« Le cheval de bois n’est pas comestible »

Alexandre Vialatte

Fédéralisme fiscal est une étiquette technocratique trompeusement rassurante. Elle semble connoter un cadre serein de discussion de la répartition des ressources entre les niveaux de gouvernement pour leur per- mettre de remplir leurs obligations vis-aÌ€-vis les citoyens. Or, dans les faits, c’est un lieu de combats épiques, de manœu- vres sournoises et de désinformation éhontée.

Mais comme le suggé€re Albert Hirschman, relation con- flictuelle ne signifie pas guerre. Pourvu que cette relation se construise sur des conflits « de plus ou moins » qu’on arrive aÌ€ résoudre, au lieu de s’enliser dans des conflits irréductibles « du tout ou rien », une forte capacité aÌ€ coopérer peut en émerger.

Mais pour que cela se matérialise, il faut qu’une trame institutionnelle robuste (formelle et informelle) soit en place pour que : (1) les multilogues continus soient alimen- tés par une information de base fiable, (2) des forums ouverts existent pour que ces débats eux-mé‚mes puissent avoir lieu, et (3) la trame institutionnelle soit capable d’en- gendrer l’innovation, d’explorer des voies nouvelles tou- jours plus efficaces et susceptibles d’induire des situations de jeux aÌ€ somme positive ouÌ€ tout le monde gagne.

Or, en plus d’avoir bien des institutions existantes défi- cientes (une fonction publique sclérosée et démoralisée, un Bureau du Vérificateur général qui a perdu sa boussole et une Cour supré‚me engluée dans un activisme souvent mal inspiré), les débats qui animent la vie quotidienne du fédéra- lisme canadien souffrent aussi d’un manque d’institutions « nouveau genre » pour faire le travail mentionné plus haut : il y a manque d’information fiable, de « lieux suÌ‚rs » pour les débats et de forums significatifs dans un grand nombre d’interfaces, et l’ex- périmentation nécessaire aÌ€ la créativité est plus souvent réprimée que promue. Ces infrastructures manquent.

Dans ce court article, nous allons utiliser le fédéralisme fiscal comme référence pour illustrer ces manques et suggérer comment on pourrait y remédier en mettant en place trois institutions nouvelles.

Ce travail d’architecture institu- tionnelle vise aÌ€ mettre en place un mélange de capacité additionnelle aÌ€ explorer les possibles et de capacité additionnelle aÌ€ exploiter les arrange- ments déjaÌ€ en place. C’est le genre de mélange exploration/exploitation qui est au cœur d’un appren- tissage social réussi, comme le dirait James G. March (The Pursuit of Organizational Intelligence, 1999).

La logique économique aÌ€ la base du fédéralisme suggé€re qu’une gouvernance aÌ€ plusieurs étages devrait permettre d’améliorer l’efficacité en assignant aÌ€ chaque niveau de gouvernement les taÌ‚ches don’t il peut le mieux s’acquitter. C’est aÌ€ partir de cette logique que les constitutions assignent des roÌ‚les différents et des taÌ‚ches dissemblables aux différents niveaux de gouvernement.

Mais les responsabilités concré€tes et les ressources financié€res consenties ne sont pas nécessairement parfaite- ment arrimées aux niveaux de gou- vernement existants. Une faculté de médecine dans une province de l’Atlantique peut servir aÌ€ former les médecins d’autres provinces mari- times ; des services sociaux ou des ser- vices de pompiers de Montréal viennent aÌ€ la rescousse de la popula- tion des environs. Ces chevauchements commandent toutes sortes d’arrange- ments ou de compensations aÌ€ caracté€re mixte, c’est-aÌ€-dire impliquant horizon- talement différentes provinces ou villes ou verticalement deux ou trois niveaux de gouvernement.

Les attentes et les besoins des citoyens changent aussi dans le temps, et le contexte évolue. En conséquence, les responsabilités assignées aÌ€ un niveau de gouvernement peuvent devenir obsolé€tes ou ne plus corres- pondre aux rentrées fiscales concédées antérieurement aÌ€ ce niveau de gou- vernement. L’arrimage est alors défait, et le déséquilibre fiscal s’ensuit.

