« … a combination of people is required to bring an idea to policy fruition. »
John W. Kingdon
Agendas, Alternatives, and Public Policies (1984)
En démocratie, contrairement aÌ€ ce que peut laisser entendre la théorie économique, on n’additionne pas simplement les préférences et les intéré‚ts de chacun.
On prend le temps de délibérer, pour définir collectivement les problé€mes communs et identifier des solutions plausibles et acceptables pour un grand nombre. Analyser, débattre et convaincre demandent du temps et des efforts, mais c’est de cette façon que changent et progressent les sociétés.
C’est ainsi qu’au Canada le déséquilibre fiscal est devenu un problé€me fédéral, c’est-aÌ€-dire un problé€me reconnu et débattu par tous les gouvernements de la fédéra- tion. Au début des années 2000, seul le gouvernement du Québec parlait d’un déséquilibre fiscal, les autres gouverne- ments étant au mieux hésitants face aÌ€ ce constat. Le gou- vernement de Bernard Landry a alors constitué une commission pour faire le point sur la question et proposer des solutions, et les travaux de celle-ci ont contribué aÌ€ faire converger vers des points de vue communs les gouverne- ments des provinces et des territoires, de mé‚me que les par- tis d’opposition aÌ€ Ottawa et une bonne partie des experts intéressés par la question. Malgré cela, peu de progré€s réels ont été accomplis puisque le gouvernement fédéral refusait toujours de reconnaiÌ‚tre le problé€me.
La situation a changé en 2006, avec l’élection d’un gouvernement conservateur engagé aÌ€ résoudre le déséquilibre fiscal, élection qui survenait alors mé‚me que d’importants rapports sur la question étaient attendus. Le 31 mars 2006, le Comité consultatif sur le déséquilibre fiscal du Conseil de la fédération présentait son rapport, paradoxalement intitulé Réconcilier l’irréconciliable. Un mois plus tard, le 2 mai, aÌ€ l’occasion de son premier budget, le gouvernement conservateur de Stephen Harper déposait son propre document intitulé Rétablir l’équilibre fiscal au Canada. Enfin, le 5 juin, le Groupe d’experts sur la péréquation et la formule de financement des terri- toires créé par le gouvernement Martin rendait public les résultats de ses travaux. Ensemble, ces différents docu- ments contribuaient aÌ€ redéfinir le problé€me et ils pré- paraient la voie aÌ€ de nouvelles négociations entre les gouvernements.
D’autres contributions ont eu leur importance. On peut penser, par exemple, aux travaux sur le finance- ment de la santé réalisés par Harvey Lazar, France St-Hilaire et Jean- François Tremblay pour la Commission Romanow sur l’avenir des soins de santé au Canada, qui reconnaissaient l’existence d’un déséquilibre fiscal et proposaient des pistes de solution. Pour les fins de la discussion, cependant, cinq grandes étapes peuvent é‚tre retenues : le rap- port de la Commission sur le déséquilibre fiscal en mars 2002, la réaction négative presque immédiate du gouvernement fédéral et les trois rapports du printemps 2006.
Dans son rapport, la Commission sur le déséquilibre fiscal partait d’une vision classique, selon laquelle une fédération divise la sou- veraineté entre des ordres de gouvernement dont l’au- tonomie est garantie par une division constitutionnelle des pouvoirs et par un partage établi des ressources finan- cié€res assurant aÌ€ chacun la capacité d’exercer librement ses compétences. Pour la Commission, le déséquilibre fiscal contredisait ce principe d’autonomie. Il sapait en fait le « fondement mé‚me du fédéralisme », en « minant l’autonomie décision- nelle et budgétaire des provinces (…) dans les domaines définis par la Constitution ». Ce dysfonction- nement fiscal s’avérait particulié€re- ment problématique pour le Québec, « qui a des besoins spécifiques et des préférences collectives liées aÌ€ sa situa- tion unique en Amérique du Nord ».
