Le cadre de priorités que je propose repose sur le fait que le Canada est une société prospère, mais que son succès masque des vulnérabilités préoccupantes pour l’avenir. Le dynamisme économique actuel du Canada est dû en partie à des phénomènes qui lui sont extérieurs, sur lesquels il n’a aucun contrôle et qui comportent un élément aléatoire : le prix des ressources naturelles, notamment celui des hydrocarbures. Cela permet une croissance forte, quoiqu’inégalement répartie à travers le pays, mais engendre un important effet pervers, l’illusion de la santé économique. La croissance de certaines provinces et la marge de manœuvre fiscale qu’elle permet masquent l’existence de problèmes sous-jacents et n’incitent pas les pouvoirs publics à s’attaquer à des problèmes structurels pourtant importants.

J’ai exprimé, dans mes écrits, une préoccupation au sujet de la performance économique du Québec dont l’écart de niveau de vie avec la moyenne canadienne est préoccupant. Ce retard découle en grande partie d’une culture et de traditions peu favorables au dépassement et à la compétitivité en ce sens qu’elles ont mené à des choix fiscaux, politiques et institutionnels qui sont devenus des freins à la croissance. Cette culture, qui ne valorise pas suffisamment le succès, le dépassement et l’entreprenariat, on la retrouve dans plusieurs régions du Canada, avec des expressions qui leur sont propres, comme en font foi de nombreuses rigidités institutionnelles et l’immobilisme dans plusieurs dossiers, notamment la santé.

Le résultat, mesurable, c’est un pays moins compétitif qu’il devrait être. C’est également un pays qui est passé du peloton de tête du classement international il y a quelques années à une position moins enviable, tant sur le plan de la productivité que du niveau de vie. À cet égard, les données d’Andrew Sharpe sont parfaitement éloquentes, notamment la comparaison de la croissance de la production canadienne par heure, systématiquement inférieure à celle des États-Unis, et le fait que le Canada, pour ce même indicateur, se retrouve dans le peloton de queue des pays de l’OCDE.

À cela s’ajoutent des vulnérabilités, à commencer par la fragilité de l’industrie manufacturière devant le double choc de la réévaluation du dollar canadien et de l’intensification de la concurrence mondiale. Le centre du Canada est particulièrement touché, y compris dans des secteurs qu’il croyait à l’abri, comme le montrent les importantes pertes d’emplois manufacturiers. Aucun gouvernement canadien ne s’est encore résolument attaqué à ces questions.

Voilà pourquoi l’augmentation de la productivité et la question de la prospérité me semblent devoir être une priorité. Cela m’amène à privilégier certaines avenues, qui permettront un niveau d’investissement plus important, y compris l’investissement étranger, et des interventions qui agiront sur les facteurs déterminants de la prospérité, le savoir sous toutes ses formes et à tous les âges de la vie, de la petite enfance jusqu’à l’éducation postsecondaire, mais aussi l’innovation à toutes les étapes, de la recherche fondamentale à la mise en marché. Le fait de privilégier des enjeux économiques ne doit cependant pas se faire au détriment d’enjeux sociaux. La nature du consensus canadien consiste à rechercher ce que les Européens appelleraient une troisième voie : maintenir l’équilibre entre les objectifs économiques et les préoccupations sociales, entre une logique de marché de type nord-américain et le maintien d’un filet de sécurité sociale de type européen.

Ce souci d’équilibre n’est pas qu’une concession politique, un détour pour rendre acceptables des mesures liées à la compétitivité. Il y a une interaction entre l’économique et le social. Plus encore, les préoccupations économiques et sociales convergent de plus en plus dans les sociétés avancées comme la nôtre.

D’abord, parce que certaines mesures prometteuses s’inscrivent à la fois dans l’économique et le social, comme l’éducation, qui est une des clés de voûte de la productivité et de la compétitivité, qui est aussi à la fois un puissant outil de réalisation personnelle et d’égalité des chances. Ensuite, parce que le développement social, l’implantation de mesures de solidarité et la pérennité de notre système de santé exigent des ressources que seule la prospérité économique permet. Enfin, parce que, à l’inverse, les progrès sociaux, en permettant une plus grande cohésion sociale, en réduisant les fractures provoquées par les inégalités, en augmentant la qualité des systèmes de santé et d’éducation, en améliorant la qualité de la vie démocratique, deviennent aussi des outils pour assurer notre compétitivité, pour attirer les investissements et le talent. Les progrès sociaux constituent des atouts concurrentiels inestimables qui nous distinguent.