La notion de déséquilibre fiscal connote simplement l’écart entre les niveaux de revenus et de dépenses légitimes des divers gouvernements. Il peut exister un déséquilibre fiscal hori- zontal entre grande ville et petite ville de banlieue, si la grande ville fournit tout un éventail de services aux ban- lieusards sans compensation. On peut alors corriger ce déséquilibre par des paiements d’appoint de la ville de ban- lieue aÌ€ la grande ville. Il peut aussi exis- ter un déséquilibre fiscal vertical entre le niveau fédéral et le niveau provin- cial, ou entre le niveau provincial et le niveau municipal, quand l’attribution des responsabilités ne correspond pas ou plus au partage de l’assiette fiscale entre niveaux de gouvernement. On peut alors corriger ce déséquilibre soit en réaménageant les responsabilités ou les sources de rentrées fiscales entre les niveaux de gouvernement, soit en effectuant des transferts de ressources fiscales des niveaux de gouvernement en surplus vers les niveaux de gou- vernement en déficit. 

Mais il existe un autre déséquilibre potentiel tout aussi important entre les responsabilités et les ressources des secteurs privé, public et aÌ€ but non lucratif. Car la division du travail entre ces secteurs est tout aussi importante que celle qui prévaut entre les niveaux de gouvernement. AÌ€ mesure que la divi- sion du travail se transforme entre les divers secteurs, on peut aussi voir émerger des désaccords entre ce qu’on attend et ce qu’on reçoit de chacun.

Les régimes fédéraux ont une grande résilience : ils sont flex- ibles, invitent aÌ€ tous les accommode- ments et savent malaisément se réinventer. Mais l’accélération du changement technique, l’érosion des frontié€res tradi- tionnelles, une complexité plus grande des enjeux, le bras- sage accru de populations hétérogé€nes avec des attentes différentes sur le mé‚me terri- toire et les attentes plus nom- breuses de la part des citoyens ont accentué les tensions et multiplié les zones de friction. AÌ€ chaque crise, le degré de brouillage dans la division du travail des divers secteurs et entre les niveaux de gouverne- ment s’est accru, et c’est avec de plus en plus de difficulté qu’on a réussi aÌ€ faire les radoubs nécessaires pour que la « conversation fédérale » continue.

Dans le monde turbulent des dernié€res décennies, l’obligation pour les organisations privées, publiques et aÌ€ but non lucratif de s’ajuster de plus en plus rapidement a imposé de nouvelles divisions du travail entre les secteurs : on a cessé de pouvoir compter sur les gouvernements pour régler tous les ajustements, et tant le privé que le but non lucratif ont duÌ‚ accepter des respon- sabilités additionnelles dans ce travail d’ajustement. Les petites unités (cités, régions, entreprises, districts industriels, secteurs, etc.) sont devenues des agents essentiels dans ce travail d’ajustement. Question de survie, il a fallu une trans- formation dramatique de la division du travail dans les deux dimensions privé/public/but non lucratif et fédéral/provincial-territorial/local.

Les gouvernements seniors des régimes fédéraux ont été forcés de reconnaiÌ‚tre qu’ils ne controÌ‚laient plus tous les leviers, que « personne n’était plus vraiment en charge », qu’il deve- nait impératif d’inventer des modes de gouvernance susceptibles d’intégrer un grand nombre d’intervenants cruciaux dans le processus de décision et que, pour ce faire, il était nécessaire de trans- gresser les barrié€res artificielles créées par l’ancien fédéralisme territorial.

On est passé d’un monde grand G (gouvernement) ouÌ€ les arrimages étaient pris en charge de haut en bas et plus ou moins autocratiquement par les états ter- ritoriaux aÌ€ un monde petit g (gouver- nance) ouÌ€ la gouverne a été davantage distribuée, horizontale et collaborative, et a mobilisé un grand nombre d’acteurs dans toutes sortes de secteurs. En effet, aÌ€ proportion que pouvoir, ressources et information se sont retrouvés entre les mains d’un plus grand nombre d’inter- venants, plutoÌ‚t qu’entre les mains de quelques gouvernements, il a fallu trou- ver des moyens d’assurer la coordination efficace de ces divers acteurs.

Dans Beyond Sovereignty, David Elkins pouvait déjaÌ€ annoncé en 1995 la fin du fédéralisme territorial et « une gouvernance aÌ€ la carte » dans laquelle on aurait un bien plus grand nombre de formes de gouverne.