Selon la Commission, on pouvait parler d’un déséquilibre fiscal si l’écart entre les revenus autonomes d’un ordre de gouvernement et ses dé- penses effectives devenait trop grand, si les transferts pour combler cet écart s’avéraient insuffisants ou inadéquats, ou si la capacité fiscale d’un ordre de gouvernement lui permettait d’inter- venir dans des champs de compétence qui n’étaient pas les siens. Au Canada, ces trois conditions étaient remplies. L’écart fiscal vertical entre le gou- vernement fédéral et les provinces était tel en effet qu’Ottawa accumulait les surplus alors que les gouverne- ments provinciaux avaient de la diffi- culté aÌ€ présenter des budgets équilibrés ; les transferts demeuraient insuffisants, instables et souvent con- ditionnels ; et le gouvernement fédéral utilisait sa capacité de dépenser pour intervenir dans les champs de compétence des provinces. En con- séquence, la fédération s’éloignait des principes qui la fondent, les pro- grammes sociaux étaient insuf- fisamment financés, la transparence et l’imputabilité faisaient défaut.
Les solutions avancées par la Commission s’attaquaient aÌ€ la racine du problé€me en privilégiant, comme l’indiquait le titre du rapport, un nouveau partage des moyens fi- nanciers au Canada. En premier lieu, elle proposait d’abolir les grands transferts sociaux (aÌ€ l’époque, le Transfert canadien en matié€re de santé et de programmes sociaux, TCSPS) qui étaient discrétionnaires, conditionnels et sans liens avec les besoins des provinces, et de céder aÌ€ celles-ci l’espace fiscal nécessaire pour compenser cette abolition et combler le manque aÌ€ gagner de 8 milliards de dollars identifié dans le rapport. En comparant un réaménagement de l’impoÌ‚t sur le revenu des particuliers (les fameux « points d’impoÌ‚t ») et une réallocation des taxes aÌ€ la consomma- tion, la Commission concluait que la solution la plus simple, la plus stable et la plus adéquate, compte tenu des écarts de revenus entre les provinces, consistait aÌ€ céder aÌ€ celles-ci la totalité de la taxe sur les produits et services (TPS). Un tel réaménagement, qui rompait avec la préférence québécoise traditionnelle pour une part plus grande de l’im- poÌ‚t sur le revenu des parti- culiers, permettait aÌ€ la fois de ramener l’écart fiscal vertical aÌ€ un niveau acceptable, d’élimi- ner des transferts sociaux inadéquats et de restaurer l’au- tonomie des gouvernements provinciaux.
La Commission recom- mandait aussi une réforme du programme fédéral de péréqua- tion, afin notamment de revenir aÌ€ la norme des dix provinces et de rétablir pleine- ment la logique du régime fiscal représentatif. Il fallait aÌ€ cet égard tenir compte de toutes les sources de revenus et éliminer les distorsions introduites par les accrocs aÌ€ la méthode de calcul et par les ententes particulié€res avec certaines provinces. Enfin, la Commission réitérait l’opposition traditionnelle du Québec aÌ€ l’utilisation par les autorités fédérales du « pouvoir de dépenser », afin de faire indirectement ce que la constitution ne permettait pas de faire directement.
Le rapport de la Commission sur le déséquilibre fiscal offrait donc une vision claire et historiquement ancrée de la fédération canadienne, un diag- nostic chiffré du problé€me et des solu- tions audacieuses permettant de résoudre le déséquilibre fiscal dans le cadre des institutions existantes. On ne l’a gué€re relevé lors de sa publica- tion mais, depuis le rapport de la Commission Tremblay dans les années 1950, peu de rapports commandés par le gouvernement du Québec avaient adopté une perspective aussi claire- ment fédérale. La Commission remet- tait par ailleurs en question la préférence traditionnelle des acteurs politiques québécois pour un nouveau partage de l’impoÌ‚t sur le revenu des particuliers.
