Par suite des changements survenus dans la politique d’immigration depuis quelques décennies, la population du Québec comme du Canada se diversifie de façon croissante sur les plans culturel et religieux ; les immigrants sont désormais principalement originaires des Caraïbes, d’Asie et d’Afrique. Or, les pratiques religieuses et les habitudes culturelles des nouveaux immigrants ne sont pas toujours aisément conciliables avec les normes en vigueur dans le pays d’accueil ou communément acceptées par les sociétés québécoise et canadienne. Pour maintenir leurs traditions et leur identité, les groupes nouvellement installés ont donc multiplié les demandes de traitement spécifique ou de dérogation aux règles généralement applicables. Il en est résulté une complexité croissante de la gestion de la diversité ethnoculturelle, autant pour les organismes publics (ministères et organismes gouvernementaux) que pour les entreprises privées. Pour celles-ci comme par ceux-là, le défi est de s’adapter aux nouvelles caractéristiques culturelles et religieuses de leur clientèle et de leurs employés.

Dans ce contexte, l’obligation d’accommodement raisonnable constitue un instrument juridique important de gestion de la diversité ethnoculturelle et religieuse. Cette obligation signifie que, dans certaines circonstances, l’État et les personnes ou entreprises privées sont tenus de modifier des normes, des pratiques ou des politiques légitimes et justifiées, qui s’appliquent sans distinction à tous, pour tenir compte des besoins particuliers de certaines minorités, notamment des minorités religieuses. Autrement dit, la majorité doit modifier ses règles et ses habitudes pour les adapter aux besoins de la minorité. Il y a donc droit à un traitement différent en faveur de personnes ou de groupes pour lesquels les pratiques ou normes prévues pour la majorité entraîneraient une restriction de leurs droits ou libertés.

Bien que la controverse récente au Québec ait surtout porté sur les accommodements demandés par des personnes membres de minorités religieuses, il importe de noter que l’obligation d’accommodement peut également bénéficier à d’autres groupes dont les caractéristiques particulières font en sorte qu’ils sont défavorisés par les règles adoptées par et pour la majorité. Ainsi, par exemple, les normes interdisant la présence d’animaux domestiques dans certains commerces ou dans les restaurants se verront écartées au profit des personnes aveugles accompagnées d’un chien-guide.

En fait, l’obligation d’accommodement pourrait s’imposer dans le contexte de la plupart des motifs de discrimination visés par les chartes. Aux États-Unis, il a ainsi été jugé que la présence dans une région d’un nombre important d’hispanophones obligeait les autorités à mettre à leur disposition les documents requis pour passer l’examen relatif au permis de conduire en langue espagnole, du moins s’il s’avérait que la seule disponibilité des documents en langue anglaise entraînait des inconvénients sérieux pour ceux ne parlant pas suffisamment cette langue. On parle à cet égard d’ « accommodements linguistiques » (linguistic accommodation). Il faut souligner que, si un tel concept était mis en œuvre  au Québec, il permettrait, à certaines conditions, de réclamer des dérogations à la Charte de la langue française dans les domaines où celle-ci prévoit l’usage exclusif du français.

Des personnes appartenant à la majorité religieuse de souche peuvent aussi rechercher des accommodements.

Il est tout aussi important de souligner que les revendications d’accommodements en matière religieuse ne sont pas le fait des seuls adhérents de religions minoritaires ou de groupes issus de l’immigration. Des personnes appartenant à la majorité religieuse de souche peuvent aussi rechercher des accommodements. Ainsi, un infirmier ou une infirmière catholique pourrait réclamer, au nom des préceptes de sa foi, d’être dispensé(e) de participer à des avortements dans son service professionnel à l’hôpital public. Déjà en 1987, la Commission des droits de la personne du Québec reconnaissait qu’une personne placée dans cette situation a le droit d’obtenir une telle dispense en vertu de la liberté de religion et du droit à l’égalité consacrés dans la Charte québécoise. Cependant, la Commission précisait qu’un tel droit ne saurait entrer en conflit avec le droit d’une femme enceinte d’obtenir un avortement ; elle ajoutait, par conséquent, que le droit du personnel soignant à la dispense est subordonné à la condition que puisse être assurée une relève compétente en temps utile.

