Le débat sur le projet d’une Charte des valeurs québécoises se poursuit. La mesure la plus controversée du plan proposé par le gouvernement du Parti québécois est l’interdiction du port des signes religieux «ostentatoires» pour tous les employés des secteurs public et parapublic. S’il existe un large consensus sur l’affirmation officielle de la neutralité religieuse de l’État et l’opportunité de clarifier les balises encadrant les demandes d’accommodement, la prohibition du port de signes religieux visibles suscite une vive opposition, y compris au sein du mouvement souverainiste.

Le ministre responsable des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne du Québec, Bernard Drainville, soutient qu’une telle interdiction est nécessaire pour assurer la neutralité religieuse de l’État. J’ai déjà expliqué ailleurs que c’est la neutralité des normes et des décisions publiques qui compte vraiment. Un fonctionnaire, un enseignant, un soignant, une éducatrice ne doivent ni faire du prosélytisme, ni laisser leurs convictions religieuses guider leur jugement professionnel, ce qu’ils peuvent très bien respecter tout en portant un signe religieux1.

Ceux qui, comme le ministre Drainville, tentent de justifier rationnellement l’interdiction des signes religieux visibles ont l’habitude d’ajouter deux arguments à leur démonstration. Le premier est celui du «sacrifice raisonnable»: demander aux personnes religieuses de retirer leur signe religieux visible au travail est une exigence modérée. Elles demeurent libres de pratiquer leur religion lorsqu’elles n’exercent pas leurs fonctions. Le deuxième argument consiste en une analogie avec les signes politiques: les employés de l’État ont un devoir de réserve en ce qui concerne l’expression de leurs convictions politiques au travail. Or, comme l’État doit être neutre par rapport à la religion, ce devoir de réserve s’étend aussi à l’expression de convictions religieuses, y compris au port d’un signe religieux visible.

Je soutiendrai que ces deux arguments reposent sur une compréhension appauvrie de la liberté de conscience et de religion. On sait que les principes de tolérance et de liberté de conscience ont joué un rôle essentiel au début de l’époque moderne dans le processus de pacification d’une Europe déchirée par les conflits religieux. Tout porte à croire qu’une reconnaissance appropriée de la liberté de conscience et de religion demeure aujourd’hui également une des clés de la coopération sociale et de la solidarité dans un contexte de diversité morale, culturelle et religieuse profonde.

Les défenseurs de l’interdiction générale de porter des signes religieux dans les secteurs public et parapublic affirment qu’il est tout à fait raisonnable de demander aux employés de se départir de leur signe religieux durant l’exercice de leurs fonctions. Ils demeurent libres de pratiquer leur religion dans leur vie privée et associative, mais leur devoir de réserve au travail exigerait qu’ils remisent leur symbole de prédilection. Le ministre Drainville répète ce point de vue sur toutes les tribunes. Des constitutionalistes comme Henri Brun et Caroline Beauchamp, qui ont conseillé le gouvernement, partagent cet avis.

Cette perspective présuppose que d’exiger qu’un croyant se départisse de son signe religieux au travail est lui demander un sacrifice raisonnable. Cette vision est fondée sur un rapport particulier à la religion, un rapport profondément ancré dans la pensée chrétienne. Pensons à l’appel augustinien en faveur du déplacement du point focal de la foi: «Rentre en toi-même! C’est en l’homme intérieur qu’habite la vérité.» La voie vers Dieu réside en nous-mêmes, dans notre vie spirituelle et le dialogue intérieur.

Pensons aussi au schisme au sein de la chrétienté engendré par la Réforme protestante, qui a elle aussi encouragé un recentrement de l’expérience de la foi sur la quête spirituelle. Le chrétien était encouragé à découvrir la parole de Dieu à l’aide de ses propres lumières, l’autorité du clergé catholique était remise en question, tout comme le caractère ostentatoire de ses symboles et rituels. C’est par son propre cheminement que l’on pouvait avoir accès à la vérité divine et non en respectant aveuglément les prescriptions de Rome.

Il est facile de comprendre l’attrait de cette vision : si j’étais croyant, je considérerais sans doute que la foi est d’abord et avant tout une quête spirituelle et une recherche personnelle de transcendance. Ce mode de religiosité s’harmonise plus facilement avec le principe de l’autonomie ou du libre usage de notre raison. Les sociologues des religions ont bien montré que le phénomène de la «protestantisation» ou de l’individualisation de la croyance est un phénomène répandu aujourd’hui en Occident.