L’enjeu du déséquilibre fiscal était ainsi mis sur la table, par un rapport documenté qui proposait des pistes réalistes de solution sans remettre en question le cadre constitutionnel exis- tant et qui revendiquait en fait un meilleur respect des normes et des institutions fédérales.
La réaction immédiate du gou- vernement fédéral a été négative, celui-ci niant l’existence du problé€me et affirmant mé‚me qu’au Canada un tel déséquilibre était impossible puisque les gouvernements des provinces avaient accé€s aÌ€ toutes les grandes sources de revenus. Jusqu’aÌ€ l’élection de janvier 2006, le gouverne- ment canadien a maintenu cette posi- tion, tout en adoptant différentes mesures pour corriger en partie le niveau des transferts (en ce qui con- cerne le financement de la santé notamment).
La vision qui était mise de l’avant par le gouvernement libéral privilégiait une compréhension pancanadienne de la fédération et des pratiques de colla- boration qui relevaient plus de la bonne volonté et du pragmatisme que du respect de la constitution et des principes propres au fédéralisme. Les négociations sur le financement des programmes sociaux tout comme la refonte du programme de péréquation ont été révélatrices aÌ€ cet égard. Dans le cas des soins de santé, le gouverne- ment fédéral a accepté en 2004 d’aug- menter sa contribution et d’indexer celle-ci de 6 p. 100 par année pendant dix ans, mais cet engagement demeu- rait aÌ€ sa discrétion et ne concernait pas l’éducation postsecondaire et les services sociaux. Quant aÌ€ la péréquation, la mé‚me année, Ottawa a adopté un nouveau cadre qui rompait avec l’ap- proche antérieure basée sur une for- mule stable et largement acceptée, pour rendre le budget du programme et sa répartition entre les provinces également discrétionnaires. En paral- lé€le, des ententes particulié€res étaient conclues avec certaines provinces, amenant plusieurs observateurs aÌ€ par- ler d’un fédéralisme aÌ€ la carte, ou plus cruÌ‚ment d’un fédéralisme « au plus fort la poche » (« smash and grab feder- alism »).
Non seulement le déséquilibre fis- cal était-il nié, mais toute l’idée d’une fédération reposant sur le respect de l’autonomie des provinces dans le cadre d’une division des pouvoirs et des ressources bien établie semblait occultée, au nom des valeurs de la majorité et de la bonne foi des dif- férents gouvernements.
Si les choses en étaient restées laÌ€, la question du déséquilibre fiscal serait demeurée l’un des nombreux différends qui opposent le gouverne- ment fédéral et celui du Québec. Mais la perspective mise de l’avant par la Commission sur le déséquilibre fiscal avait également des attraits pour les autres provinces, pour les partis d’op- position aÌ€ Ottawa et pour les spécia- listes du fédéralisme fiscal. Presque immédiatement, en avril 2002, les ministres des Finances des provinces et des territoires se sont entendus pour commander conjointement une étude au Conference Board du Canada. AÌ€ l’été 2002, lors de leur réu- nion annuelle aÌ€ Halifax, les Premiers ministres recevaient cette étude et dénonçaient ensemble le déséquilibre fiscal dans la fédération. Un pas plus important encore était franchi en mai 2005, lorsque les provinces et les ter- ritoires ont convenu, dans le cadre du Conseil de la fédération, de former un Comité consultatif sur le déséquilibre fiscal.
Apparemment, la formation mé‚me de ce comité consultatif a été laborieuse, les différents gouvernements hésitant avant d’approuver l’un ou l’autre membre. Une fois en place, cependant, il a bien fonctionné, malgré les tensions et les négociations inhérentes aÌ€ ce genre d’exercice. En bout de piste, les débats ont probablement été houleux, comme le suggé€rent aÌ€ la fois le titre du rapport et la réaction tré€s négative du gouvernement de l’Ontario, qui s’est dissocié de ses conclusions.