À cela s’ajoute le développement durable, source de préoccupation pour les citoyens et enjeu majeur pour les sociétés industrialisées, qui ne peuvent plus banaliser la menace que fait peser le rythme et l’ampleur du réchauffement planétaire. Là aussi, heureusement, on assiste à un début de convergence où les questions environnementales, et plus particulièrement la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), ne sont plus seulement vues comme des contraintes et des sources de coûts, mais comme des investissements qui peuvent contribuer à accroître la capacité concurrentielle de l’économie canadienne.

Le réchauffement climatique est un phénomène maintenant assez documenté sur le plan scientifique pour que l’on doive reconnaître que le phénomène existe, accepter le lien entre le réchauffement climatique et l’émission de GES, notamment le dioxyde de carbone, accepter que l’intervention humaine a un rôle à jouer, et reconnaître que l’impact de ce réchauffement est assez important pour justifier une intervention des États pour contrôler et réduire les GES. Une intervention qui doit être rapide et déterminante. À cet égard, je souscris au diagnostic de Mark Jaccard et Nic Rivers. Et je note que s’il n’y a pas consensus, terme que l’on devrait utiliser avec prudence dans les domaines scientifiques, il y a à tout le moins une convergence décisive des recherches comme le montrent les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, le GIEC. Le principe de précaution est néanmoins de mise.

Il y a donc, à mon avis, un devoir d’intervention de la part du Canada, d’autant plus qu’il est un des pays industrialisés qui se distingue — pour des raisons géographiques, démographiques et de structures économiques — par l’importance de ses émissions et par la timidité de ses efforts pour les réduire. Ce retard dans la lutte contre le réchauffement planétaire comporte des coûts, en raison des effets très importants sur l’environnement que l’on peut prévoir, et qui nuiront de façon importante au Canada, surtout à ses régions nordiques. C’est que les actions, si elles sont tardives, seront beaucoup plus coûteuses, et que le non-respect de ses obligations risque de priver le Canada d’avantages concurrentiels et de le pénaliser dans ses échanges. C’est également parce que les retards à intervenir peuvent nuire aux chances du Canada d’être à l’avant-plan dans les technologies nouvelles que ces changements exigeront.

Mais l’évolution du débat politique au Canada montre bien qu’il existe encore d’importantes résistances à un effort résolu de réduction des GES.

Je dois dire que l’importance d’une intervention vigoureuse me semblait à ce point aller de soi qu’il ne me paraissait pas évident qu’il faille en faire une des politiques retenues dans ce programme. Mais l’évolution du débat politique au Canada montre bien qu’il existe encore d’importantes résistances à un effort résolu de réduction des GES. La politique déposée par le gouvernement conservateur manifeste une détermination nouvelle d’un gouvernement qui a longtemps résisté, et dote enfin le Canada d’une réelle politique de réduction des GES. Mais cette politique comporte des lacunes importantes, à commencer par la timidité des objectifs, leur réalisation inégale selon les industries, notamment l’industrie pétrolière, et des doutes quant à l’efficacité des outils pour s’assurer de leur atteinte.

Par ailleurs, bien des Canadiens acceptent mal que le Canada ne respecte pas ses engagements pris lors de la signature du Protocole de Kyoto.
Si ces objectifs n’étaient pas réalistes pour le Canada, ils le sont encore moins en raison du retard pris par le Canada pour s’attaquer aux émissions de GES. Mais le fait de ne pas faire de ce protocole un dogme ne libère pas le Canada de son obligation de vigueur. C’est pourquoi des politiques d’intervention pour réduire les émissions de GES doivent figurer en bonne place dans l’ensemble de politiques retenues.

Deux ensembles de politiques ont été proposés pour ce faire. Les premières, par Jaccard et Rivers, pour réduire les émissions de carbone dans l’atmosphère, et les secondes, celles très intéressantes de Nancy Olewiler, pour mesurer et préserver le capital naturel. Mais l’urgence d’agir m’amène à privilégier la première avenue.

La proposition de Jaccard et Rivers a plusieurs avantages : une formule audacieuse qui permet d’atteindre des résultats, et un système qui, au lieu d’imposer des plafonds, force plutôt les producteurs et les importateurs d’énergie fossile à inclure dans leurs activités une proportion croissante de formes d’énergie qui ne produisent pas de GES. Bref, une approche à contrecourant des mesures généralement proposées. Elle est intéressante en ce sens qu’elle n’impose pas aux gouvernements la tâche difficile de négocier des permis, et aussi parce qu’elle force l’atteinte de résultats positifs et favorise certaines pistes, comme la captation du carbone dans le cas de l’utilisation du charbon ou de l’exploitation de sables bitumineux.

