Eugene Lang a bien raison de souligner que l’élection du 19 octobre prochain pourrait être l’occasion de plusieurs changements d’orientation importants pour le gouvernement fédéral mais que plusieurs de ces changements n’auront pas été discutés pendant la campagne, ni même inscrits dans les plateformes électorales des partis. L’histoire regorge effectivement d’exemples de gouvernements qui, à leur arrivée au pouvoir, modifient leur ordre du jour — parfois de façon radicale — à la lumière d’événements imprévus, de conseils de la fonction publique et de pressions associées à l’exercice du pouvoir. On aurait tort de croire que cette fois sera différente.

Par conséquent, il faut bien reconnaître que, lorsqu’ils iront aux urnes, les Canadiens ne choisiront pas tant un programme politique précis que l’orientation générale de leur gouvernement, et, surtout, quelques dirigeants dont la philosophie politique et la façon d’exercer le pouvoir seront déterminantes pour la conduite des affaires publiques. C’est à ce chapitre que leur choix portera le plus à conséquence, à savoir l’attitude que le prochain gouvernement adoptera face à l’état pitoyable de nos institutions parlementaires et à l’égard des principes fondamentaux de notre démocratie.

Lors de l’élection de 2006, le Parti conservateur avait promis un renforcement des mécanismes assurant la responsabilité du gouvernement fédéral, et sa victoire fut bien suivie de l’adoption d’une ambitieuse Loi fédérale sur la responsabilité, qui a resserré des processus de contrôle importants dans l’administration publique. Pourtant, 10 ans plus tard, il faut bien constater que, sous la direction du premier ministre Stephen Harper, le gouvernement conservateur a plutôt présidé à un affaiblissement inquiétant de notre démocratie parlementaire.

Ayant promis plus de transparence et de responsabilité, les conservateurs se sont plutôt démarqués par un contrôle sans précédent de l’information, une obstruction du régime d’accès à l’information et un détournement inquiétant de la communication gouvernementale au profit du marketing politique. En 2009, le gouvernement a même prorogé le Parlement simplement pour éviter d’avoir à rendre publiques des informations concernant le traitement réservé aux prisonniers en Afghanistan. L’accès raisonnable à une information gouvernementale fiable — un prérequis essentiel à l’exercice de la responsabilité démocratique et à un débat public informé sur les politiques publiques — est devenu une source réelle d’inquiétude dans la capitale.

L’examen des finances publiques par les députés, déjà ténu depuis quelques décennies, a pratiquement disparu aujourd’hui, et les parlementaires jouent un rôle dérisoire dans l’évaluation de l’efficacité des politiques gouvernementales. Même la création du poste de directeur parlementaire du budget, une innovation des conservateurs en matière de reddition de compte, fut entachée par le refus subséquent du gouvernement de collaborer avec son titulaire dans certains dossiers et, occasionnellement, de lui fournir les données nécessaires à des analyses qui auraient pu être à leur désavantage. Le gouvernement conservateur s’est même tristement distingué en étant le premier de l’histoire qui a été déclaré coupable d’outrage au Parlement en raison de son refus de divulguer les coûts de certaines de ses politiques.

Le processus législatif n’est pas en reste. Le gouvernement Harper a établi un record dans l’usage des procédures de la Chambre des communes en limitant le temps alloué aux députés pour l’examen de ses projets de loi. Alors que Stephen Harper lui-même s’opposait à cette pratique lorsqu’il était dans l’opposition, son gouvernement fait maintenant un usage routinier des projets de loi « omnibus » afin de permettre l’adoption simultanée et expéditive, presque sans examen, de nombreuses lois qui, souvent, ne sont aucunement reliées entre elles. Les comités parlementaires, autrefois considérés comme de rares espaces politiques où les considérations partisanes s’atténuaient au profit d’un travail législatif plus constructif, ont vu leur autonomie relative largement disparaître en raison d’un contrôle accru par le Bureau du premier ministre.

Il est juste de noter que, dans l’histoire canadienne, le gouvernement Harper n’a pas le monopole du mépris de nos institutions parlementaires et des principes qui guident notre démocratie. Plusieurs des problèmes qui ont marqué ses neuf années au pouvoir datent en fait de bien plus longtemps ; on décriait déjà le « déclin du Parlement » dans les années 1970. Mais il faut néanmoins conclure que, loin de renverser la tendance, le premier ministre Harper a plutôt contribué à affaiblir davantage notre démocratie parlementaire. Malgré certaines innovations institutionnelles louables — la création du Bureau du directeur parlementaire du budget en est un exemple —, la culture du « contrôle du message », de l’hyper-partisanerie et de la « campagne électorale permanente » qui règne aujourd’hui à Ottawa a des effets délétères indéniables sur notre démocratie.

C’est dans ce contexte que, en plus d’offrir l’opportunité d’un changement de direction en matière de politiques publiques, la prochaine élection pourrait aussi fournir l’occasion d’une réorientation dans la façon de « faire les politiques », c’est-à-dire de prendre les décisions, de les faire connaître et d’en assumer la responsabilité entre les élections. En raison de l’étendue des pouvoirs et des prérogatives du premier ministre, c’est un domaine où son style de leadership et ses convictions pèsent particulièrement lourd. D’autant plus que le gouvernement est le premier bénéficiaire de cette culture du secret, de l’interprétation partisane et de l’absence de contrôle parlementaire. Un retournement des tendances des dernières années nécessitera de véritables convictions démocratiques, un profond respect pour nos institutions et même une certaine abnégation de la part du gouvernement et de son chef. Est-ce trop demander ?

Néanmoins, si le bilan des conservateurs ne permet pas d’espérer un changement de cap s’ils se retrouvent au pouvoir, l’arrivée d’un nouveau gouvernement, qu’il soit néodémocrate ou libéral, laisserait au moins entrevoir l’adoption de pratiques plus démocratiques. Le Parti libéral a déjà promis un accès « par défaut » aux données gouvernementales et des pouvoirs accrus pour la Commissaire à l’information. Il propose également de mettre en place une période de questions du premier ministre, de modifier les règles parlementaires pour interdire le recours routinier aux projets de loi omnibus et de soumettre les publicités gouvernementales à un examen indépendant afin d’éviter qu’elles soient utilisées à des fins partisanes. Même si le NPD n’a toujours pas fait de promesses spécifiques à propos de ces questions, il a fréquemment condamné les façons de faire du gouvernement Harper au cours des dernières années. Sans faire preuve de trop de naïveté ou sans prendre ses rêves pour des réalités, on peut espérer que, s’ils étaient portés au pouvoir — même en situation minoritaire —, Justin Trudeau et Thomas Mulcair voudront prendre leurs distances par rapport à l’héritage trouble des années Harper sur ce plan.

Ainsi, au lendemain de l’élection, ce n’est pas seulement la politique fiscale, sociale ou environnementale qui pourrait connaître d’importants changements, mais la façon même dont nous sommes gouvernés. Pour la qualité de notre vie démocratique, c’est à espérer.

 

Luc Juillet
Luc Juillet est professeur à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa.

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