L’exploration des possibilités de ce nouveau fédéralisme « non-plus-exclusivement-territorial » n’a pas pro- gressé grandement au cours de la dernié€re décennie. Cela tient large- ment au dynamisme de conservation des forces en place. On n’a pas réussi aÌ€ convaincre les divers niveaux de gou- vernement ”” chacun raccroché aÌ€ son pouvoir territorial et aÌ€ ses prétentions de souveraineté (constitutions et chartes aÌ€ l’appui) ”” et les groupes puissants qui les soutiennent qu’on ne saurait venir aÌ€ bout des défis nouveaux (productivité et innovation) sans fédérer des alliances et partenariats inédits (privé-public-civique et fédéral- provincial-municipal).

Cet atavisme n’est peut-é‚tre pas souhaitable mais est probablement incontournable, tout au moins dans le moyen terme. Il n’est pas pensable de faire tabula rasa. On devra recom- poser un régime fédéral moins état- centrique, moins territorialisé et aÌ€ géométrie variable, mais on devra le faire sans s’attaquer ouvertement aÌ€ certains fondements enchaÌ‚ssés dans les constitutions et les chartes et en réussissant aÌ€ mobiliser les pouvoirs en place.

Comment y arriver? Par la voie administrative. Par le truchement d’arrangements et de bricolage qui vont contourner les « vaches sacrées » que constituent les textes sacrés, mais aussi en obtenant le support des groupes au pouvoir qui misent sur la prospérité pour survivre.

On ne va donc pas pouvoir effectuer le passage de grand G aÌ€ petit g de manié€re cartésienne : remplacer par décrets, d’un coup, les formes de gouverne autocratique de haut en bas par des formes de gouverne plus hori- zontales et collaboratives mieux ajustées aux problé€mes du moment. Cela va devoir se faire d’une manié€re pragmatique, secteur par secteur, dossier par dossier, aÌ€ l’aide d’expé- riences pilotes.

Il existe déjaÌ€ une certaine efferve- scence (ancrée dans la colla- boration entre niveaux de gouvernement mais aussi dans le concours du privé et du secteur aÌ€ but non lucratif) qui a commencé aÌ€ produire des fruits : cette transition est en train de s’accomplir. Les expériences de réjuvénation de l’Est de Vancouver, les expériences des « charter schools » en Alberta, les inno- vations dans le monde de la santé aÌ€ Alma (Québec) et aÌ€ Sault-Ste-Marie (Ontario), par exemple, ont montré que la gouverne de type petit g (de bas en haut, partenariale, collaborative, etc.) peut non seulement mais é‚tre particulié€rement efficace.

En fait, la solution au problé€me du déséquilibre fiscal passe d’abord par ces canaux.

En effet, il est trop facile pour le gouvernement aÌ€ surplus d’attribuer les déboires des gouvernements aÌ€ déficits aÌ€ leur propre incurie ; il est trop facile aussi pour la gauche d’attribuer le déséquilibre fiscal aux réductions d’im- poÌ‚ts. La seule manié€re d’exposer ces sophismes est de mettre en place une véritable gouverne petit g, morceau par morceau, qui fasse la démonstra- tion de son efficacité.

L’avé€nement d’une gouverne petit g efficace balayera les objections oiseuses de ceux qui défendent l’habi- tus centralisateur en place et qui appuient leur déni de l’existence d’un déséquilibre fiscal sur des constats d’inefficacité chronique au niveau provincial et local. Selon ces ronchons, la seule raison pour laquelle il y a manque de ressources au niveau sub- national, c’est qu’on ne sait, ni ne veut, faire les choses différemment et de manié€re plus efficace.

Mé‚me si l’objection est en bonne partie malhonné‚te, on ne pourra s’en débarrasser qu’en faisant des expé- riences qui montrent qu’on innove et qu’on peut faire le meilleur usage possible des ressources disponibles au niveau subnational. Faut-il rap- peler l’expérience dans certains hoÌ‚pi- taux de l’Alberta ouÌ€ les temps d’attente en chirurgie orthopédique ont chuté de 85 p. 100 ou plus en faisant une réallocation des taÌ‚ches diagnostiques des chirurgiens vers le personnel infirmier tré€s spécialisé. Certaines de ces expériences peuvent se faire de façon autonome, mais souvent elles ne peuvent se réaliser sans des institutions nouvelles qui en sont la source.

Le premier grand handicap aÌ€ sur- monter est le manque d’information fiable.