L’obligation d’accommodement en matière religieuse peut se fonder sur le droit à l’égalité ou la liberté de religion. Ces deux droits sont garantis à la fois dans la Charte canadienne des droits et libertés et dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. La première ne s’applique qu’aux relations entre les individus et la puissance publique et ne peut donc fonder une obligation d’accommodement qu’à l’égard de l’État, fédéral ou provincial, tandis que la seconde concerne tant les rapports entre les individus et l’État québécois que les rapports interindividuels privés, et peut donc fonder une obligation d’accommodement à l’égard des particuliers tout comme de l’État provincial.

Pour qu’il y ait obligation juridique d’accommodement, il doit y avoir, d’abord, atteinte à la liberté de religion ou discrimination fondée sur la religion. Cette condition permet de distinguer l’accommodement raisonnable au sens propre du terme  » qui est une mesure destinée à corriger les effets de l’atteinte à un droit garanti par les chartes  » de la simple adaptation ou de l’ajustement volontaires, consentis pour faciliter l’intégration des membres des minorités religieuses ou culturelles ou pour favoriser la bonne entente entre majorité et minorités.

Par exemple, la décision du YMCA d’Outremont de givrer certaines vitres pour éviter que les enfants juifs hassidiques qui fréquentent l’école située en face puissent apercevoir les femmes qui font leur gymnastique en tenue légère constitue une mesure volontaire de bon voisinage plutôt que l’exécution d’une obligation juridique d’accommodement, car le fait de refuser un tel arrangement n’entraînerait aucune violation d’un droit ou d’une liberté garanti par les chartes. Il en est de même pour la décision d’une municipalité de réserver à certains moments la fréquentation d’une piscine municipale aux musulmans afin de leur permettre d’organiser un usage séparé pour les deux sexes.

Traditionnellement, la personne qui invoque un précepte religieux pour obtenir un accommodement doit d’abord prouver l’existence objective de ce précepte ; à cette fin, elle doit normalement pouvoir s’appuyer sur les enseignements d’une religion existante. Ensuite, la personne doit démontrer la sincérité de sa croyance dans le précepte, ce qui constitue un élément subjectif. L’existence de cet élément subjectif pourra être prouvée par des témoignages relatifs au comportement de la personne, attestant que celle-ci mène une vie conforme au précepte qu’elle invoque.

Cependant, on constate que les tribunaux canadiens, comme ceux des États-Unis, sont portés à éviter d’avoir à donner une définition objective de la religion ou de se prononcer sur la nature des croyances ou convictions invoquées ; pour cette raison, ils tendent à se fier, en cas de doute, au critère subjectif de la sincérité de ceux qui veulent obtenir un accommodement.

Une telle attitude a été adoptée par les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Amselem en 2004, dans laquelle des Juifs orthodoxes invoquaient la liberté de religion garantie dans la Charte québécoise pour obtenir une dérogation à la déclaration de copropriété de leur immeuble qui leur était appliquée de façon à interdire la construction d’une souccah individuelle sur le balcon de leur appartement (Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47).

Il s’agit là d’une position dangereuse qui pourrait par trop faciliter les revendications opportunistes ou frauduleuses. Pour permettre aux tribunaux d’écarter de telles demandes, ceux-ci devront alors pousser davantage l’enquête sur la sincérité du requérant. Or, dans l’affaire Amselem, la Cour considère que l’enquête doit rester le plus possible limitée. Comment dès lors faire en sorte que les réclamations d’accommodement fondées sur une liberté de religion interprétée de façon aussi large ne deviennent abusives? N’oublions pas que l’accommodement a pour effet, lorsqu’il s’impose à l’autorité publique, d’écarter l’application d’une règle ou d’une politique légitime, adoptée dans l’intérêt général et, lorsqu’il s’applique à une personne ou à une entreprise privée, de forcer celle-ci à donner à la liberté religieuse d’une autre personne la primauté sur ses propres droits ou intérêts.

Il est probable qu’à l’usage les membres de la Cour suprême se rendront compte des inconvénients de la position adoptée par la majorité dans l’affaire Amselem et que la Cour reviendra à une position davantage conforme à l’opinion des juges minoritaires dans cette affaire, selon lesquels un requérant doit faire la preuve objective que l’accommodement qu’il réclame découle bel et bien d’un précepte de sa religion, une preuve d’expert pouvant s’avérer nécessaire à cette fin. En appliquant ces principes, les juges minoritaires avaient conclu qu’en l’espèce l’interdiction de construire leur propre souccah individuelle ne portait pas atteinte au droit à la liberté de religion des intéressés. Ceux-ci croyaient sincèrement qu’il était préférable d’agir ainsi, mais le précepte religieux devait être considéré comme respecté à partir du moment où les appelants pouvaient utiliser une souccah commune, ce qui tait précisément la solution proposée par le syndicat de copropriété.

