Si la notion de « croissance inclusive » existe depuis longtemps dans le domaine du développement international, ce n’est qu’au cours de la dernière décennie qu’elle a émergé comme nouveau paradigme politique. Face à une croissance économique plus lente et à une augmentation des inégalités de revenu, nombreux sont les pays de l’OCDE qui se sont engagés dans la voie de la croissance inclusive, qui préconise un partage plus équitable des bénéfices de la croissance afin d’améliorer durablement le bien-être de la population.

Au Canada, après l’élection des libéraux en 2015, l’appareil gouvernemental s’est rapidement emparé de cette notion. Le ton ayant été donné dans le premier budget des libéraux, le gouvernement se réfère depuis à la croissance inclusive lorsqu’il est question des politiques salariales, des prestations pour enfants, du soutien aux proches aidants, de l’égalité des sexes et des peuples autochtones. La croissance inclusive se trouve aussi au cœur du programme d’innovation du gouvernement fédéral, tout comme dans le discours des autorités monétaires du pays. Curieusement, bien que l’expression « croissance inclusive » soit aussi largement utilisée, l’importance de sa dimension spatiale semble être passée plutôt inaperçue. On ne peut nier que les agences de développement régional font souvent référence au besoin de rendre nos communautés plus inclusives, mais cette notion demeure floue, sans définition précise ni objectifs clairs en matière de réduction des disparités régionales.

Les inégalités régionales au Canada : état des lieux

Comme dans bien d’autres pays, les inégalités de revenu ont augmenté de façon significative au cours des dernières décennies au Canada. La figure 1 présente un bilan de la situation, les lignes bleues et rouges traçant l’évolution du coefficient de Gini (qui rend compte de la répartition d’une variable) au niveau national entre 1981 et 2018, selon deux sources de données. Ces deux indicateurs (alignés sur l’axe de gauche) montrent clairement une forte augmentation des inégalités depuis les années 1990 jusqu’au début des années 2000, où le niveau des inégalités atteint un plateau, puis progresse en dents de scie.

Les deux lignes pointillées nous intéressent davantage, puisqu’elles représentent les inégalités régionales dans les divisions de recensement, c’est-à-dire les unités géographiques utilisées aux fins de la planification régionale. Lorsque l’on parle d’inégalités régionales, il faut préciser qu’il existe en fait deux types d’inégalités spatiales : d’une part, les inégalités de revenus entre les régions, à savoir les disparités entre les revenus moyens des régions, et, d’autre part, les inégalités intrarégionales, la répartition des revenus au sein de chaque région. Les lignes pointillées représentent ainsi les coefficients de variation (CV) mesurant les inégalités interrégionales et intrarégionales (voir l’axe de droite).

Du côté des inégalités interrégionales, la ligne pointillée verte nous indique que les disparités entre les régions ont augmenté rapidement à partir des années 1990, en parallèle avec la croissance des inégalités au niveau national. On observe également ce passage de la convergence à la divergence régionale aux États-Unis et dans l’Union européenne, une dynamique que certains décrivent comme la « grande inversion ». La ligne pointillée grise dépeint une situation encore plus inquiétante : si les disparités entre régions semblent s’être stabilisées après la récession de 2008, l’écart sur le plan des inégalités intrarégionales a continué de se creuser. En d’autres termes, on constate une hétérogénéité croissante dans les niveaux d’inégalités d’une région à l’autre.

La figure 2 offre un portrait plus détaillé de ces inégalités régionales. Ici, la valeur de chaque coefficient de Gini régional est mesurée selon la moyenne nationale en 1981. Les divisions de recensement en rouge représentent des régions avec des niveaux d’inégalité plus élevés que la moyenne nationale, alors que celles en bleu se trouvent en deçà de la moyenne. Plus foncée est la couleur, plus élevés sont les niveaux d’inégalité. En comparant les deux cartes, on voit d’emblée que les niveaux d’inégalité ont augmenté considérablement de 1981 à 2016, ce qui correspond à l’information présentée à la figure 1.

On discerne aussi deux tendances géographiques selon les concentrations spatiales dans le temps. La première tendance suit les niveaux d’inégalité généralement plus élevés dans les provinces de l’Ouest que dans celles de l’Est. Ce clivage géographique s’explique en partie par les différences importantes dans la composition des secteurs industriels des régions de l’Ouest, où les ressources primaires (tels les secteurs du pétrole et du gaz) fournissent une grande partie des emplois. Une deuxième tendance se dessine dans les écarts entre les régions urbaines et les régions rurales du pays. De façon générale, les niveaux d’inégalité dans les régions urbaines sont plus accentués, à l’exception de certaines divisions de recensement dans l’Ouest et le Nord du pays. De fait, entre 1981 et 2016, la croissance des inégalités dans les régions urbaines a été environ quatre fois plus forte qu’en région rurale.

