Il y a un peu moins de 100 ans, en 1923 plus précisément, le Canada fut l’un des premiers pays à prohiber la consommation de cannabis. Les motivations sous-jacentes à cette décision étaient et demeurent nébuleuses, comme l’a rappelé Catherine Carstairs dans son ouvrage de 2006. Paradoxalement, tout comme pour l’alcool au début du 20e siècle, cette prohibition a eu comme conséquence l’éclosion et la maturation d’un marché noir hautement lucratif. Mais aujourd’hui, nous assistons à un revirement de situation : il sera légal de consommer du cannabis à des fins non médicales à partir du 17 octobre 2018. Comment réagira le marché noir à cette nouvelle réalité ? Le souhait du gouvernement libéral de l’éradiquer est-il utopique ?

Statistique Canada estime que les dépenses des ménages pour la consommation de cannabis enregistrée représentaient 5,5 milliards de dollars en 2017. Quant au marché illicite au Canada, il produirait annuellement environ 3 000 tonnes de cannabis, générant des revenus de 22 milliards de dollars et des profits d’environ 8 milliards de dollars. Une bonne partie du cannabis consommée est issue de la production locale, qui fournit ainsi un revenu à plusieurs Canadiens. Bien sûr, il s’agit également d’une importante source de financement pour les marchés criminels.

L’offre de cannabis sur le marché illicite se décline en plusieurs variantes, mais de façon générale, les consommateurs réguliers ont tendance à faire affaire avec un même vendeur, avec lequel ils établissent une relation de confiance. Au Québec, il suffit de faire un appel téléphonique ou d’envoyer un texto pour que le vendeur se rende en quelques heures chez son client avec la marchandise. La variété des produits est relativement limitée et change selon les récoltes. On peut également commander le cannabis en ligne. Quant au prix au gramme, il diminue en fonction de la quantité achetée. Selon les estimations de Statistique Canada, le prix moyen est de 7,48 dollars par gramme au Canada, et de 7,84 dollars au Québec. Les taux de tétrahydrocannabinol (THC) et de cannabinol (CBD), les principaux éléments psychoactifs qui produisent les effets euphorisants ou alors anxiolytiques du cannabis, demeurent inconnus des acheteurs et parfois même des vendeurs, mais les vendeurs savent comment conseiller l’acheteur selon ce qu’il recherche, et ce à partir de leur propre expérience du produit ou de celle d’autres personnes de leur entourage. La qualité du cannabis vendu illégalement est variable. Des analyses en laboratoire de cannabis acheté dans la rue, dans la région montréalaise, ont révélé qu’il contenait des bactéries, des champignons et des pesticides toxiques.

Au Québec, c’est la Société québécoise du cannabis (SQDC) qui sera responsable de la vente au détail du produit. Les achats pourront être faits en succursale (ouverture de 20 points de vente à l’automne 2018) ou en ligne, avec un délai de livraison qui ne devrait pas excéder 48 heures. Il est prévu que la SQDC offrira environ 150 produits différents qui se vendront à des prix variés, les moins dispendieux à 6 dollars par gramme selon les déclarations du PDG de la Société des alcools du Québec, Alain Brunet. Celui-ci estime, s’appuyant sur les résultats de groupes cibles consultés, que la SQDC pourrait aller chercher 30 % du marché illicite durant la première année de la légalisation si elle ajuste les prix pour pouvoir rivaliser avec ce marché.

Mais l’élément le plus déterminant pour la transition des consommateurs actuels vers le marché légal sera la qualité des produits, suivi de près par le prix.

Sans aucun doute, la légalisation du cannabis aura une influence sur les tendances de consommation. La prévalence de la consommation de cannabis chez les Canadiens de 15 ans et plus était en moyenne, en 2012, de 12,2 % au Canada et de 11,5 % au Québec. Deloitte décrit le consommateur actuel comme un « preneur de risques », âgé de 18 à 34 ans. Selon leur évaluation, le marché légal attirera plus de consommateurs d’âge moyen (typiquement entre 35 et 54 ans), scolarisés, et ayant une consommation faible (moins d’une fois par mois),  en somme, des consommateurs occasionnels ou voulant expérimenter le produit. La proximité d’un point de vente peut aussi jouer un rôle : il est possible que les personnes habitant près d’une succursale soient moins enclines à se procurer le cannabis sur le marché illicite. Mais l’élément le plus déterminant pour la transition des consommateurs actuels vers le marché légal sera la qualité des produits, suivi de près par le prix. Toujours selon Deloitte, pour rester compétitif, le prix du cannabis légal ne devrait pas excéder de 10 % celui du marché illicite. Les consommateurs réguliers seront à même de comparer le rapport qualité-prix des produits du marché légal, tandis que les consommateurs occasionnels auront tendance à faire confiance au conseiller de leur succursale, tout comme pour l’achat de vins.