Comme seconde politique, j’ai retenu la proposition de Craig Riddell de soutenir le développement de la petite enfance grâce à un programme fédéral destiné aux enfants à risque. Premièrement parce qu’elle répond à un besoin et que la formulation de la mesure m’apparaît appropriée. Mais aussi parce qu’elle a l’avantage d’être un point de rencontre. La mesure, à des degrés divers, peut contribuer à atteindre trois objectifs prioritaires, la justice sociale, le développement du savoir et donc de la prospérité, et la réduction des effets négatifs des pressions démographiques.

Un système de services de garde joue un double rôle. Le premier consiste à venir en aide aux parents dans la conciliation travail-famille, à alléger le fardeau parental, surtout celui des mères, et, par voie de conséquence, à favoriser la participation féminine au marché du travail. L’expérience québécoise d’un réseau universel de garderies accessibles à tous a fait grimper le taux de participation des femmes, et augmenté la qualité de vie des familles.

Le second est plus social et consiste, si le réseau de garderies dépasse la fonction de gardiennage et intègre une fonction éducative, à fournir des apprentissages aux enfants que leur milieu familial ne réussit pas à leur procurer pour des raisons de pauvreté, de faible niveau d’éducation des parents ou de dysfonctionnement du milieu familial. Cette intervention, lorsque assurée auprès des enfants durant les premières années de la vie, cruciales sur le plan cognitif, contribue à leur socialisation, favorise leur cheminement scolaire et réduit les écarts avec les enfants de milieux moins à risque. À plus long terme, elle favorise la réussite scolaire dans les années subséquentes, contribue à réduire le décrochage et, ultimement, facilite l’accès à l’éducation supérieure.

Un régime d’apprentissage pour la petite enfance, comme le notent Robert Evans et ses collègues, est certainement un très puissant outil de lutte contre la pauvreté, en donnant aux enfants les outils qui leur permettent d’atteindre leur plein potentiel. À cette fonction essentielle de justice sociale s’ajoute une dimension plus économique. Une telle politique améliore la réussite scolaire et, à terme, produit une population plus qualifiée, un des éléments centraux pour augmenter la productivité et la prospérité.

Ces interventions précoces, de façon indirecte, en permettant à terme l’utilisation optimale du potentiel de chacun, en réduisant le gaspillage de ressources humaines, constituent une façon de compenser les effets négatifs sur la croissance d’une plus faible progression de la population active ou d’une régression dans certaines provinces, et donc d’atténuer les effets du choc démographique.

Voilà pour les principes. Ils sont importants, parce que, dans le débat canadien, ces enjeux ont été évacués. La politique du gouvernement Harper, des allocations mensuelles aux parents de jeunes enfants, avait pour but de donner le choix aux parents : choisir entre la maison et la garderie. Mais cette politique ne s’adresse qu’à l’aspect gardiennage, elle n’est valable que pour les familles capables de fournir aux enfants un environnement cognitif approprié. Cette politique évacue l’enjeu de la correction des injustices qui trouvent leur source dans le hasard de la naissance.

Et maintenant l’approche. La façon dont le programme est structuré par M. Riddell, c’est-à-dire un programme ciblé pour les enfants à risque, m’apparaît mener à une utilisation optimale des ressources. L’expérience québécoise montre qu’un régime universel comporte des effets pervers. Ainsi, le régime québécois des centres de la petite enfance (CPE) est offert à tous les parents, pour 7 $ par jour ; une subvention certes appréciable, à condition bien sûr qu’ils réussissent à obtenir une place dans un réseau encore incomplet.

Par ailleurs, on observe, d’une part, une surreprésentation des familles où les deux conjoints travaillent et, par conséquent, une surreprésentation des familles où la scolarisation est plus élevée et qui se situent dans les quintiles supérieurs de revenus, et d’autre part, une sous-représentation des familles au bas de l’échelle, celles à qui profiterait le plus le programme. Comme politique d’aide à la famille, c’est un succès, comme politique sociale, un relatif échec.