Compte tenu du complexe de décisions négociées nécessaires pour assurer un « équilibre parfait » aÌ€ un moment donné, on est condamné aÌ€ ce qu’il y ait déséquilibre fiscal plus ou moins prononcé la plupart du temps. Le fédéralisme fiscal en tant que mécanisme de résolu- tion de conflits vise tout au plus aÌ€ réparer les déséquili- bres les plus criants et les plus chroniques afin d’ar- rimer autant que possible, financié€rement et poli- tiquement, l’état des choses aÌ€ cet équilibre idéal.

Mais ce débat est pollué de désinformation, de bluffs et de mensonges, tout autant que de stratégies de bon aloi des intervenants pour s’approprier le plus d’argent possible et resquiller sur la prestation des services pour lesquels ils sont responsables afin de balancer les livres. En conséquence, on perd bien davantage d’énergies aÌ€ mani- gancer qu’aÌ€ expérimenter avec des moyens plus productifs de livrer les services publics.

L’information est un bien public. C’est la base sur laquelle les citoyens et les gouvernements fondent leurs déci- sions. Une information fausse ne peut qu’induire des débats vides et des déci- sions déraisonnables. Si le bourbier du fédéralisme fiscal procé€de cahin-caha, c’est parce que les renseignements de base fiables ne sont pas toujours (et mé‚me souvent) mis sur la table. Tant les bureaucrates que les politiques nagent dans les concepts scabreux, les argumentations spécieuses, les comp- tabilités fumeuses et les « imputabi- lités » les plus laÌ‚ches.

Ministres et bureaucrates n’hési- tent pas aÌ€ définir le déséquilibre fiscal d’une manié€re aussi fantaisiste qu’il leur convient, pour le déclarer ensuite avec grand sérieux « logiquement impossible », « empiriquement inexis- tant», «en train de disparaiÌ‚tre de toute façon », ou, de toute manié€re, entié€rement réglé par les transferts fis- caux actuels. (Pour une critique de ces déclarations spécieuses, voir G. Paquet, Pathologies de gouvernance, 2004).

En fait le bourbier du fédéralisme fiscal a besoin, comme les écuries d’Augias, d’un bon nettoyage : des concepts clairs, des normes d’argu- mentation et de comptabilité mini- males et des mécanismes transparents pour s’assurer que chacun a tenu ses engagements. Or il n’existe pas d’insti- tution qui fasse ce travail. Le Conseil de la fédération (provincial) est une créature éminemment « politique » dont le roÌ‚le est aÌ€ peu pré€s strictement de défendre les intéré‚ts des provinces. Il se peut que par hasard cette agence éclaire le débat mais ce n’est pas son roÌ‚le principal.

Il nous manque une sorte d’Observatoire social et économique (ins- tance fédérale-provinciale-municipale mais aussi privée-publique-sociale) qui aurait pour vocation premié€re de clarifier concepts et chiffres, critiquer les argu- mentations boiteuses, et séparer le bon grain de l’ivraie de manié€re que les débats procé€dent avec un vocabulaire clair, des argumentations raisonnées et raisonnables, des comptabilités fiables et des responsabilités bien établies. Une telle instance aurait le grand avantage d’assurer les intervenants qu’ils négo- cient avec des renseignements de base fiables ”” avec une note ISO aÌ€ la clé.

Cet observatoire pourrait é‚tre supporté par un secrétariat de la mé‚me manié€re que le sont les diver- ses tables rondes mises en place au cours des dernié€res années et faire rapport annuellement sur un certain nombre d’indicateurs du bon ou mal fonctionnement de la « fédération » en un sens qui ne serait plus simple- ment territorial. Le but ne serait pas simplement de produire une série de clignotants ou d’indicateurs de per- formance de la fédération, mais aussi d’éclairer les débats techniques et les argumentations touffues de manié€re que les citoyens et les élus puissent faire appel aÌ€ cette « référence » dans leurs débats.

Il ne faudrait pas croire que cette institution sera une panacée. Il y a trop de place dans ces débats pour l’é- motion et l’affect, trop de tensions autour de problé€mes d’équité, de controÌ‚le et de légitimité pour que l’on puisse espérer tout mettre en for- mules algébriques qui fassent le con- sensus. Cependant, elle permettrait de nettoyer le terrain jusqu’aÌ€ un cer- tain point.

Le second handicap est un manque de forums.