Par ailleurs, l’accommodement doit rester « raisonnable », c’est-à-dire ne pas empiéter de façon trop grave sur les droits d’autrui ou empêcher l’atteinte d’objectifs importants d’intérêt public. Le coût excessif de l’accommodement, le fait qu’il porte entrave au bon fonctionnement de l’entreprise ou du service dans le cadre duquel il est réclamé, et l’atteinte aux droits d’autres personnes sont autant de motifs permettant d’écarter l’obligation d’accommodement.

Par ailleurs, l’accommodement doit rester « raisonnable », c’est-à-dire ne pas empiéter de façon trop grave sur les droits d’autrui ou empêcher l’atteinte d’objectifs importants d’intérêt public.

Les tribunaux canadiens ont également interprété la liberté de religion et l’interdiction de la discrimination religieuse contenues dans les chartes comme imposant aux pouvoirs publics une obligation de neutralité religieuse, une sorte d’obligation de « laïcité », bien que ce mot ne soit pas ordinairement employé en droit canadien ou québécois.

Le principe de neutralité religieuse empêche les pouvoirs publics de privilégier ou de défavoriser une religion par rapport à une autre, ou encore de favoriser ou de défavoriser les convictions religieuses par rapport à l’athéisme, à l’agnosticisme ou à l’indifférence religieuse. En se fondant sur ce principe, les tribunaux ont, par exemple, interdit l’enseignement religieux confessionnel et les exercices religieux (prières) à l’école publique, et cela, même si les lois en cause prévoyaient une possibilité de dispense pour les parents ne voulant pas que leurs enfants y participent. Les tribunaux ont de même déclaré contraires aux chartes les prières au début des séances d’un conseil municipal.

Il faut insister ici sur le fait que le principe de neutralité s’impose aux autorités publiques, mais pas aux individus, qui peuvent, au contraire, invoquer la liberté de religion pour manifester leurs convictions religieuses en public comme en privé.

Comme le montre la situation dans d’autres pays, différentes formes de neutralité de l’État en matière de religion sont imaginables, depuis une neutralité stricte consistant à s’abstenir de toute forme d’assistance à l’égard de toutes les religions jusqu’à une neutralité « bienveillante », qui amène l’État à favoriser l’exercice de la liberté religieuse.

La neutralité, dans son sens le plus fondamental, est respectée tant que l’État se comporte de la même façon à l’égard de toutes les religions et qu’il n’en privilégie ou n’en défavorise aucune par rapport aux autres, de même qu’il ne privilégie ou ne défavorise pas les convictions religieuses par rapport aux autres attitudes à l’égard de la religion (athéisme, agnosticisme ou indifférence religieuse).

Un concept de laïcité ouverte et tolérante, laissant s’exprimer les convictions religieuses sous réserve qu’elles ne nuisent pas à autrui ou à l’intérêt public, est donc compatible avec l’idée d’accommodement. En fait, on peut même considérer que c’est précisément le respect de la neutralité qui exige de l’État qu’il fasse des accommodements dans certains cas. En effet, chaque fois qu’une législation ou une politique entraîne dans son application des effets favorables, ou ni favorables ni défavorables, pour certaines croyances et, au contraire, des effets défavorables pour d’autres, elle ne devrait plus être considérée comme neutre. Dès lors, elle contredit l’obligation de neutralité de l’État. C’est pour rétablir sa neutralité que l’État doit faire des accommodements, à moins qu’ils n’empiètent sur les droits d’autrui ou ne soient préjudiciables à l’intérêt public. Même en France, où le principe de laïcité est proclamé dans la Constitution, la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école publique a été considérée comme une restriction de la liberté de religion.

En fait, les tribunaux français ont traditionnellement adopté la même position que les tribunaux canadiens en ce qui concerne le port de symboles religieux à l’école publique, à savoir que le port n’est pas incompatible avec le principe de laïcité et, au contraire, doit être autorisé au nom de la liberté de religion, à moins que des circonstances particulières ne justifient de l’interdire.

