Périlleuse, la publication d’une revue ! Le mois dernier, je terminais ma chronique par un voeu : que l’Alliance canadienne s’en tienne à son projet de taux d’imposition unique ”” au moins jusqu’à ce que notre livraison d’octobre (qui consacrait justement quelque 40 page à ce projet) arrive entre les mains de nos lecteurs. Ce fut en vain ! Alors que notre revue était encore sous presses, l’Alliance a lancé son programme électoral et annoncé qu’elle mettait en veilleuse son projet de taux unique. Elle propose maintenant une imposition à deux paliers avec des taux marginaux de 17 p. 100 et de 25 p. 100 respectivement. On peut, je suppose, se consoler à la pensée que le taux unique demeure pour l’Alliance le projet à long terme, de sorte que nos belles analyses gardent quelque utilité; reste que notre livraison d’octobre est pour ainsi dire tombée à plat !

Nous risquons encore ce mois-ci d’être dépassés par les événements. Lorsque, en aoët dernier, l’idée me vint d’interrogerd’éminents Canadiens sur l’héritage que laisserait Jean Chrétien, on était à au moins six mois d’une élection. De deux choses l’une, me disais-je. Ou bien M. Chrétien, sorti victorieux d’une élection au printemps 2001, abandonnerait vraisemblablement son poste dans les 18 ou 24 mois suivants et, dans cette hypothèse, son gouvernement aurait déjà franchi les sept huitièmes ou les sept neuvièmes de sa course. Ou bien, défait, il quitterait encore plus tôt la scène politique. C’est pourquoi la plupart de nos collaborateurs, appelés à juger la prestation du premier minister avant même d’assister à sa sortie de scène, étaient d’accord pour se livrer à l’exercice préliminaire que je leur proposais.

D’aoët en septembre et de septembre en octobre, toutefois, nos chances d’aller aux urnes se sont si bien multipliées que, au moment où j’écris ces lignes (mioctobre), l’affaire est presque certaine. Résultat : ces evaluations pourraient finalement atterrir au plus fort d’une campagne, une situation qui risque (comment savoir? tant de phénomènes étranges se produisent en période électorale) de faire de ces commentaires bien plus (ou est-ce bien moins?) que l’exercice purement académique, effectué à l’abri des échéances électorales, attendu au départ.

Ce n’est pas exactement le genre de situation dans laquelle un institut de recherche comme l’IRPP aime à se retrouver. Félicitons-nous donc de ce que nos 10 collaborateurs ne soient pas tous du même avis. C’est bien ce que j’avais espéré en dressant la liste des personnes à inviter. Mais, tant qu’on n’a pas en main l’article en question, on ne sait jamais la tournure que prendront les choses. Contrairement à ce qui se passe à la radio ou à la television (où souvent le réalisateur, soucieux d’équilibre entre le pour et le contre dans la discussion, effectue une pré-entrevue avant de vous inviter à son émission), je n’ai pas pour habitude de sonder l’opinion de mes collaborateurs avant de leur demander un article. Eu égard aux « honoraires » que nous leur versons (quatre exemplaires gratuits de la livraison où paraît leur article, plus un abonnement d’un an), je ne crois pas que nous puissions faire les difficiles.

Un autre événement a gagné de vitesse les jugements portés ici sur la prestation de Jean Chrétien, au risqué de les faire paraître prématurés : c’est la mort de son prédécesseur et mentor, Pierre Elliott Trudeau, survenue le 28 septembre dernier. Il vous est donc donné, pour la deuxième  fois en une saison, de lire des commentaires sur la prestation de premiers ministres canadiens. À en juger par le coup dur que, de toute évidence, le décès de M. Trudeau a constitué pour M. Chrétien, celui-ci admettrait sans doute volontiers ne pas sortir grandi d’une comparaison avec celui-là. Qui donc, d’ailleurs, s’y soumettrait sans risque?

En fait, comment M. Chrétien passe-t-il l’examen? Pas mal, au total. Desmond Morton pose avec raison le problem : selon quels critères juge-t-on un premier ministre? Si l’on s’en remet simplement à la traditionnelle question de savoir comment les choses se sont passées durant son mandat, on peut penser que le jugement de l’histoire sera clement à l’égard de M. Chrétien. Car l’économie est en plein essor; les finances publiques sont en meilleur état qu’elles ne l’ont jamais été en 50 ans; et le séparatisme québécois, après une poussée de fièvre en 1995, connaît actuellement un calme relatif. (Sur au moins deux des trois points relevés ici””et peut-être même sur le troisième””, le tableau se compare assez bien à la situation qui prévalait en 1984, au moment où M. Trudeau passait les rênes.)