Sur certains points, la vision mise de l’avant par le Comité consultatif semble plus proche de celle des gou- vernements de Jean Chrétien et de Paul Martin que de celle proposée par la Commission sur le déséquilibre fis- cal. Le Comité reconnaiÌ‚t bien suÌ‚r l’existence du déséquilibre fiscal et ses conséquences négatives pour la fédération. Mais il présente ce déséquilibre plus comme un problé€me de gouvernance et de transferts que comme une question d’autonomie liée au partage des ressources. Les auteurs du rapport considé€rent en effet que « les concepts d’enchevé‚trement, de chevauchement et d’interdépendance sont plus pertinents » pour décrire la réalité canadienne que l’idée d’une division « claire et distincte » des responsabilités législatives. Mé‚me le recours fédéral au « pouvoir de dépenser » se voit reconnaiÌ‚tre le mérite d’avoir « contribué, dans le passé, aÌ€ beaucoup d’éléments aux- quels notre société attache de la valeur ». Plus largement, le Comité va- lorise « une union économique et sociale plus forte au sein du Canada », qui traduise « la façon dont les Canadiens voient leur pays et leur notion collective de la citoyenneté » et qui permette au gouvernement fédéral de « recevoir la visibilité et la reconnaissance qui lui reviennent ».
Sur le fond, le Comité du Conseil de la fédération converge quand mé‚me avec le diagnostic de la Commission sur le déséquilibre fiscal, en reconnaissant l’importance du déséquilibre fiscal, l’usage excessif du « pouvoir de dépenser » et le mauvais état de la péréquation et du finance- ment des territoires. Les solutions pro- posées sont cependant différentes.
Les spécialistes consultés, note le rapport, penchaient en faveur d’une réal- location des revenus, mais « en général les provinces ont privilégié l’augmenta- tion des transferts fédéraux ». C’est donc l’approche qui a été retenue. Le Comité consultatif recommande d’augmenter le montant par habitant versé dans le cadre du Transfert canadien en matié€re de santé (TCS) et du Transfert canadien en matié€re de programmes sociaux (TCPS) et de créer un programme d’ajustement des points d’impoÌ‚t pour rendre transpa- rente la méthode de péréquation implicite incluse dans les transferts actuels. Il suggé€re par ailleurs une réforme majeure de la péréquation et du financement des territoires, pour revenir aÌ€ des formules connues et stables. Dans le cas de la péréquation, cette réforme retiendrait la norme des dix provinces, le régime fiscal représentatif avec l’inclu- sion de tous les revenus (incluant ceux des ressources naturelles), le recours aÌ€ une moyenne mobile décalée pour atténuer les variations de droits d’une année aÌ€ l’autre, et la possibilité de réduc- tions au prorata si les couÌ‚ts du pro- gramme devenaient excessifs pour le gouvernement fédéral. C’est cette approche généreuse de la péréquation qui a suscité la dissidence du Premier ministre ontarien. Le Comité favorise enfin des mécanismes légers de gouver- nance, soit un Conseil fiscal des premiers ministres et un Institut canadien d’infor- mation sur la fiscalité.
Tout se passe comme si le Comité consultatif avait voulu créer un con- sensus parmi les provinces en demandant simplement au gouverne- ment fédéral de dépenser plus, aÌ€ peu pré€s dans le cadre des programmes actuels. Le plus étonnant, compte tenu du mandat initial du Comité, est l’ab- sence presque complé€te de discussion sur un nouveau partage des revenus. Le Comité n’écarte pas cette hypothé€se, il l’ignore tout simplement. De la mé‚me façon, le programme d’ajustement des points d’impoÌ‚t apparaiÌ‚t comme un bricolage principalement pragmatique, pour prolonger un statu quo boiÌ‚teux qui, de l’aveu mé‚me du comité, est basé sur des points d’impoÌ‚t « intégrés depuis des lustres aÌ€ la fiscalité provin- ciale ». Le rapport du Comité comporte donc un angle mort, qui l’empé‚che de voir le déséquilibre fiscal comme une question d’autonomie, de pouvoirs et de revenus, c’est-aÌ€-dire comme un enjeu proprement fédéral.
