étant lointaine, technocratique et autoritaire, elle a un long et difficile chemin aÌ€ faire pour retrouver le roÌ‚le qui historiquement était le sien, celui d’incarner le ré‚ve européen. Les EÌtats membres ont devant eux un défi au moins aussi grand. Ils devront collectivement arré‚ter de faire porter aÌ€ Bruxelles la responsabilité de tout ce qui ne va pas et arré‚ter aussi de se vanter, aÌ€ l’issue de chaque réunion des ministres ou du Conseil, de tout ce qu’ils ont accompli dans la défense des intéré‚ts nationaux.
L’histoire de la construction européenne depuis 50 ans est une belle histoire, celle d’une réconciliation entre les ennemis d’hier et du choix d’un destin commun. C’est un exemple pour toutes les régions du monde encore déchirées par des conflits. Au plan économique aussi, l’Europe a mon- tré sa capacité aÌ€ intégrer des pays qui avaient des niveaux de développement tré€s différents. Le rattrapage pour les derniers arrivés sera peut-é‚tre plus long et plus difficile mais, laÌ€ encore, le succé€s de l’Europe sera l’exemple d’une forme de solidarité dont le monde a besoin.
Pour ceux qui ré‚vent d’intégration sur le continent nord-américain, la crise actuelle en Europe est riche d’enseigne- ments. L’intégration ne se décré€te pas. Les gouvernements doivent faire des choix, les expliquer et obtenir l’adhésion des populations. AÌ€ chaque époque, dans chaque contexte, il existe vraisemblable- ment un degré optimal d’intégration, celui que les gens ressentent comme étant bénéfique au plan politique et au plan économique. Vouloir aller trop loin, trop vite géné€re une opposition légitime qui est d’autant plus vive qu’on tarde aÌ€ l’entendre ou aÌ€ la laisser s’exprimer.