Cela dit, il y a de nombreux témoignages de croyants expliquant que de se départir de leur signe religieux lorsqu’ils sont au travail n’est tout simplement pas une option. Pensons à cet urgentologue sikh qui disait qu’il n’aurait d’autre choix que de démissionner si on le contraignait à retirer son turban. Des hommes portant la kippa et des femmes portant le hijab ont dit la même chose. Ils auraient le sentiment de se trahir s’ils retiraient leur couvre-chef. Des catholiques ont peut-être encore ce rapport avec la croix. Demander à une personne religieuse de ne pas respecter un code vestimentaire jugé essentiel pendant qu’elle est au travail équivaut à demander à une personne végétarienne de mettre ses convictions éthiques entre parenthèses quand elle exerce son métier.

Pour des millions de croyants à travers le monde, la religion est autant un système de croyances qu’un mode de vie constitué de gestes, de pratiques et de symboles qui permettent de mieux vivre la foi; les croyances et les pratiques sont indissociables. Dans les cas où la fidélité à la doctrine est grande, l’orthodoxie est aussi une orthopraxie.

Serait-il excessif de demander au ministre Drainville et aux partisans de l’interdiction de prendre un peu de recul et de considérer la possibilité que nous sommes en train d’imposer une façon de croire parmi d’autres, une forme de «rectitude religieuse»? Accepter un seul mode de religiosité légitime équivaudrait à une compréhension bien pauvre de la liberté de conscience. Vivre ensemble dans une société diversifiée exige non seulement d’accepter la diversité religieuse, mais aussi la pluralité des formes d’expérience religieuse. Certes, les personnes religieuses pratiquantes ne se sentent pas toutes tenues de porter un signe religieux. Et bien des végétariens sont en fait des «flexitariens». Et alors? La finalité de la liberté de conscience et de religion est de nous permettre de déterminer nous-mêmes, dans les limites du raisonnable, les convictions et engagements qui donnent un sens à notre vie.

Les défenseurs de la position gouvernementale font valoir un argument complémentaire, fondé sur une analogie entre les signes religieux et politiques: il est légitime de demander aux employés de l’État de ne pas exprimer leurs opinions politiques dans l’exercice de leurs fonctions. L’administration publique doit être neutre; son rôle est d’appliquer les décisions prises par le gouvernement. De même, on ne veut pas que les enseignants tentent d’endoctriner leurs élèves et que le personnel hospitalier harangue les patients. Or le même raisonnement s’appliquerait aux opinions religieuses : l’État et ses représentants doivent être neutres par rapport à la religion. Comme le port d’un signe religieux exprime une conviction religieuse, il est raisonnable de l’interdire, tout comme il est raisonnable de censurer l’expression des convictions politiques.

Admettons d’abord qu’il s’agit d’un argument sérieux. L’analogie proposée est prima facie plausible. La validité d’un raisonnement analogique dépend des similarités et des différences entre les situations comparées. Dans le cas qui nous occupe, les similarités sont assez nombreuses pour que l’argument soit pris au sérieux.

Mais il n’est pas convaincant pour autant. Tout d’abord, personne, sauf peut-être quelques excentriques, ne se sent obligé de porter un chandail arborant un slogan politique, ou une épinglette politique, de façon permanente en public. Comme citoyen engagé, nous voulons jouir de la liberté d’expression dans la société civile, nous voulons avoir le droit de nous réunir et de manifester pacifiquement, nous voulons avoir le droit de vote et être éligibles aux élections, nous tenons à la liberté de la presse. La comparaison avec les signes religieux visibles a pour unique but de justifier l’interdiction des signes religieux. Qui a vraiment l’impression de s’éloigner de ses obligations morales ou de sa conception de ce qu’est une vie digne parce qu’il ne porte pas d’épinglette politique pendant qu’il est au travail? Les droits et libertés sont fondés sur les intérêts fondamentaux de la personne humaine et non sur des situations fictives tirées par les cheveux.