L’impact de la COVID-19

S’il y a aujourd’hui une polarisation spatiale plus marquée des inégalités inter- et intrarégionales au pays, il faut se demander quel impact aura la pandémie sur les tendances décrites ci-dessus. Sans surprise, les premières études montrent qu’au niveau agrégé, on peut s’attendre à une hausse importante des inégalités en raison des pertes d’emploi considérables dans les secteurs les plus touchés par les fermetures des services, comme la restauration et l’hébergement.

Au niveau des régions, bien qu’il soit encore tôt pour se prononcer, quelques scénarios pointent à l’horizon. Les grands centres urbains étant au cœur de la pandémie, il est probable que la transition rapide vers le télétravail ait des effets à court et à moyen terme en incitant certains travailleurs hautement qualifiés à quitter les métropoles pour les villes environnantes de plus petite taille, ce qui pourrait entraîner une réduction des disparités interrégionales. Cela dit ― et l’histoire nous offre des indices ―, il est difficile d’envisager que les grandes villes ne finissent pas par retrouver leur lustre comme pépinières d’innovation et moteurs de croissance économique. Chose certaine, les inégalités à l’intérieur des grandes villes vont s’accentuer avec la pandémie. On voit déjà que dans les grands centres urbains, les quartiers les plus touchés par la COVID-19 sont ceux où la pauvreté et les inégalités sont les plus grandes. Ce sont aussi souvent les quartiers les plus diversifiés sur le plan ethnique, où de nombreux travailleurs ― entre autres, les femmes et les jeunes ― œuvrent dans des secteurs qui exigent une proximité physique et dont les emplois sont non syndiqués et rémunérés à l’heure.

Les politiques publiques : comment corriger le tir ?

Jusqu’à présent, les politiques publiques adoptées par le gouvernement fédéral pour venir en aide aux travailleurs et aux entrepreneurs touchés par la pandémie ont été des mesures de soutien à court terme. Dans le discours du Trône du 23 septembre dernier, le gouvernement s’est engagé à prolonger certaines de ces mesures ― entre autres, le programme de subvention salariale d’urgence ―, à créer plus d’un million de nouveaux emplois, à améliorer les mesures d’aide pour les industries les plus touchées (voyage et tourisme, hôtellerie et industries culturelles) et à investir dans le soutien aux femmes et les services de garde d’enfants.

Tous ces éléments constituent certes des volets importants d’une stratégie de relance économique à plus long terme, mais aucun ne prend explicitement en compte le contexte géographique et le redressement des inégalités spatiales. Il va sans dire que la création des agences de développement régionales au pays depuis les années 1980 a donné lieu à un éventail de nouveaux programmes de soutien aux entreprises et aux travailleurs. Mais ces programmes ont évolué suivant des objectifs bien différents d’une région à l’autre ; ils ne sont donc plus axés nécessairement sur des préoccupations en matière d’équité et de réduction des inégalités régionales.

Il est temps que le gouvernement fédéral revoie son modèle de développement régional et envisage de nouvelles approches mieux coordonnées et mieux adaptées au milieu, tout en visant une plus grande équité entre les régions et à l’intérieur des villes du pays. De telles approches ont déjà été proposées pour le Canada et gagnent du terrain en Europe, où l’on trouve des dynamiques d’inégalités régionales semblables. Étant donné la polarisation spatiale décrite plus haut, nous avons besoin d’une volonté politique pour repenser nos approches en matière de développement régional. À défaut de quoi, nous perpétuerons un cycle où nos institutions continuent leur dérive et demeurent incapables de s’adapter aux particularités régionales ou de promouvoir une plus grande équité régionale, avec le risque que les tensions au sein de la fédération s’accentuent.

Cet article fait partie du dossier Combattre les inégalités pendant la reprise post-pandémie.

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Sébastien Breau
Sébastien Breau est professeur agrégé au département de géographie de l’Université McGill et directeur académique du laboratoire McGill-Concordia du Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales (CIQSS). Ses recherches portent sur les dimensions spatiales des inégalités et le développement régional.

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