La loi française de 2004 a été légitimée par l’existence de circonstances portant atteinte à l’ordre public : les pressions exercées sur les jeunes filles issues de l’immigration pour qu’elles portent le voile, les regroupements communautaristes dans les cours de récréation et les cantines scolaires, les tensions, conflits et divisions entraînés par les revendications identitaires et religieuses dans les écoles, etc. Selon le gouvernement français, tenant compte de ces circonstances, le port du voile à l’école publique constitue une pratique qui menace et trouble l’ordre public. Pour qu’au Québec l’interdiction du voile islamique dans les écoles publiques soit justifiée, il faudrait qu’il existe des circonstances comparables, ce qui ne semble pas être le cas.

La constitutionnalité de cette loi française n’a pas été vérifiée à cause des particularités du système français de contrôle constitutionnel, dans lequel seules certaines autorités publiques, ou encore un certain nombre de parlementaires, peuvent déférer un projet de loi au Conseil constitutionnel, ce qui ne s’est pas produit étant donné le consensus en faveur de la loi existant dans la classe politique française. Par contre, la loi finira sûrement par être attaquée devant la Cour de Strasbourg, qui devra vérifier sa conformité à la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour devra alors juger si les circonstances invoquées par le gouvernement français justifient véritablement l’atteinte à la liberté de religion qu’entraîne l’interdiction des signes religieux dans les écoles publiques.

De même, aux États-Unis, l’affirmation d’un principe de neutralité dans le Premier Amendement à la Constitution (sous la forme d’une interdiction pour l’État d’« établir » une religion, ou principe de non-établissement) n’est pas considérée comme interdisant les accommodements en matière religieuse. À certaines époques, la Cour suprême a même jugé que de tels accommodements étaient exigéespar une autre disposition du Premier Amendement qui garantit le « libre exercice de la religion ».

Aujourd’hui, la Cour suprême des États-Unis ne considère plus l’accommodement en matière religieuse comme une obligation constitutionnelle, mais elle estime que rien dans la Constitution n’interdit au législateur de prévoir des accommodements, ce qu’ont fait tant le Congrès américain que les législatures de plusieurs des cinquante États membres des États-Unis. Par exemple, le Congrès a adopté en 2000 une loi enjoignant aux tribunaux de dispenser les communautés religieuses de l’application normale des lois de zonage lorsque celles-ci ont pour effet de gêner de façon significative la construction ou l’aménagement d’édifices de culte, à moins que cet accommodement ne préjudicie un intérêt public important.

La combinaison des principes que nous venons d’exposer produit des résultats qui ne sont pas toujours faciles à expliquer et à justifier au regard de l’opinion publique. Ainsi, celle-ci se demande parfois s’il est bien logique de « sortir » les religions majoritaires de l’école publique (comme les tribunaux l’ont fait pour les prières et l’enseignement confessionnel chrétiens) et, dans le même temps, d’offrir des accommodements qui y font « entrer » les religions minoritaires (autorisation du port du kirpan et du hijab, dispenses pour fêtes religieuses, etc.).

Paradoxalement, semble-t-il, après avoir demandé l’abolition des pratiques religieuses majoritaires en invoquant le principe de neutralité, la minorité invoque sa liberté de religion pour obtenir l’autorisation de ses propres pratiques. La réponse est que, dans le premier cas, il s’agissait de manifestations religieuses imposées ou approuvées par l’autorité publique, ce qui est prohibé par le principe de neutralité religieuse de l’État, alors que dans le deuxième cas, il est question d’aménagements réclamés par des individus qui en ont le droit au nom de la liberté de religion.

On entend parfois dire que les accommodements reconnus en matière religieuse constituent des « privilèges » et sont contraires à l’égalité entre individus. Cependant, l’on méconnaît par là que l’accommodement est précisément une conséquence du droit à l’égalité, conçu comme le droit des minorités  » religieuses en l’espèce  » de maintenir leurs différences par rapport à la majorité en bénéficiant d’accommodements et d’adaptations à l’égard de normes neutres, applicables de façon uniforme à tous, mais qui ont des effets préjudiciables sur la liberté religieuse de certains groupes. Un traitement identique appliqué dans un contexte de pluralisme religieux risque d’entraîner des conséquences oppressives et injustes, parce qu’il oblige les minoritaires à s’aligner sur le modèle de la majorité ; il leur refuse la reconnaissance de leur identité propre.