Dans son discours de Québec le 19 décembre 2005, Stephen Harper apparaissait beaucoup plus autonomiste que le Comité consultatif du Conseil de la fédération. Le déséquilibre fiscal, disait-il alors, met en cause « le fonc- tionnement et l’esprit mé‚me de la fédération canadienne », en minant l’autonomie des provinces et en con- tournant les « compétences fédérales et provinciales telles que définies dans la constitution canadienne ».
Le document Rétablir l’équilibre fis- cal au Canada, rendu public avec le budget fédéral de mai 2006, poursuit dans la mé‚me veine en reconnaissant l’écart entre la division des pouvoirs établie dans la constitution et les pra- tiques passées du gouvernement fédéral. Les gouvernements antérieurs, note le document, ont accru « les dépenses fédérales dans des domaines de responsabilité provinciale » tout en négligeant des « domaines relevant clairement du gouvernement fédéral », comme la défense, la sécurité aÌ€ la fron- tié€re, l’immigration, la justice ou les peuples autochtones. Le document budgétaire, cependant, ne parle plus explicitement de déséquilibre fiscal. Comme son titre l’indique, il ne s’agit maintenant que de « rétablir l’équili- bre fiscal au Canada ». Dans ce but, il faut notamment clarifier les roÌ‚les et les responsabilités des différents ordres de gouvernement, développer des «arrangements fiscaux prévisibles aÌ€ long terme » et construire « une union économique concurrentielle et effi- ciente ». Le gouvernement Harper envisage en particulier de clarifier les roÌ‚les en augmentant ses dépenses pour la défense et la sécurité et en réduisant les impoÌ‚ts, de bonifier les transferts sociaux et de réformer la péréquation, et de travailler aÌ€ réduire les obstacles aux échanges intérieurs, le tout en col- laboration avec les provinces.
Les Conservateurs ont de toute évidence changé le message émanant d’Ottawa. Aussi prudent soit-il, leur document sur l’équilibre fiscal n’était tout simplement pas concevable avant le 23 janvier 2006. Mais ils se sont aussi éloignés de leur propre discours électoral sur le « fédéralisme domina- teur » en ramenant la question du déséquilibre fiscal aÌ€ un problé€me de clarification des roÌ‚les et des respon- sabilités. Comme dans le rapport du Conseil de la fédération, le partage des revenus est passé sous silence et le « pouvoir de dépenser » est traité en mode mineur. Ici aussi, la réponse privilégie des transferts et un pro- gramme de péréquation améliorés, sans engagements cependant quant aÌ€ la hauteur de ces améliorations. L’union économique sert par ailleurs de monnaie d’échange, de demande fédérale en retour de concessions éventuelles sur les transferts. Les interventions publiques sub- séquentes de Stephen Harper et de Jim Flaherty ont confirmé le sens de la manœuvre, qui visait de toute évidence aÌ€ réduire les attentes. Le fédéralisme d’ouverture semble déjaÌ€ avoir atteint ses limites.
Le Groupe d’experts sur la péréquation et la for- mule de financement des territoires avait un mandat plus restreint, limité au cal- cul des droits de péréquation et aÌ€ la méthode de financement des territoires. Ce mandat n’incluait mé‚me pas les accords particuliers sur les ressources extracoÌ‚tié€res conclus avec Terre-Neuve-et-Labrador et la Nouvelle-EÌcosse. Le Groupe n’en pro- pose pas moins une vision claire du programme de péréquation, comme expression d’une conception propre- ment canadienne de l’équité, concep- tion également fédérale puisqu’elle suppose une redistribution incondi- tionnelle « qui a pour objet de rendre possible (et non d’imposer) une rela- tive comparabilité des services publics dans une fédération décentralisée ». « Il incombe aÌ€ la province, et aÌ€ elle seule », notent encore les experts, « de décider si elle veut offrir des services publics plus que comparables, moins que comparables ou sensiblement comparables ». Ce point de vue sur la péréquation constitue évidemment une lecture stricte des objectifs du pro- gramme, mais l’affirmer ainsi c’est déjaÌ€ insister sur le principe d’autonomie propre au fédéralisme, principe sou- vent négligé au Canada.