L’expérience québécoise suggère donc qu’il est souhaitable de viser des clientèles précises, comme le propose M. Riddell, pour éviter des injections excessives de fonds publics et les effets régressifs du programme. De cette façon, on s’assure de rejoindre les clientèles qui en bénéficieront le plus et de diriger vers elles toutes les ressources nécessaires. Et sachant, comme il le montre de façon convaincante, que les gains pour les clientèles favorisées sont minimes ou inexistants et que, au surplus, celles-ci disposent de ressources suffisantes pour procurer un environnement propice à leurs enfants.

Il est vrai, comme le soulignent MM. Evans, Hertzman et Morgan dans leur proposition, que le faible revenu n’est pas le seul indicateur de l’inadéquation du milieu familial. Mais c’est un argument extrêmement fragile pour justifier un régime universel coûteux, et une façon très inefficace de rejoindre les clientèles à risque. Il serait plus approprié de mettre au point des outils raffinés permettant de déceler les familles à risque.

On peut définir la trop faible croissance de la productivité et l’écart de productivité entre le Canada et ses partenaires, et plus particulièrement les États-Unis, comme le problème économique le plus fondamental au Canada. Pour cette raison, il fallait regarder de près les propositions sur la productivité de Andrew Sharpe.

Il est vrai, comme le note Rick Harris dans ses commentaires, que la question de la productivité n’enflamme pas l’opinion publique, parce que le mot et le concept font peur. Mais aussi parce que le Canada, grâce au cours avantageux des ressources naturelles, connaît une forte prospérité. Les succès canadiens nuisent au débat public et réduisent la propension des décideurs à se pencher sur les carences économiques du Canada et sur ses faiblesses structurelles.

Les succès canadiens nuisent au débat public et réduisent la propension des décideurs à se pencher sur les carences économiques du Canada et sur ses faiblesses structurelles.

Andrew Sharpe fait une démonstration convaincante sur les écarts significatifs de la croissance de la productivité entre le Canada et les États-Unis, et sur l’écrasant retard dans la croissance de la production par heure par rapport aux pays de l’OCDE. Le Canada est l’un des pays dont la croissance de la productivité est la plus faible au moment où la productivité, parce que la croissance de la main-d’œuvre n’est plus au rendez-vous, joue un rôle croissant dans la détermination du niveau de vie.

Je partage sans hésitation le point de vue de M. Sharpe voulant que l’augmentation du niveau de vie est un objectif souhaitable tant sur le plan social qu’économique, collectif qu’individuel. Pour que le développement économique soit source de bien-être, pour que le Canada puisse maintenir son niveau de services sociaux dans une période où le vieillissement rendra leur financement plus difficile, il doit augmenter le niveau de vie de ces citoyens. Et cette augmentation du niveau de vie passe par la croissance de la productivité. Celle-ci permettra également d’améliorer la capacité concurrentielle du Canada et d’aider ses entreprises à résister aux pressions de la globalisation.

Cela étant dit, les mesures proposées par M. Sharpe peuvent être rangées dans la catégorie des mesures pointues. Il ne propose pas de grandes politiques macroéconomiques, mais des interventions circonscrites, pour s’attaquer de façon précise à certains déterminants de la productivité.

La mesure que j’ai retenue, c’est celle qui consiste à réduire le fossé technologique, surtout auprès des petites et moyennes entreprises. D’abord parce que l’innovation est l’un des pivots de la productivité. Ensuite, parce que la performance canadienne est inégale. Le Canada a très bien fait à certains stades du cycle de l’innovation, notamment avec un soutien à la recherche universitaire qui a donné d’excellents résultats et fait du Canada un chef de file en la matière. Mais ce succès ne s’accompagne pas de résultats comparables dans d’autres aspects de l’innovation, comme la R-D en entreprise, le nombre de brevets, les transferts technologiques. Et cela semble indiquer qu’il faut accorder plus d’attention à tous les éléments du cycle de l’innovation, et plus particulièrement à son dernier stade, la capacité de transformer la R-D en services, en procédés et en produits. Car l’innovation a une incidence sur la création de la richesse quand elle permet ultimement une activité marchande, qui se traduit en emplois, en investissements, en ventes et en profits.

Voilà ce qui amène M. Sharpe à mettre l’accent sur l’utilisation du produit de l’innovation plutôt que sur l’innovation comme telle : au lieu de concentrer les énergies à soutenir la R-D du secteur privé, il propose de favoriser l’adoption des meilleures pratiques technologiques. Et donc de dégager plus de ressources pour aider les PME à trouver, à adopter et à adapter de nouvelles technologies.