Comme délibérations et négocia- tions sont nécessaires pour en arriver aÌ€ une entente, il faut des « lieux suÌ‚rs » ouÌ€ les intervenants essentiels puissent délibérer. Or ces forums ne peuvent pas é‚tre des « aré€nes aÌ€ tout faire », ils doivent é‚tre construits sur des domaines suffisamment circonscrits pour donner lieu aÌ€ des échanges et aÌ€ des arbitrages significatifs, inclure toutes les instances sérieusement impliquées et pouvoir réunir des représentants habilités aÌ€ prendre des engagements fermes.

Pour le moment, ce genre de forums n’existe vraiment pas dans la plupart des zones controversées (santé, éducation, infrastructures socio- techniques des villes, etc.). On orga- nise des rencontres « au sommet » aÌ€ forte intensité théaÌ‚trale, des discus- sions bilatérales qui ressemblent davantage au maquignonnage qu’aÌ€ la négociation et des confrontations ou complots de toutes sortes dans les arrié€re-boutiques, mais pas beaucoup de forums ouÌ€ tous les joueurs peuvent délibérer des enjeux importants. Et la raison pour laquelle ces forums n’exis- tent pas n’a rien aÌ€ voir avec la possibilité de les créer, mais tout aÌ€ voir avec les mécanismes d’exclusion imposés par l’un ou l’autre des partenaires prin- cipaux, la plupart du temps pour des raisons de controÌ‚le et de pouvoir.

Par exemple, mé‚me si l’accord est fait sur l’existence d’un déséquilibre fiscal qui prive les grandes villes (qui sont les grands moteurs de la socio- économie canadienne) des ressources nécessaires pour mettre en place ou maintenir en bon état les infrastruc- tures essentielles, il n’existe toujours pas de forum ouÌ€ le fédéral, le provin- cial et les grandes villes puissent en discuter parce que les provinces s’y opposent.

Or, il ne sera pas possible de résoudre les problé€mes de fédéralisme fiscal sans mettre en place une instance canadienne ouÌ€ les trois niveaux de gouvernement (mais aussi tous les groupes d’intervenants de pre- mier ordre du privé et du secteur aÌ€ but non lucratif) puissent se rencontrer et débattre des grands enjeux nationaux aÌ€ partir des résultats de tables secto- rielles (multipartites elles aussi) qui auraient préparé les dossiers, déblayé le terrain et mis au point certaines propo- sitions préliminaires.

Un tel Conseil économique et social (et les tables sectorielles sous-jacentes) ne se substitueraient pas aux législa- tures et aux Communes mais pour- raient régler par voie administrative un grand nombre de problé€mes qui ne réclament pas l’aval des chambres d’assemblée et des gouvernements. On pourrait s’attendre que (aÌ€ l’intérieur d’un corridor bien défini par un accord des parties) ces instances puissent prendre des décisions administratives déterminantes.

On pourrait aussi recadrer, aÌ€ un niveau plus politique ”” si certains enjeux débordent trop les simples rouages administratifs ””, le roÌ‚le des commissions parlementaires et sénato- riales pour en faire des instances non seulement tripartites mais auxquelles pourraient siéger des représentants de la société civile, parce que portant sur des grands sujets d’in- téré‚t commun. Certaines expériences de ces assem- blées, au moment de revoir la loi électorale en Colombie- Britannique ou au moment de réfléchir sur les conséquences de la séparation du reste du Canada au Québec (Bélanger-Campeau), ont montré comment ce genre de forums a pu créer des lieux de délibération inédits et mener aÌ€ un apprentissage collectif considérable.

On peut mé‚me croire que ces forums ”” pour autant qu’ils soient clairement légitimes et reconnus comme tels donnent voix aÌ€ tous sans exclusion, s’attaquent aÌ€ des problé€mes épineux d’intéré‚t public avec toute l’expertise et la diligence nécessaires, et acceptent de dénoncer les arguments farfelus ”” pourraient établir des formes nouvelles d’ « imputabilité » aÌ€ proportion que l’on pourra y examiner rétrospectivement la capacité des divers acteurs aÌ€ remplir des engage- ments auxquels ils ont consenti.

Mais on ne saurait construire de telles instances délibératives censément capables de travailler aÌ€ par- tir de documents de base fiables sans accepter la dure réalité que l’angélisme est une bien naïve présomption et qu’il est probable que certaines parties vont faire usage de données faussées et d’arguties farfelues, é‚tre bassement opportunistes et ne pas tenir leurs engagements. Ne pas le présumer serait faire preuve d’une négligence criminelle. Reste aÌ€ savoir comment punir.