Les autres raisons qui inciteront les consommateurs à se procurer le cannabis sur le marché légal seront liées à l’offre de produits de la SQDC ou des détaillants. Les différentes concentrations de THC seront alors affichées, les produits posséderont une certification de sécurité d’usage et on connaîtra les effets qu’ils provoqueront. Seuls le cannabis séché ou frais et l’huile de cannabis seront accessibles légalement à partir du 17 octobre. Mais les consommateurs pourront faire chez eux des produits de cannabis, tels des aliments ou des boissons, pourvu qu’ils n’utilisent aucun solvant organique dangereux. Même si les stratégies publicitaires agressives seront interdites, les producteurs pourront faire de la publicité informative sur les effets particuliers des différents produits pour ainsi attirer la clientèle.

Aux États-Unis, en date de la publication de cet article, neuf États ainsi que le district de Columbia ont légalisé le cannabis à usage récréatif. Le Colorado et l’État de Washington furent les premiers à le faire, et cela dès 2012. Cette légalisation a-t-elle mis fin au commerce illicite de cannabis ? Si l’on se fie à la revue de presse hebdomadaire effectuée par l’Association pour la santé publique du Québec et aux articles de presse parus sur le sujet, ce n’est pas le cas ; bien au contraire, le marché illicite serait même en pleine croissance. C’est aussi l’opinion des policiers du Colorado, rencontrés par l’un des auteurs de cet article. S’ils estiment que la légalisation dans leur État a frappé durement les marchés criminels mexicains qui exportaient auparavant leurs produits en sol américain, elle n’a pas eu cet effet sur les marchés illicites locaux, qui poursuivent leurs activités lucratives. En fait, les consommateurs de moins de 21 ans, âge légal pour avoir accès au cannabis dans les États américains, continuent de s’approvisionner sur les marchés illicites. De plus, une partie de la culture légale du cannabis serait détournée vers les marchés illicites des États limitrophes qui n’ont pas légalisé le cannabis, au grand bonheur de leurs marchés locaux.

La situation sera quelque peu différente au Canada et au Québec. En effet, l’âge légal pour consommer du cannabis a été fixé à 18 ans (ou 19 ans dans certaines provinces). Vu que 41,7 % des Québécois âgés de 18 à 24 ans ont rapporté avoir consommé du cannabis en 2014-2015, l’établissement de l’âge légal à 18 ans réduira grandement la proportion de consommateurs actuels qui n’ont pas accès au marché légal. Enfin, puisque toutes les provinces canadiennes légaliseront l’usage du cannabis au même moment, on évitera le détournement des produits cultivés légalement vers des provinces voisines par les marchés illicites. Bien sûr, ces produits pourraient toujours être exportés vers les États-Unis ou ailleurs, mais les frontières entre pays sont beaucoup plus difficiles à traverser que les limites d’un État américain. Pour ces raisons, nous ne croyons pas que le marché illicite de cannabis au Canada constituera un marché aussi lucratif que celui dans les États américains qui ont légalisé le cannabis à usage récréatif. Toutefois, si les prix des produits sont très différents d’une province à l’autre, il est possible qu’un marché gris interprovincial se développe. Mais ces risques sont limités.

Il n’en demeure pas moins que les marchés illicites continueront de faire de bonnes affaires auprès de certaines clientèles : d’abord auprès des jeunes de moins de 18 ans (ils représentent 31 % des consommateurs de cannabis) qui sont des consommateurs réguliers et ont développé une bonne relation avec leur vendeur, puis auprès des consommateurs qui veulent se procurer un produit ou un service qui n’est pas accessible sur le marché légal. En effet, les marchés criminels feront des efforts pour conserver une partie de leur activité fort lucrative. Une baisse des prix y a déjà été observée, et on peut s’attendre à d’autres « aubaines » prochainement. Les services de vente à domicile risquent également de prendre de l’ampleur. Ce ne sont que quelques exemples des moyens qui les vendeurs illégaux mettront en œuvre pour conserver une part de leur marché. On ne peut donc pas prédire la fin de l’implication des milieux criminels dans le marché du cannabis à court terme.

Cet article fait partie du dossier L’économie canadienne du cannabis.

Photo : Shutterstock / Lesterman


Souhaitez-vous réagir à cet article ? Joignez-vous aux débats d’Options politiques et soumettez-nous votre texte en suivant ces directives. | Do you have something to say about the article you just read? Be part of the Policy Options discussion, and send in your own submission. Here is a link on how to do it. 

Serge Brochu
Serge Brochu est directeur scientifique à Institut universitaire sur les dépendances et professeur émérite à l’École de criminologie de l’Université de Montréal. Ses recherches sont axées sur l’intervention auprès des personnes dépendantes, les relations entre drogues et crime, et les politiques relatives aux drogues. Il est coauteur, avec N. Brunelle et de C. Plourde, de Drogue et criminalité : une relation complexe (2016).
Laurence D’Arcy
Laurence D’Arcy est chargée de projet à Institut universitaire sur les dépendances. Elle s’intéresse notamment aux analyses de substances (drug checking) en milieux festifs, dans les communautés gaies et chez les utilisateurs de drogues par intraveineuse.

Vous pouvez reproduire cet article d’Options politiques en ligne ou dans un périodique imprimé, sous licence Creative Commons Attribution.

Creative Commons License

More like this