Dans cet esprit, le Groupe d’ex- perts propose le recours aÌ€ la norme des dix provinces et aÌ€ une version simplifiée du régime fiscal représen- tatif, ainsi que la prise en compte de toutes les sources de revenu des provinces aÌ€ l’exception des frais d’u- tilisation et de la moitié des revenus tirés des ressources naturelles. Pour corriger les distorsions induites par l’exclusion de la moitié de ces revenus, le Groupe recommande l’instauration d’un plafond, sans lequel une province recevant de la péréquation pourrait se retrouver plus riche qu’une autre qui n’y aurait pas droit. Comme le Comité du Conseil de la fédération, le Groupe suggé€re aussi l’u- tilisation d’une moyenne mobile décalée.
La recommandation la plus significative du rapport, celle qui l’éloigne le plus des conclusions du Conseil de la fédération, concerne la ré€gle de 50 p. 100 pour les revenus des ressources naturelles. Deux lectures peuvent é‚tre faites de cette proposi- tion, toutes deux suggérées dans le rap- port. La premié€re évoque des principes, la seconde des considéra- tions pragmatiques.
Pour les membres du Groupe, deux principes antagoniques sont en jeu dans ce cas. D’une part, il apparaiÌ‚t nor- mal et nécessaire d’inclure les revenus des ressources naturelles puisque ceux- ci « contribuent sensiblement aÌ€ la capacité fiscale d’une province ». D’autre part, les ressources naturelles sont la propriété des provinces. Le pro- gramme de péréquation, écrivent les experts, « ne devrait pas aller aÌ€ l’encon- tre de ce principe fondamental », ce qui implique qu’il ne devrait pas nier aux provinces tout l’avantage fiscal associé aÌ€ l’exploitation des ressources. L’idée selon laquelle la propriété fait des rentes liées aux ressources des revenus d’un autre type apparaiÌ‚t un peu étrange. Les gouvernements ne sont-ils pas également propriétaires, disons, des casinos? Quoi qu’il en soit, dans le cas des ressources naturelles, le Groupe d’experts souhaite trouver un équilibre entre ces deux principes.
Il désire aussi garder aÌ€ l’esprit une considération plus pragmatique, qui fait que plus les revenus inclus sont élevés, plus les contribuables de l’Ontario ”” une province qui profite peu de rentes liées aux ressources naturelles ”” devront payer. Il s’agit laÌ€, notent les experts, d’un véritable « paradoxe canadien ». Pour résoudre ce paradoxe, le Groupe s’est basé sur « son jugement » pour conclure qu’un « taux d’inclusion de 50 p. 100 com- bine les mérites des divers arguments et produit les résultats les plus raisonnables pour toutes les provinces bénéficiaires ». Les principes comptent, mais ils se contredisent en partie et puis, comme le note un passage de l’an- nexe 10, « les meilleures idées peuvent sembler intéressantes en théorie, mais ce que les gens veulent vraiment savoir, c’est le résultat final » (en anglais, on parle du « bottom line »). AÌ€ un taux de 50 p. 100, l’inclusion des revenus tirés des ressources naturelles semble donc raisonnable.
Un peu comme le document budgétaire du gouvernement fédéral, le rapport du Groupe d’experts sur la péréquation et le financement des ter- ritoires contribue aÌ€ limiter les attentes, en faisant la part des choses entre les exigences de l’équité et les contraintes politiques et financié€res associées au résultat final. Le rapport n’en constitue pas moins une pié€ce importante au dossier. Sans traiter du déséquilibre fis- cal, qui ne relé€ve pas de son mandat, le Groupe d’experts fait avec justesse le point sur les lacunes du programme de péréquation actuel et propose des solutions cohérentes et, dans l’ensemble, conformes aux recommandations des autres rapports. En insistant sur l’au- tonomie et le caracté€re inconditionnel de la péréquation et en soulignant les prérogatives des provinces en ce qui concerne les ressources naturelles, le rapport ramé€ne aussi la discussion plus pré€s de la perspective d’abord mise de l’avant par la Commission sur le déséquilibre fiscal.