On peut, par ailleurs, juger une figure politique par ce que son règne présente de différent des autres plutôt que par les événements qui l’ont marqué. À cet égard, R. B. Bennett pourrait bien avoir été l’un de nos meilleurs premiers ministres. Combien, parmi les autres, se seraient aussi bien tirés d’affaires au cours d’une dépression de l’ampleur de celle à laquelle il a dë faire face? À cette aune et pour employer un langage d’économiste, ce qui compte est l’influence marginale qu’exerce un premier ministre.

Sur ce point, un consensus semble se dégager : M. Chrétien a manqué de « vision » ”” qualité que ses deux principaux prédécesseurs, MM. Trudeau et Mulroney, possédaient en abondance ou que, à tout le moins, ils ont acquise dans l’exercice du pouvoir. Dans les deux cas, le pays dë surmonter des épreuves déchirantes. La vision de M. Chrétien par contraste, est celle d’une gestion compétente. Et, malgré certains ratés (comme le ministère du Développement des ressources humaines, l’aéroport Pearson à Toronto, la valse hésitation autour de l’achat d’hélicoptères, la promesse irréfléchie d’abolir la TPS), c’est ce qu’il semble nous avoir livré, une bonne gestion. Ce qui ne veut pas dire que l’atteinte de ce modeste objectif ait été chose facile : les gouvernements précédents avaient légué au pays un déficit énorme et une dette nationale sans cesse croissante. Or, l’un et l’autre sont aujourd’hui maîtrisés.

Pourtant, les historiens réservent l’essentiel de leurs bouquins aux personnalités qui réalisent de grandes choses : fonder le pays, construire le chemin de fer, rester au pouvoir pendant 23 ans, changer le drapeau national, mettre sur pied un régime d’assurance-maladie, rapatrier la Constitution, négocier un accord de libre-échange et ainsi de suite. À ce jour, nos historiens n’ont généralement pas accordé de très fortes notes à quiconque « abolissait le déficit ou réduisait le ratio entre dette publique et PIB ». Ce critère, peut-être injuste, pourrait changer. Pour l’heure, cependant, ce genre de réalisations peut difficilement pretender au titre de « vision ».

Le Canada des années 1990 appelait-il une vision plus traditionnelle? Les gens de droite seraient probablement d’avis qu’un démantèlement plus radical de l’État providence et qu’une réduction beaucoup plus rapide des impôts auraient été nécessaires pour assurer l’avenir économique et moral du pays. Les esprits de gauche, devant le nombre de sans-abri et d’enfants pauvres, diraient au contraire que des actions audacieuses et une vision de l’intervention étatique s’imposent encore pour mieux tirer profit des ressources du pays et trouver une solution à ces problèmes. Mais, on est en droit de se demander combien de changements fondamentaux une société peut ainsi absorber? « Qu’on nous laisse souffler ! » était d’ailleurs le refrain le plus souvent entendu au début des années 1990, après la politique nationale de l’Énergie, le rapatriement de la Constitution, le libre-échange, Meech, et Charlottetown.

Aujourd’hui, avons-nous besoin de visions plus larges? Tout dépend, évidemment, de la vision dont on parle ! La prochaine élection ”” qu’elle ait lieu en novembre ou au printemps ”” nous dira, grosso modo, à quoi la population est prête. Et le déroulement de la campagne nous éclairera sur les sentiments de Jean Chrétien à cet égard. Celui-ci pourrait, non sans raison, nous rappeler que la « vision » était, jusqu’à récemment, un luxe qu’il ne pouvait se permettre. Mais, grâce à un surplus budgétaire de 12,3 milliards de dollars dégagé durant le dernier exercice financier, ce luxe pourrait devenir abordable. M. Chrétien nous a déjà annoncé que l’élection porterait sur les « valeurs ». La mort de M. Trudeau a rappelé à bien des Canadiens ce qu’étaient les valeurs libérales traditionnelles. Au moment où vous lirez ces lignes, on saura peutêtre si M. Chrétien a, lui aussi, réfléchi à ces valeurs…

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