Captée sur fond noir dans sa vulnérable beauté, la Terre vue de l’espace nous fait toujours vibrer. Mais le cosmos en offre aussi une image moins idyllique. Depuis la fin des années 1970, les satellites de la NASA mesurent ainsi la superficie des glaces arctiques, entre le gel hivernal qui les assemble en une masse compacte et l’arrivée de l’été qui fait fondre une partie de la calotte polaire. Et d’après ces données, jamais la banquise estivale n’a été plus restreinte que cette année.
Chercheur principal à la NASA, Joey Comiso a été l’un des premiers à signaler cette diminution inhabituelle. Un phénomène qui semble s’accélérer, comme il l’explique ici à Bruce Wallace, rédacteur en chef d’Options politiques, parce que la quantité moindre de glace et l’assombrissement de la haute mer atténuent le rayonnement solaire réfléchi dans l’espace. Il ajoute que la calotte polaire, qui influe notamment sur les courants marins et l’enfermement des gaz à effet de serre dans le pergélisol, joue de nombreux rôles qui ont une incidence sur toute la planète et non seulement sur la région arctique.
Options politiques : Que signifie cette fonte record de la calotte glaciaire ?
Joey Comiso : C’est une donnée troublante. Jamais la couverture de glace pérenne de l’Arctique, c’est-à-dire celle qui résiste à la fonte estivale, n’a été plus restreinte que cette année. Elle totalisait environ 7 millions de km2 dans les années 1980 contre moins de 4 millions aujourd’hui. Depuis 10 ans, le rythme de cette diminution s’est accéléré. Certains scientifiques prédisent qu’il n’y aura plus de glace pérenne à la fin de ce siècle, mais cela pourrait arriver beaucoup plus tôt.
OP : Des scientifiques parlent même d’étés arctiques sans glace d’ici 4 ans. Est-ce envisageable ?
J. Comiso : Je ne crois pas. La glace profonde de la calotte reste très épaisse et devrait perdurer pendant un certain temps. Certains hivers ont aussi été relativement froids. Les températures de la fin de l’hiver dernier, par exemple, se rapprochaient de celles observées dans les années 1980. Ce qui a sans doute fait la différence en 2012, c’est la forte tempête survenue dé- but août dans la mer de Beaufort, laquelle a provoqué le détachement d’un bloc de glace de près de 400 000 km2. Le bloc s’est rompu puis a dérivé au sud vers des eaux plus chaudes qui auraient pu le faire fondre complètement.
OP : Est-ce à dire que les causes de cette fonte record sont naturelles plutôt qu’anthropiques ?
J. Comiso : Effectivement, la tempête en est partiellement responsable. Mais peut-on vraiment dire qu’elle est d’origine naturelle ? Elle était très forte et, selon beaucoup d’hypothèses, les grosses tempêtes sont causées par le réchauffement des eaux. Et celles de l’Arctique se réchauffent sous l’effet de ce qu’on appelle le conditionnement. Depuis quelques étés, la zone d’eau libre du bassin arctique est particulièrement vaste. Or cette zone est très sombre. Et comme une grande partie du rayonnement solaire est absorbée par l’océan libre de glace, il s’ensuit un réchauffement de la partie supérieure de la mer. C’est peut-être ce « conditionnement » qui a accru la force de la tempête.
OP : Certains disent que ces données sont analysées sur une trop courte période. Nous nous serions habitués au cours de ce siècle à une calotte glaciaire d’une certaine dimension, alors qu’elle était très petite il y a 1 000 ans et qu’elle a connu une importante diminution aussi récemment qu’en 1940. Que disent les données historiques sur ces fluctuations ?
J. Comiso : Il n’y avait aucune donnée satellite en 1940. Mais des études semblent confirmer que la calotte avait diminué cet été-là de 11 à 10 millions de km2, et fondu, par conséquent, d’environ 1 million de km2 en un an. Ce recul ne s’apparente pas à ce que nous observons à l’heure actuelle, avec une calotte glaciaire de moins de 4 millions de km2. On parle aujourd’hui d’un changement majeur.
OP : Comment stopper cet effet domino que vous venez de décrire, selon lequel une quantité moindre de glace réduit la réflectivité et induit une plus grande absorption solaire ?
J. Comiso : Il faudrait un refroidissement soutenu, surtout en hiver, qui ferait épaissir la glace pendant la saison froide et lui permettrait de perdurer pendant l’été. Un froid soutenu, donc. Malheureusement, les tendances montrent que l’Arctique se réchauffe trois fois plus vite que le reste du globe.