Une grande bourrade par l’Observatoire ou le Conseil (ou ses tables constituantes) pour tarauder des participants qui ont utilisé des ren- seignements erronés, défendu des argu- mentations spécieuses ou manqué aÌ€ des engagements fermes, etc., ne peut que porter aÌ€ conséquence. La presse pourra aussi jouer un roÌ‚le important en dénonçant la mauvaise foi des parties prises en défaut et la cupidité de certains intervenants qui n’hésiteraient pas aÌ€ défendre des positions déraisonnables. Aurait-on permis l’accord Martin- Williams s’il avait pu é‚tre débattu dans des forums comme ceux qu’on considé€re ici? AÌ€ notre avis, non. On en aurait vu et dénoncé le caracté€re déraisonnable.

Ces mécanismes de punition peu- vent paraiÌ‚tre faiblards, mais on aurait tort de le croire. Comme la Commission Gomery l’a montré, exposer mieux les errements, les duperies et les mensonges porte aÌ€ con- séquence. Aurait-il fallu attendre les diktats de la Cour supré‚me pour briser l’emprise idéologique de « l’état-ou- rien » dans les arrangements de l’assurance-maladie au Canada si la population avait eu des forums ouÌ€ en débattre? Combien de citoyens auraient accepté de s’incliner devant une loi qui permet aÌ€ une personne d’acheter une image aÌ€ résonance mag- nétique pour son chien mais pas pour son enfant, si on avait eu des forums ouÌ€ ces aberrations avaient été publiquement dénoncées?

Il ne suffit pourtant pas d’avoir l’in- formation de base et des forums de délibération musclée pour que le fédéralisme non-territorial se renou- velle. Il faut aussi une ou des instances capables de générer des « zones de sécurité » ouÌ€ l’expérimentation est per- mise et ouÌ€ des projets pilotes vont pou- voir faire la démonstration des nouvelles formes d’organisation dont nous avons besoin.

AÌ€ cet égard, il y a loin de la coupe aux lé€vres. On peut débattre aÌ€ satiété sans que la mise en œuvre suive. La mise en œuvre est le talon d’Achille de l’architecture sociotechnique, non seulement du fédéralisme, mais de tous les régimes sociopolitiques. Les Canadiens n’auraient probablement pas le régime d’assurance-maladie en place au Canada aujourd’hui sans l’ex- périence de la Saskatchewan.

Dans la période de la grande dépression, de la Seconde Guerre mon- diale et des trente glorieuses années qui ont suivi, le Canada s’est donné la permission d’expérimenter. Crises obligent. Cette « permission » a été grandement affaiblie par la suite. Le grand conservatisme des « droits acquis » a bloqué l’expérimentation : toute expérimentation en est venue aÌ€ é‚tre considérée comme un danger pu- blic parce qu’elle menaçait de remettre en question certaines formes de pro- tection sociale « sacrée » en montrant qu’elles avaient eu des effets non voulus et non prévus déplorables.

Pour le moment, l’expérimenta- tion est périlleuse : tous ceux qui sont tentés de « faire autrement » ou de sor- tir du rang sont vite crucifiés. C’est ainsi que, dans le monde de la santé et de l’alphabétisme/ éducation/décrochage (ouÌ€ les perfor- mances canadiennes laissent aÌ€ désirer), les interdits foisonnent. Diverses sug- gestions d’expérimentation ont été assassinées par le simple jeu des idéolo- gies état-centriques sur la base d’infor- mations erronées et d’argumentations bancales parce que les défenseurs du systé€me actuel ont bloqué les débats aÌ€ l’aide de tabous et d’interdits.

Et pourtant, il existe de nombreuses opportunités pour explorer et expéri- menter. Par exemple, la décision Chaouilli a offert une occasion ré‚vée pour ouvrir la machine canadienne et permettre de discuter des diverses manié€res possibles de réagir aÌ€ cette déci- sion. Québec a été obligé d’agir ; mais l’Alberta était pré‚te aÌ€ explorer dans une direction différente quand le régime de terreur a frappé. Si, au lieu de dénoncer et d’abominer l’expérimentation, on avait invité les Canadiens aÌ€ élaborer diverses manié€res de répondre aÌ€ la déci- sion Chaouilli et proposé que ces expé- riences, aÌ€ la marge des conventions actuelles, allaient se faire avec l’aval des autorités compétentes, nous aurions eu une bouffée d’expérimentations dont plusieurs auraient été des succé€s et auraient été imitées ailleurs dans le pays.