Si l’objectif est fondamental, je ne sais pas si le moyen proposé par l’auteur, à savoir le renforcement du PARI, le Programme d’aide à la recherche industrielle du Conseil national de la recherche du Canada, est la voie la plus souhaitable pour atteindre l’objectif. L’auteur, ce qui devrait nous rassurer, cite à cet égard Richard Lipsey et al. (2005) qui estiment que c’est là un exemple de programme de transferts technologiques couronné de succès.

Comme le note Andrew Sharpe, les investissements en machinerie et équipements sont un des éléments essentiels pour la croissance de la productivité. À ce chapitre, note-t-il, le Canada est au 20e rang sur 28 pays de l’OCDE pour la part dans le PIB de la formation brute de capital fixe en machinerie et équipements. Il est donc aberrant que des gouvernements, au Canada, créent des barrières inutiles à l’investissement, notamment parce que le pays a l’un des taux d’imposition réel sur le capital les plus élevés au monde.

Dans cette optique, il serait souhaitable que les provinces qui ont encore une taxe de vente et qui l’appliquent à l’achat de biens de capital, soit l’Ontario, la Colombie-Britannique, l’Île-du-Prince-Édouard, la Saskatchewan et le Manitoba, abandonnent cette pratique. Il s’agit d’une très mauvaise politique, contre-productive. On pourrait cependant élargir cette discussion, en proposant que les provinces qui imposent une taxe sur le capital réduisent ou éliminent celle-ci, car elle a essentiellement le même effet, celui d’accroître le coût des investissements et donc de ralentir leur croissance. C’est le cas du Québec, de la Saskatchewan, de l’Ontario, du Manitoba, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick.

Il est à noter que de telles mesures, aussi logiques soient-elles, aussi évidentes sur le plan strictement économique, susciteront une réflexion plus large sur l’équité du régime fiscal. L’élimination des taxes qui pénalisent le capital nécessitera des mesures fiscales compensatoires si on veut éviter une perte de revenus, ce qui pourrait avoir pour effet de transférer le fardeau fiscal des entreprises aux consommateurs. Ce serait par exemple le cas, comme le note Sharpe, si, pour compenser les pertes que provoquerait l’élimination de la taxe de vente sur les biens de capital, on augmentait la taxe de vente sur les biens de consommation.

De façon plus générale, cela permettrait d’amorcer une réflexion sur le fardeau fiscal des entreprises et sur l’idée, pas toujours fondée, voulant que la fiscalité des entreprises soit un outil privilégié de justice sociale, en négligeant le fait que cette forme de fiscalité comporte des coûts économiques, et que ses effets redistributifs sont limités quand elle peut être refilée aux consommateurs.

La dernière mesure porte aussi sur l’éducation, la clé de notre avenir. Je dois dire que j’ai hésité entre les deux mesures d’éducation proprement dites proposées par Craig Riddell, la première, s’attaquer au décrochage, et la seconde, instaurer un système de bourses pour favoriser l’accès à l’université pour des jeunes de milieux défavorisés dont les résultats scolaires ne sont pas tout à fait suffisants pour avoir accès aux bourses de mérite.

J’ai finalement opté pour la lutte au décrochage, à cause du drame social qu’il représente, d’espoirs perdus qu’il comporte et des inégalités sociales qu’il perpétue, et aussi en raison de l’enjeu économique qu’il représente. Un pays qui connaît une croissance de la main-d’œuvre de plus en plus modeste ne peut pas miser sur une réserve de travailleurs non qualifiés comme facteur de succès. Il ne peut pas se permettre de gaspiller une partie de ses ressources humaines en se satisfaisant, par exemple, d’un taux d’activité trop bas ou d’un taux de chômage trop élevé. Ce sont là des indicateurs de l’inadéquation des compétences devant les besoins de la croissance et de l’incapacité d’une partie de la main-d’œuvre de s’adapter aux besoins changeants des entreprises et aux transformations de l’économie.

Le décrochage a des conséquences directes sur la capacité de l’individu en question de se trouver un emploi, mais surtout de progresser sur le marché du travail, de s’adapter en période de transformations et de se recycler en cas de coups durs. À cet égard, le Canada souffre, malgré ses résultats, de deux problèmes : un taux de décrochage élevé, surtout en régions non urbaines ; et un problème de littéracie et de numéracie — y compris chez les jeunes — pris dans son sens moderne d’une absence de maîtrise de la langue écrite et des chiffres pour fonctionner normalement dans une société moderne.

