Que s’est-il passé le 23 janvier 2006? Si l’on en croit les pre- miers constats de l’équipe qui réalise l’Étude électorale canadienne, le changement dans l’opinion a été somme toute modeste, motivé moins par l’attrait qu’aurait pu avoir un nou- veau gouvernement dirigé par Stephen Harper que par la hausse du nombre d’électeurs jugeant le Parti libéral du Canada trop corrompu. Peut-é‚tre. Mais il faut quand mé‚me prendre la mesure du chemin parcouru par les conserva- teurs. Coupés du Québec, d’une grande partie des provinces de l’Atlantique et de presque tout le Canada urbain, ceux- ci amorçaient la campagne avec moins d’appuis dans les sondages que n’en avaient les libéraux. En quelques semaines, Harper a réussi aÌ€ amener suff- isamment d’électeurs aÌ€ conclure qu’il pourrait faire un premier ministre acceptable, capable de gouverner hon- né‚tement, pas trop aÌ€ droite du centre. Pendant ce temps, les libéraux ne réus- sissaient qu’aÌ€ abiÌ‚mer un peu plus leur réputation, pour apparaiÌ‚tre encore plus usés et corrompus aÌ€ la fin de janvier qu’au début de décembre.

Le contraste entre les deux campagnes est saisissant. Alors que les con- servateurs présentaient un aÌ€ un des engagements précis, visant les con- tribuables en général, les familles, ou des régions et des intéré‚ts spécifiques, les libéraux apparaissaient brouillons et incapables de mé‚me défendre un bilan économique positif. Pire, en misant autant sur des publicités bancales et négatives, le parti de Paul Martin rap- pelait avec insistance aux électeurs qu’il était encore le parti de Jean Chrétien. Le Bloc québécois, évidemment, a aussi péché par excé€s de confiance et n’était pas pré‚t aÌ€ répondre aÌ€ la montée surprise des conservateurs au Québec.

L’électorat ne s’est pas déplacé en masse vers le Parti conservateur et encore moins vers la droite. Le mouve- ment a néanmoins été suffisant pour créer une nouvelle situation politique. Si Harper joue bien, il pourra capitaliser sur cette situation pour consolider ses assises électorales, au Québec et en Ontario notamment. AÌ€ en juger par les inquiétudes des souverainistes et par la rapidité avec laquelle les candidats pressentis aÌ€ la direction du Parti libéral du Canada se sont désistés, les chances des conservateurs semblent réelles.

Mais tout reste aÌ€ faire. Les conserva- teurs sont encore minoritaires et, pour bon nombre d’électeurs, ils ne sont qu’aÌ€ l’essai. Au Québec, notamment, le capital de sympathie que Harper a obtenu en parlant de fédéralisme d’ouverture pourrait se dissiper rapidement si les résul- tats tardaient aÌ€ venir. Le choc risque aussi d’é‚tre tangible lorsque les électeurs cons- tateront que plusieurs orientations con- servatrices ”” sur la justice, la famille, la sécurité publique, ou l’environnement par exemple ”” sont bien éloignées de leurs préférences. Comment, en pratique, le nouveau gouvernement va-t-il concilier son approche traditionnelle de la garde des enfants avec l’existence du réseau québécois de services de garde? Sa vision punitive de la criminalité juvénile avec la pratique plus préventive qui prévaut au Québec? Son biais anti-Kyoto avec le large consensus québécois favorable aÌ€ cette entente multilatérale?

Pour assurer la pérennité de son gouvernement, Stephen Harper devra agir de façon résolue mais modérée. Il devra aussi rendre concré€te l’idée d’ou- verture, en permettant au Québec de maintenir ses propres orientations en matié€re de justice, de politique sociale ou d’environnement. Surtout, il devra s’attaquer rapidement aux problé€mes soulevés par le déséquilibre fiscal.

Dé€s le départ, Harper pourrait profiter de son engagement aÌ€ réduire la TPS pour ouvrir une discussion plus large sur le partage des ressources financié€res. Les travaux de la Commission sur le déséquilibre fiscal ont démontré les nombreux avantages qu’il y aurait aÌ€ céder la taxe de vente aux provinces. En proposant de renon- cer aÌ€ une partie de la TPS, les conserva- teurs ont déjaÌ€ fait un pas dans cette direction, et ils pourraient aller plus loin. Il faudrait cependant que les provinces acceptent d’occuper l’espace fiscal ainsi libéré. Le Conseil de la fédération, qui prépare un rapport sur la question, pourrait jouer un roÌ‚le utile aÌ€ cet égard. Si elles ne saisissent pas collectivement cette occasion, les provinces devront finir par renoncer aÌ€ l’argument du déséquilibre fiscal. Le gouvernement du Québec, notam- ment, aurait intéré‚t aÌ€ prendre acte de cet impératif.

Le gouvernement de Stephen Harper devra aussi refonder le pro- gramme de péréquation. Celui-ci en effet a été miné par les improvisations de Paul Martin, qui a multiplié les ententes bilatérales au détriment d’une logique d’ensemble qui avait fait de la péréquation l’un des programmes fédéraux les plus consensuels. Sur ce plan, cependant, l’engagement conser- vateur aÌ€ exclure du calcul de la péréqua- tion les revenus des ressources naturelles non renouvelables augure mal.

Le succé€s électoral des conserva- teurs demeure donc fragile et il pourrait n’é‚tre qu’éphémé€re. Mais Stephen Harper pourrait aussi consolider les assises de son parti pour quelque temps. Pour le faire, il devra se méfier de ses militants et de ses propres réflexes idéologiques, et gouverner au centre, dans un esprit véritablement fédéral.

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