Si l’on parvenait à démontrer que le port d’un signe religieux visible est en soi une forme de prosélytisme ou une atteinte à la neutralité des institutions publiques, il serait légitime de les interdire. Cette démonstration n’a pas été faite. Personne ne conteste que les employés des secteurs public et parapublic ont un devoir de réserve. Personne ne conteste que leur liberté de religion est limitée lorsqu’ils sont au travail: ils ne peuvent pas faire la promotion de leur religion, leurs convictions religieuses ne doivent pas brouiller leur jugement professionnel, et il est fort possible qu’ils ne pourront pas pratiquer leur religion de la façon dont ils le souhaiteraient.

Il n’y a pas, par exemple, de droit absolu d’obtenir un lieu de prière au travail. Il se peut aussi que la nature d’une fonction ne permette pas à un employé de prendre cinq courtes pauses dans sa journée pour prier. Il est possible que les conditions de travail empêchent un employé de partir plus tôt le vendredi pour arriver à la maison avant le coucher du soleil. Un employé de l’État doit transiger avec des hommes et des femmes. Si le nombre ne le justifie pas, il est normal que la cafétéria ne puisse servir des repas halal ou kasher. Si elle n’accepte pas ces conditions, la personne s’exclut des emplois dans les secteurs public et parapublic.

Les défenseurs de l’interdiction se rabattent ensuite sur le principe voulant que la présence d’un signe religieux chez un agent de l’État puisse indisposer des citoyens qui ne veulent pas être exposés à la religion des autres. De façon plus sophistiquée, on peut aussi arguer que le port d’un signe religieux est un geste expressif et un acte de parole indirect qui communique des croyances incompatibles avec l’éthique publique commune. Ces arguments ne résistent pas non plus à l’analyse.

D’une part, il y a bien des éléments qui peuvent nous indisposer dans nos interactions avec les employés des secteurs public et parapublic. Tolérer des irritants est une condition essentielle à la coopération sociale et à la coexistence pacifique. La liberté de conscience et de religion n’inclut pas, heureusement, le droit de ne pas être exposé aux apparences et aux croyances qui nous déplaisent. Si c’était le cas, la tolérance et la liberté de conscience favoriseraient le développement de communautés séparées, un peu à l’instar du modèle des «piliers» aux Pays-Bas, selon lequel les catholiques, les protestants et les sociaux-démocrates ont longtemps eu leurs propres institutions.

D’autre part, s’il est indéniable que le port d’un signe religieux est un acte expressif doté de sens, rien ne nous autorise à lui attribuer a priori un sens univoque qui contredit les valeurs publiques communes. Par exemple, on infère souvent du fait que des femmes dans des pays musulmans se battent contre l’obligation de porter un voile que ce dernier symbolise nécessairement la domination de l’homme sur la femme.

Mais cette inférence est fausse. Dans une société libérale et démocratique comme le Québec, une femme musulmane peut avoir d’autres raisons de porter le foulard, des raisons liées à sa foi et à sa construction identitaire. Et on ne peut accepter la pensée magique selon laquelle l’interdiction des signes religieux visibles dans les institutions publiques viendrait soulager les femmes qui sont assujetties au pouvoir des hommes dans leur vie quotidienne. D’un côté, la prohibition restreint la liberté de ceux et celles qui décident volontairement de porter un signe religieux visible. De l’autre, elle ne fait pratiquement rien pour aider les femmes les plus vulnérables, qui sont vraisemblablement bien peu présentes dans les secteurs publics et parapublics.

L’analogie avec le signe politique ne parvient pas à justifier la restriction de la liberté de religion ou de l’égalité des chances dans l’accès aux postes dans les secteurs public et parapublic. Nos intérêts politiques fondamentaux sont préservés grâce aux droits civils et politiques. La liberté de conscience et de religion protège quant à elle les convictions et les engagements religieux et séculiers qui donnent un sens à la vie humaine. Que nos institutions démocratiques défendent convenablement les uns comme les autres est un acquis dont nous pouvons être fiers.

[1] Jocelyn Maclure et Charles Taylor, Laïcité et liberté de conscience, Boréal 2010.

Photo: CP Photo

Jocelyn Maclure
Jocelyn Maclure est professeur de philosophie à l’Université McGill et titulaire de la Chaire Jarislowsky sur la nature humaine et la technologie. Il est le président de la Commission de l’éthique en science et en technologie du Québec.

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