On adresse également deux autres critiques aux mesures d’accommodement adoptées, volontairement ou par obligation juridique, dans les institutions publiques et, en particulier, dans les écoles publiques : les unes sont reliées aux dangers qu’elles pourraient entraîner pour les droits individuels de certaines personnes membres d’une minorité, les autres portent sur les risques qu’elles feraient courir à l’intégration sociale des minorités.

Pour ce qui est de cette deuxième critique, on reproche aux politiques qui favorisent la préservation et la transmission des cultures et des religions d’origine des minorités d’installer une mentalité de la division et une psychologie de la séparation, de valoriser l’appartenance à des sous-communautés plutôt qu’à la collectivité dans son ensemble, d’encourager la ghettoïsation des minorités, de légitimer le communautarisme.

Ces critiques semblent cependant exagérées. La politique de l’accommodement a essentiellement pour but de favoriser l’inclusion des minorités et des immigrants dans la société d’accueil, notamment en leur permettant de se soustraire aux normes qui entraînent une discrimination directe ou indirecte à leur endroit. Les politiques de l’accommodement et du pluralisme reposent sur le pari que la reconnaissance de la différence et les adaptations qui sont consenties aux minorités faciliteront, à moyen et à long terme, leur intégration harmonieuse dans la société, même si, à court terme, ces politiques peuvent avoir pour effet de souligner, voire d’exacerber, certains traits et comportements particuliers de ces groupes. Ainsi, l’adaptation du calendrier scolaire aux fêtes religieuses des minorités et l’acceptation du port de signes religieux feront en sorte que les membres de ces minorités se sentiront plus à l’aise dans l’enseignement public et choisiront plus volontiers d’y envoyer leurs enfants et d’y participer en tant que parents d’élèves, plutôt que de faire appel à des établissements d’enseignement privés.

Quant à la première critique relative au danger que l’accommodement limite les droits individuels des membres des groupes minoritaires, il faut insister sur le fait que, sur le plan juridique, l’accommodement raisonnable conduit à un statut distinct qui n’est jamais imposé aux membres des minorités. Ceux-ci peuvent toujours choisir d’obéir aux lois générales et de ne pas réclamer le droit à l’exemption. Ils peuvent donc décider de rompre avec leur religion et leur culture pour rejoindre le groupe majoritaire. Autrement dit, l’appartenance à la minorité et le régime distinct qui l’accompagne ne sont jamais subis ; ils doivent toujours être désirés.

Il est vrai que, sur un plan sociologique, on peut craindre que les mesures de préservation des cultures et religions d’origine n’empêchent — ou du moins ne retardent — la « modernisation » des communautés immigrantes, c’est-à-dire l’adoption par celles-ci des valeurs individualistes, libérales, rationalistes et séculières qui constituent le propre des sociétés démocratiques et libérales avancées. L’accommodement raisonnable pourrait donc favoriser le maintien, au sein de ces collectivités, de valeurs communautaires et de pratiques traditionnelles dont certaines limitent l’autonomie de leurs membres et l’accès de ceux-ci aux options qu’offre la société d’accueil. Ce reproche s’applique particulièrement aux mesures qui autorisent ou favorisent les pratiques de certaines religions traditionnelles véhiculant une conception du monde conservatrice, théocratique, souvent autoritaire et patriarcale.

Il est vrai que, sur un plan sociologique, on peut craindre que les mesures de préservation des cultures et religions d’origine n’empêchent la « modernisation » des communautés immigrantes, c’est-à-dire l’adoption par celles-ci des valeurs individualistes, libérales, rationalistes et séculières qui constituent le propre des sociétés démocratiques et libérales avancées.

L’exemple par excellence est évidemment celui des pratiques religieuses et culturelles qui assignent aux femmes un statut subordonné, comme le port du hijab. Or le fait que le hijab soit accepté, au nom de l’accommodement raisonnable, dans l’espace public — dans les écoles, par exemple — facilite le maintien de cette pratique dans le cadre familial et communautaire. S’il est vrai que rien n’oblige juridiquement les femmes à porter le voile, le fait que le port soit autorisé à l’école permet aux familles d’exercer une pression morale et sociale sur les jeunes filles pour les forcer à l’adopter contre leur gré.