OP : Voyez-vous des mesures qui permettraient de freiner ou d’enrayer ce phénomène sans qu’il soit nécessaire de conclure des accords internationaux de réduction des émissions de carbone, ce qui est à court terme hautement improbable ?
J. Comiso : Si vous pensez à des mesures humaines comme la géo-ingénierie, il faut savoir qu’elles peuvent être très dangereuses. On peut tenter d’injecter dans l’atmosphère beaucoup plus d’aérosol pour créer un effet refroidissant. Mais une telle mesure serait très coûteuse à réaliser et à maintenir. Or nous ignorons ce qui arriverait s’il fallait tout cesser faute d’argent. Le réchauffement pourrait réapparaître et même s’intensifier. C’est pourquoi je continue de privilégier la réduction des émissions de dioxyde de carbone et autres gaz à effet de serre.
OP : Pourquoi faut-il s’inquiéter de la fonte de la calotte glaciaire ? Si l’on vise à développer de nouvelles sources d’énergie, ces images satellites pourraient nous indiquer des possibilités plutôt qu’une situation de crise.
J. Comiso : Parce que les conséquences de la fonte de la calotte glaciaire pourraient être plus importantes qu’on le croit. Si l’eau libre en vient à remplacer la glace et que l’absorption solaire augmente, cette eau se réchauffera de plus en plus. Or, un océan plus chaud entraîne le réchauffement des côtes marines, et l’océan Arctique est bordé de glaciers et de pergélisol. On observe en outre des signes qui font craindre la déstabilisation de certaines parties du Groenland.
Le dégel du pergélisol serait particulièrement préoccupant. De grandes quantités de méthane et autres gaz à effet de serre sont stockées dans le pergélisol, et toute libération de ce contenu accélérerait le réchauffement dans une courants qui obéissent à un schéma s’étendant à tout le globe. Un schéma de circulation que la transformation de la couverture de glace arctique viendrait sans doute modifier. Et si l’on modifie la circulation des océans, qui occupent 70 p. 100 de la surface terrestre, on risque de modifier le climat. On parle ici d’un impact qui pourrait se répercuter sur toute la planète.
OP : Vous avez été l’un des premiers scientifiques à signaler la fonte de la calotte glaciaire arctique. À la lumière de vos projections, êtes-vous surpris du genre d’images que vous venez de publier ?
J. Comiso: À la fin des années 1970, quand nous avons entrepris d’observer les glaces arctiques, la couverture fondait l’été, pour ne couvrir qu’environ 7 millions de km2, avant de se reformer en hiver sur une surface de 16 millions de km2. Nous pensions alors que les choses en resteraient là encore longtemps. Jamais nous n’aurions envisagé une fonte aussi rapide. J’ai publié en 2002 une étude analysant des données de 2000 dans laquelle j’estimais que, selon les tendances à l’œuvre, la couverture de glace minimale fondrait à un rythme de 9 p. 100 par décennie. Et je croyais ce taux relativement élevé. Mais en reprenant aujourd’hui une analyse tendancielle du même type, on en arrive à 17 p. 100 par décennie.
OP : Cette projection correspond-elle aux modèles ?
J. Comiso : Je ne suis pas un modélisateur. Je m’appuie sur des statistiques pour prédire l’évolution des glaces arctiques. Mais en comparant les modèles mondiaux des glaces de mer avec des données réelles, certains ont noté que, même si cette modélisation intègre l’augmentation des gaz à effet de serre, la diminution qu’ils peuvent prévoir reste sensiblement inférieure à ce que montrent les données satellites.
Cet écart s’explique peut-être par le fait que nos modèles n’intègrent pas tout ce qui se passe dans l’Arctique. La tempête de cette année en est un exemple. On tient sans doute compte de certaines dynamiques, mais je ne crois pas que les modèles incorporent l’impact des tempêtes. Or cette tempête est survenue quand la vulnérabilité de la glace était à son maximum. Si l’on intègre aux modèles d’autres phénomènes comme les tempêtes, peut-être saura-t-on recréer ce que les satellites permettent d’observer.
OP : Ce qu’il y a de bien avec les satellites, c’est qu’ils donnent à croire ce que nous voyons de nos yeux.
J. Comiso : Exactement. Ils permettent aussi d’étoffer nos dossiers sur des périodes de plus en plus longues. Quand nous n’avions qu’une dizaine d’années de données, nous n’osions croire à certaines tendances. Mais comme nous disposons aujourd’hui de 33 ou 34 années de données, il devient chaque jour plus évident qu’il se passe vraiment quelque chose.