L’achèvement des études secondaires est essentiel pour résoudre ces problèmes. Et la lutte au décrochage est certainement l’une des actions essentielles pour favoriser l’accès aux études supérieures et réduire la sous-représentation des enfants de milieux défavorisés, en sachant que la capacité d’avoir accès aux études postsecondaires se décide tôt dans la vie.

ll n’est pas certain que la méthode proposée par M. Riddell, augmenter à 18 ans l’âge obligatoire des études, suffira à contrer le décrochage et l’embauche de jeunes. Mais les résultats seront plus importants si, comme il le propose, cette mesure est assortie d’investissements accrus pour offrir aux jeunes à risque une formation professionnelle et leur fournir un meilleur encadrement.

En terminant, je tiens à exprimer la sympathie et l’intérêt suscités par la proposition intéressante, mais ambitieuse, de Jean-Yves Duclos de mettre en œuvre un régime d’allocation universelle (AU). Un projet qui débarrasserait notre système de sécurité du revenu de nombreux effets pervers, notamment pour ce qui est de l’incitation au travail. Celui-ci me paraît cependant trop ambitieux, trop coûteux et comportant trop d’incertitudes pour être retenu à ce moment-ci.

Sur un autre plan, je note l’absence d’une grande priorité dans cette dernière phase du projet. Les délibérations des analystes à qui l’on avait confié le mandat initial de définir les principales priorités ont mené ceux-ci à placer en troisième position l’idée de « renforcer l’efficacité des relations intergouvernementales au sein de la fédération canadienne ». Cet enjeu n’a finalement pas été retenu dans les huit priorités choisies, probablement en raison de son contenu plus politique, qui ne se prêtait pas à l’établissement et l’évaluation de politiques plus formelles.

Il y a peut-être une façon d’aborder le fonctionnement du fédéralisme qui évite les écueils politiques, qui permet une action concrète et moins lourde, relativement neutre et potentiellement consensuelle, et c’est de contribuer à créer au Canada un véritable marché commun intérieur.

L’ouverture accrue du marché américain depuis l’ALENA et la croissance importante des échanges nord-sud a fait oublier qu’une partie importante du commerce de chacune des provinces se fait dans l’axe est-ouest, et que la croissance de ces échanges, même si elle est moindre que le flux nord-sud, doit rester un objectif, parce qu’il existe un potentiel de croissance, et que cela donne aux entreprises canadiennes une base pour renforcer leur position concurrentielle. Mais le Canada n’exploite pas pleinement ce potentiel et se prive des outils que lui procurerait ce marché intérieur en érigeant des barrières qui entravent la mobilité des personnes, des marchandises et des capitaux. Ce sont les contraintes qui limitent le mouvement de certains professionnels, comme les médecins, ou les travailleurs de la construction dans certaines provinces, les règlements sur certains produits, l’existence de mécanismes provinciaux de réglementation des valeurs mobilières.

La création d’un véritable marché commun intérieur est certainement un objectif économique souhaitable.

La création d’un véritable marché commun intérieur est certainement un objectif économique souhaitable. À cet égard, l’Alberta et la Colombie-Britannique ont posé un geste positif. Mais c’est certainement un objectif politique important pour permettre au Canada de se donner un sens.

La construction de l’identité nationale a reposé, en grande partie, depuis 25 ans, sur le développement de l’union sociale, notamment parce que les éléments du filet de sécurité sociale incarnaient des valeurs communes capables de définir l’identité canadienne et d’assurer la cohésion. Ce que l’on pourrait appeler le cycle de l’union sociale tire sans doute à sa fin, dans un mouvement de balancier qui ne mène pas vers de nouveaux programmes sociaux et qui conduit certainement à une plus grande prudence du gouvernement central dans ses interventions dans des domaines qui relèvent d’abord des provinces, et aussi parce que les affirmations régionales se font plus fortes partout au Canada. Ce cycle de l’union sociale a par ailleurs amené le gouvernement canadien à se disperser dans des interventions où sa contribution n’était pas optimale et à négliger des activités pourtant primordiales pour l’avenir du Canada.

Cela devrait convaincre le gouvernement canadien et le Canada dans son ensemble de concentrer leurs énergies autrement et de les redéployer pour trouver d’autres façons de construire le pays, et d’assurer la cohésion autour d’un projet collectif. La création d’un marché commun canadien est certainement l’un des champs d’action qui pourrait donner un sens au Canada et lui donner un nouvel élan, sans sombrer dans les déchirements qui le paralysent parfois. 

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Alain Dubuc est un chroniqueur, éditorialiste et économiste.

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