Les possibilités d’innover pourraient émerger naturellement des débats suscités par les diverses consultations publiques menées par les législatures, le Sénat et les multiples commissions par- lementaires et autres groupes de travail officiels qui servent assez régulié€rement d’instruments de prospection pour le fédéralisme canadien. Quand il appa- raiÌ‚t, aÌ€ l’étude que, face aÌ€ certains dilemmes, il n’existe pas de solutions évidentes, mais seulement une série de possibilités entre lesquelles on ne peut choisir faute de données concluantes, il se pourrait que le temps de l’explo- ration soit venu. On pourrait alors demander l’accord des gouvernements et des grands intervenants pour ouvrir la partie aÌ€ des expérimentations qui permettraient de jauger les avantages et les couÌ‚ts des diverses solutions de rechange. Il ne s’agirait pas d’imposer quoi que ce soit, mais de permettre un moment d’expérimentation.

C’est une permission que tout groupe intéressé pourrait aller chercher aupré€s d’un Conseil des institutions, pour ne pas courir le danger d’é‚tre traduit devant les cours de justice pour « violation » des lois. VoilaÌ€ qui redonnerait au fédéralisme canadien son plein potentiel d’exploration.

Il s’agit laÌ€ clairement d’une institu- tion aventureuse qui permettrait une sorte de mardi gras ”” ou suspension de jugement pour un moment au nom d’une expérimentation prometteuse. Ce Conseil des institutions pourrait stimuler des expériences qui sans lui ne se con- crétiseraient pas et devenir le lieu d’au- torisation d’exploration continue aux marges de l’ordre institutionnel actuel. On pourra se demander pourquoi demander la permission d’imaginer mieux : société litigieuse oblige.

Une autre voie (moins formelle) serait l’utilisation de projets pilotes. C’est ce que l’on a fait au moment de développer les « communautés ingénieuses ». On savait qu’il fallait explorer divers moyens de rendre les communautés davantage capables d’utiliser les nouvelles technologies non seulement pour livrer les services publics mais pour leur permettre de mieux se prendre en main. On a donc, tant au fédéral (Smart Communities) qu’en Ontario (Connect Ontario), ouvert des concours permettant aux communautés qui le désiraient d’ex- plorer pendant une certaine période.

Ces explorations ont pour double roÌ‚le : (a) de mettre de l’avant des solu- tions inédites aÌ€ des questions épineuses afin de forcer les parties aÌ€ débattre sur la place publique de ces questions qui pour le moment ne sont jamais dis- cutées au grand jour ; (b) de mettre au test dans certaines régions, villes ou provinces (qui seraient ou pourraient é‚tre pré‚tes aÌ€ le faire) diverses voies de sortie des impasses dans lesquelles le fédéralisme canadien est embourbé.

La division du travail et des ressources entre secteurs (privé, public, aÌ€ but non lucratif) et entre niveaux de gouvernement est con- damnée aÌ€ changer aÌ€ mesure que la mon- dialisation, la diversification culturelle et la déterritorialisation des sociétés s’ac- célé€rent. Dans un monde ouÌ€ personne ne peut se prétendre « en charge » et ouÌ€ le pouvoir, les ressources et l’informa- tion sont vastement distribués, on verra de plus en plus s’instaurer une gouverne moins état-centrique, moins centralisée, moins autocratique et davantage horizontale, collaborative et partenariale.

Pour que cette nouvelle gouverne par réseau s’instaure, il va falloir enrichir l’ordre institutionnel et mettre en place certaines institutions nou- velles capables d’assurer une informa- tion plus fiable, des lieux de délibération et de concertation suscep- tibles d’enrichir et de rendre plus raisonnables les conversations et négo- ciations au cœur du fédéralisme, et une impulsion plus grande aÌ€ l’expérimenta- tion qui promettrait davantage d’innovation et de créativité.

Projet de radoubs fort ambitieux, dira-t-on, que nous voudrions porter aÌ€ l’attention des architectes du nouveau fédéralisme… afin qu’ils ne se perdent pas dans le design de nouvelles moulures quand c’est une refondation qui s’impose.

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