« Pourquoi n’as-tu pas serré les genoux [pour éviter de te faire agresser] ? » avait demandé le juge Robin Camp à une jeune victime d’agression sexuelle en 2017. « On peut le dire qu’elle a un peu de surpoids, mais elle a un joli visage, hein ? »  avait lancé le juge Jean-Paul Braun, qui considérait qu’une victime d’agression sexuelle âgée de 17 ans avait dû être « flattée » que son agresseur, un chauffeur de taxi de 49 ans, soit l’une des premières personnes « qui s’intéressent à elle ».

La liste des propos inadmissibles de la part de juges envers des victimes d’agression sexuelle est malheureusement plus longue. C’est dans ce contexte que Rona Ambrose, alors députée pour le Parti conservateur du Canada, a déposé en 2017 le projet de loi C-337. Perçu comme l’héritage politique de Mme Ambrose, il vise à former tous les juges sur les enjeux relatifs aux agressions sexuelles. Or, s’il n’est pas adopté rapidement en cette année électorale, ce projet de loi pourrait mourir au feuilleton. Un dénouement qui constituerait une véritable gifle pour les victimes d’agression sexuelle et pour les intervenants sociaux qui s’affairent à réparer les pots cassés infligés par un système de justice inadapté à la réalité des personnes agressées.

De nombreuses agressions sexuelles, mais peu de dénonciations

Selon l’Institut national de santé publique du Québec, une femme sur quatre et un homme sur dix seront victimes d’une agression sexuelle avant l’âge de 18 ans. Parmi les adultes, les femmes sont surreprésentées (87 %), selon des données autorapportées de l’Enquête sociale générale publiée par Statistique Canada en 2014. Malgré l’ampleur de ce fléau, la vaste majorité des victimes d’agression sexuelle ne rapportent jamais ce crime aux autorités policières. Au Canada, on estime que seulement 5 % des victimes d’agression sexuelle porteraient plainte. Fait plus troublant encore, une très faible proportion de ces plaintes officielles (3 sur 1 000) mène à une condamnation au criminel. Il semble donc que les personnes agressées, en majorité des femmes, craignent – avec raison – que le système de justice n’arrive pas à répondre à leur besoin de réparation.

En 2018, une étude réalisée par des chercheurs de l’Université d’Ottawa et par des partenaires du milieu communautaire a permis de mettre en lumière les nombreuses barrières auxquelles sont confrontées les femmes qui décident de faire appel au système judiciaire après avoir été victimes de violence sexuelle ou conjugale. Parmi les obstacles énumérés par les 52 participantes à cette étude qualitative (qui se voulait essentiellement exploratoire), citons la crainte de ne pas être crues, la connaissance de l’imposition de sentences clémentes ou encore le manque d’informations sur le processus judiciaire.

Les mythes entourant les agressions sexuelles au sein du système de justice

En 2018, Elaine Craig publie Putting Trial on Trials: Sexual Assault and the Failure of the Legal Profession. Dans cet ouvrage, la professeure de droit de l’Université Dalhousie critique vivement le système de justice canadien pour sa piètre gestion des cas d’agression sexuelle, et ce, malgré la réforme de 1983. Elle dénonce notamment les mythes et les préjugés entourant les agressions sexuelles qui gangrènent le système de justice et ses acteurs principaux – juges, avocats, etc. Le projet de loi C-337 vise à remédier en partie à ces écueils fort dommageables pour les victimes de violence sexuelle. Entre autres choses, il ne rendrait admissibles à la magistrature que les personnes ayant suivi un « cours de perfectionnement complet en matière de droit et de contexte social relatif aux agressions sexuelles ». De plus, il responsabiliserait les juges en les obligeant à rendre disponibles par écrit ou dans les procès-verbaux les raisons motivant leurs jugements en matière d’agression sexuelle. En rendant accessibles des traces de leur raisonnement, il sera plus facile pour les justiciables et pour des organismes d’intérêt public d’étudier ces motifs et de constater s’ils reposent ou non sur des mythes relatifs aux agressions sexuelles. Parmi les éléments visant à miner – à tort – la crédibilité des victimes, notons la vie sexuelle active de la plaignante ou le fait qu’elle ait mis du temps à rapporter l’agression aux autorités, qu’elle ne se soit pas débattue pendant l’agression ou encore qu’elle soit suivie en thérapie.