Cependant, pour conserver cet exemple, l’interdiction du hijab risque d’entraîner une crispation chez les parents musulmans. Il est somme toute préférable que les jeunes musulmanes fréquentent l’école publique en portant le voile plutôt que de rester enfermées chez elles ou d’être envoyées dans une école religieuse privée ; c’est ce que soulignait le Conseil du statut de la femme dès 1995, dans un document intitulé Réflexions sur la question du port du voile à l’école.

En suscitant chez une collectivité minoritaire la crainte de perdre son identité, on augmente les risques de la voir succomber à la tentation du fondamentalisme et de l’intégrisme pour se défendre contre ce qu’elle percevra alors comme une pression assimilationniste. Il vaut sans doute mieux accepter les pratiques traditionnelles, du moins celles qui ne sont pas dangereuses pour l’intégrité physique et psychologique des personnes, en espérant qu’elles permettront aux membres des minorités, tout en conservant le support de leur milieu d’origine, d’amorcer leur intégration dans le milieu plus large de la société d’accueil.

La conciliation des accommodements religieux et de l’obligation de neutralité religieuse de l’État fera l’objet, en 2007, d’un double processus d’examen et de réflexion par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, d’une part, la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (la Commission Bouchard-Taylor), d’autre part. Le principal mandat des deux commissions est de trouver des balises claires et cohérentes permettant de distinguer les accommodements compatibles avec les valeurs de la société québécoise de ceux qui ne le seraient pas et devraient donc être refusés. Cependant, on s’illusionnerait en pensant qu’il est possible de découvrir des balises suffisamment précises pour être facilement applicables par ceux qui sont directement confrontés aux demandes d’accommodement sur le terrain, comme les directeurs d’écoles, d’hôpitaux ou d’autres services publics.

Les valeurs avec lesquelles les accommodements doivent être compatibles sont bien connues. Il s’agit de celles qui sont reconnues dans les chartes, comme l’égalité des sexes et, plus généralement, l’ordre public, les valeurs démocratiques et le bien-être général, au nom desquels l’article 9.1 de la Charte québécoise et, selon une terminologie quelque peu différente, l’article 1 de la Charte canadienne permettent d’apporter des limites à l’exercice des droits et libertés garantis. Cependant, la véritable difficulté réside dans la mise en équilibre des différents droits et valeurs en tenant compte des circonstances propres à chaque cas, ce qui nécessite une appréciation qui variera inévitablement selon l’instance chargée de trancher. Par exemple, si, dans l’affaire du kirpan, la Cour supérieure et la Cour suprême sont arrivées à la conclusion que le port du kirpan devait être autorisé à certaines conditions, alors que la Cour d’appel jugeait, au contraire, qu’il était légitime de l’interdire, cette divergence d’opinion ne tenait pas aux principes juridiques mis en œuvre, mais à l’appréciation par chacun des trois tribunaux de la situation de fait existant dans l’école concernée : la Cour d’appel estimait que les risques créés pour la sécurité de la collectivité scolaire étaient suffisamment sérieux, alors que la Cour supérieure et la Cour suprême ont jugé que ces risques ne justifiaient pas l’atteinte à la liberté de religion du jeune sikh désireux de porter son poignard rituel.

Par ailleurs, dans la mesure où l’accommodement raisonnable permet la mise en œuvre d’un droit ou d’une liberté garantis par les chartes, les limites qui peuvent être invoquées pour justifier qu’un droit ou une liberté soient restreints doivent être définies par les tribunaux et non par l’entremise de la délibération politique ; dans les démocraties libérales, les droits des minorités sont précisément mis à l’abri des décisions majoritaires par leur inscription dans des chartes interprétées et appliquées par les tribunaux. Les simples mesures d’ajustement ou d’adaptation, dont nous avons donné deux exemples précédemment, en autant qu’elles ne constituent pas la mise en œuvre d’un droit, peuvent par contre faire légitimement l’objet d’un choix politique, la majorité étant ici libre de les consentir ou non aux minorités.

De façon générale, les mesures d’accommodement devraient être d’autant plus faciles à accepter qu’elles sont intégratives plutôt que ségrégatives. Elles sont intégratives dans la mesure où elles facilitent et encouragent la présence et la participation des membres des minorités au sein des institutions communes. Elles sont, au contraire, ségrégatives, si elles les incitent à fréquenter des institutions distinctes et parallèles, les dispensant ainsi de devoir confronter leurs règles religieuses traditionnelles avec les réalités et les valeurs canadiennes contemporaines.

 

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