En se diffusant, les idées perdent nécessairement leur pureté. En contrepartie, elles peuvent devenir efficaces politiquement. C’est ce qui est arrivé avec le déséquilibre fiscal, sans que l’on puisse dire pour l’in- stant ce qui restera au terme du processus de l’impulsion initiale. En devenant monnaie courante, en effet, les idées peuvent également é‚tre vidées de leur sens.
Si on se fie aux différents rap- ports, la convergence des principaux acteurs canadiens apparaiÌ‚t remar- quable. Toutes les analyses reconnais- sent maintenant l’existence d’un déséquilibre fiscal, toutes s’entendent pour réformer la péréquation en uti- lisant la norme des dix provinces ”” une idée qui semblait tré€s audacieuse en 2002 ”” et en respectant mieux l’approche du régime fiscal représen- tatif, et toutes admettent aussi qu’il faut améliorer les revenus des provinces. En ce sens, le débat poli- tique initié en 2001 par le gouverne- ment du Québec a été fructueux.
Des écarts subsistent cependant quant au traitement des ressources naturelles dans le calcul de la péréqua- tion, un enjeu dont les incidences poli- tiques et financié€res sont majeures. Plus significativement, l’idée centrale au départ d’un nouveau partage des moyens financiers semble avoir été marginalisée. Mé‚me Québec ne semble plus y tenir. Le gouvernement de Jean Charest, en effet, a refusé de saisir l’op- portunité créée par la baisse de la taxe fédérale sur les produits et services pour améliorer ses revenus et, dans ses discours, il insiste finalement assez peu sur le partage des moyens financiers. La mé‚me attitude résignée semble pré- valoir en ce qui concerne l’inclusion de tous les revenus dans le calcul de la péréquation. L’important, disait Jean Charest aÌ€ la fin mai, ce ne sont pas les moyens utilisés mais plutoÌ‚t le résultat final. Le résultat final, dans cette optique, semble se mesurer principale- ment aÌ€ la hauteur des transferts.
Une telle approche, axée sur le « bottom line », risque de faire perdre au gouvernement du Québec les avan- tages stratégiques associés aÌ€ un con- sensus large autour de l’idée de déséquilibre fiscal. Dans un contexte ouÌ€ les provinces ne s’entendent pas et ouÌ€ l’Ontario en particulier refuse toute réforme qui ne l’avantagerait pas directement, le Québec a tout avan- tage aÌ€ adhérer aÌ€ des principes clairs, ancrés dans une vision cohérente. Une telle vision était mise de l’avant par la Commission sur le déséquilibre fiscal. Cette vision prolongeait d’ailleurs la perspective autonomiste défendue par le Québec depuis les tout débuts de la fédération.
Dans cette optique, pour corriger véritablement le déséquilibre fiscal, il faut donner la priorité aÌ€ un nouveau partage des moyens financiers dans la fédération, accompagné d’un programme de péréquation réformé pour le rendre cohérent et équitable, et d’un recul des dépenses et transferts fédéraux conditionnels dans les domaines de compétence provinciale. La bonification des transferts sociaux existants ne constituerait alors qu’un pis-aller.
Maintenant que l’idée de déséquilibre fiscal s’est imposée jusqu’aÌ€ faire partie du discours com- mun partagé par la plupart des gou- vernements, il serait dommage de perdre de vue la vision autonomiste aÌ€ l’origine de cette idée, pour tout ramener aÌ€ des objectifs qui ne seraient que comptables et qui, en définitive, ne régleraient rien.