Un projet de loi fort nécessaire à l’ère du mouvement #MoiAussi

Plusieurs personnes ont décrié ce projet de loi. Le juge en chef de la Cour suprême du Canada a notamment affirmé qu’il n’est pas nécessaire, en raison de l’excellente formation que reçoivent déjà les juges au Canada. Le sénateur André Pratte a aussi affirmé que ce projet de loi rate sa cible et entrave l’indépendance des juges. Mais peut-on être réellement contre la vertu ? Il y a toujours possibilité et nécessité de faire mieux. Le projet de loi C-337 s’est embourbé au Sénat, et ce, dans une grande discrétion médiatique. C’est d’autant plus déplorable qu’il avait obtenu l’aval, à l’unanimité, des députés de la Chambre des communes. Ces gamiques politiques jettent de l’ombre sur notre démocratie, puisque des non-élus (sénateurs) du propre parti de Rona Ambrose ont cherché à entraver son adoption en catimini, malgré l’adhésion générale à ce projet de loi.

Le mouvement #MoiAussi, devenu viral à travers le monde en octobre 2017, est une illustration forte de la nécessité de progresser en matière de lutte aux agressions sexuelles. Cela comprend la nécessité de faire en sorte que notre système de justice soit mieux adapté à la réalité des victimes et à la complexité des enjeux relatifs aux agressions sexuelles. Au Québec, où ce mouvement a entraîné la plus forte hausse (61 %) des dénonciations rapportées à la police au pays, les quatre partis politiques présents à l’Assemblée nationale travaillent de concert dans un effort transpartisan pour répondre à ces préoccupations en matière de justice. Québec a mis sur pied un comité d’experts composé de chercheurs, d’acteurs du milieu judiciaire, d’intervenants communautaires et de personnes qui ont subi une agression. L’objectif : faire en sorte que les victimes de violence retrouvent confiance en notre système judiciaire. De plus, ce comité étudiera les meilleures façons de bonifier les ressources, tant à l’extérieur du système de justice qu’au sein de celui-ci. L’idée d’instaurer un tribunal spécialisé dans les cas d’agression sexuelle et de violence conjugale est aussi envisagée à l’heure actuelle. Sans remettre en cause la présomption d’innocence – un droit fondamental au cœur de notre justice criminelle –, il importe de ne pas laisser tomber les victimes qui se sont fait entendre au cours des dernières années. Les attentes sont élevées et nous nous devons collectivement d’y donner suite de manière tangible.

Bien entendu, ce ne sont pas toutes les victimes d’agression sexuelle qui font appel aux tribunaux. Plusieurs d’entre elles parviennent à obtenir justice et réparation par d’autres moyens. De plus, il est clair que le problème se situe en amont et qu’une partie de la solution doit venir de la prévention et de la sensibilisation, et ce, dès le plus jeune âge. Or, au nom de celles et ceux qui ont déjà été agressés et qui souhaitent porter plainte au criminel, nous devons mettre en place un système de justice qui répond à leurs besoins ou, du moins, qui ne les revictimise pas. Faute de quoi nous ne pourrons pas parler de justice, et encore moins de justice sociale.

L’auteure remercie Michaël Lessard, avocat et doctorant en droit à l’Université de Toronto, pour ses judicieux commentaires.

Photo : Shutterstock / ggw


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Kharoll-Ann Souffrant
Kharoll-Ann Souffrant est doctorante en service social à l’Université d’Ottawa et récipiendaire de la bourse Vanier. Elle est aussi membre du Réseau québécois en études féministes.

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