« Ça sent 1976 ! » Le chef du Parti québécois, André Boisclair, ne pensait peut-être pas si bien dire durant cette campagne électorale provinciale, au terme de laquelle l’Action démocratique du Québec de Mario Dumont – et non le PQ, contrairement aÌ€ ce qu’annonçait la déclaration de M. Boisclair – aura réussi une percée impressionnante. Le résultat de cette élection nous aura donné un gouvernement Charest considérablement affaibli, une ADQ comme opposition officielle et un PQ relégué au troisié€me rang, tant en termes de suffrages que de sié€ges aÌ€ l’Assemblée nationale.

Les facteurs ayant mené aÌ€ la montée de l’ADQ ont été assez bien cernés par les journalistes et les politologues ayant commenté la campagne dans les médias. On peut en énumérer au moins quatre. Le premier facteur serait le discours et les idées tré€s proches des « gens ordinaires » (certains emploieraient le terme de populisme) du chef Mario Dumont. Il semble que la clienté€le adéquiste de 2007 ait été remarquablement diversifiée, attirant des électeurs de tous les aÌ‚ges, et en particulier ceux de la classe moyenne. De ce point de vue, la priorité accordée par le parti aÌ€ l’éducation et aÌ€ la famille semble é‚tre une donnée importante. Le deuxié€me facteur serait la réaction d’une frange de la population contre le nationalisme des « vieux partis ». D’une part, la position autonomiste de l’ADQ aura sans doute offert aux électeurs un véhicule davantage en symbiose avec l’opinion publique actuelle. D’autre part, la question des accommode- ments raisonnables aura réussi aÌ€ donner un élan au parti dans les semaines cruciales ayant précédé le déclenchement de la campagne, en permettant aÌ€ Mario Dumont de se posi tionner comme le seul chef comprenant réellement les inquiétudes identitaires des régions. Les deux autres facteurs sont liés de pré€s au précédent et seraient la réaction de ces régions contre les villes (en particulier Montréal et son cos- mopolitisme) de mé‚me que la mise au jour d’un courant conservateur libéré du carcan habituel des options constitu- tionnelles et qui viendrait remettre en question (ou aÌ€ tout le moins diminuer) le mythe du « Québec progressiste ».

Au-delaÌ€ des causes de la percée adéquiste, il y a aussi eu quelques spéculations dans les médias concernant la possibi- lité que le résultat du 26 mars dernier ait signalé un réaligne- ment majeur et durable du systé€me partisan québécois. La référence faite aÌ€ 1976 durant la campagne invite d’ailleurs aÌ€ une comparaison de la nouvelle conjoncture avec le dernier grand réalignement survenu au Québec il y a une trentaine d’années. Elle fait également écho aÌ€ la fameuse prédiction du politologue Vincent Lemieux, énoncée dans un texte écrit en 1986, selon laquelle un nouveau réalignement dans le systé€me partisan québécois devrait survenir au début du présent sié€cle. Qu’en est-il au juste? Avons-nous des raisons de croire qu’un tel réalignement des forces partisanes est en train de s’opérer au Québec? En d’autres termes, la poussée adéquiste saura-t-elle durer ou ne sera-t-elle que passagé€re? Pour répondre aÌ€ ces questions, il n’est pas inutile de revisiter les écrits sur les conditions menant aux réalignements partisans dans les démocraties occidentales.

D’entrée de jeu, on doit noter que la théorie des réalignements a généralement un faible pouvoir de prédiction. Il est en effet reconnu qu’il est beaucoup plus facile d’appliquer cette théorie aÌ€ l’explication d’une série d’événements passés, ex post, avec plusieurs années de recul. Mais cela n’empé‚che pas d’explorer les liens possibles entre les propositions de cette théorie et la conjoncture électorale actuelle au Québec.

Les grands travaux américains et français sur la problématique des réalignements électoraux font d’abord une distinction importante entre une élection « de rupture », qui ouvre une phase de réalignement dans le systé€me partisan en déstabilisant l’ordre électoral existant, et une élection « de réalignement », qui cloÌ‚t la phase de réalignement en cristallisant un nouvel ordre électoral qui va se maintenir durant le cycle qui débute. Ces travaux suggé€rent donc qu’un systé€me partisan connaiÌ‚t une succession perpétuelle de phases de réalignement et de périodes de « politique ordinaire » ouÌ€ l’équilibre entre les forces partisanes en place demeure relativement stable. Cela signifie égale- ment que les périodes de politique ordinaire et les phases de réalignements peuvent é‚tre de durée variable. Par exemple, une phase de réalignement, ouÌ€ il y a instabilité dans le systé€me, ne s’opé€re pas sur une seule élection mais s’étire sur au moins deux élections, et parfois plus.

Les écrits proposent que trois conditions essentielles doivent é‚tre réunies afin de conclure aÌ€ un véritable réaligne- ment des partis politiques. Les deux premié€res conditions sont qu’il doit y avoir changement significatif aÌ€ la fois dans le niveau et dans la structure des appuis aux partis. Un parti émergent doit faire montre d’une progression importante dans le niveau global de ses appuis, ce qui s’accompagne généralement d’un recul dans l’appui aux autres partis du systé€me. Mais cette progression doit aussi se faire au niveau de la structure des appuis, c’est-aÌ€-dire qu’une frange substantielle de l’électorat doit se déplacer d’un bloc vers un parti émergent. La troisié€me condition est l’existence d’une crise politique majeure ou d’une mutation importante dans l’agenda politique, qui précipite le réalignement des forces partisanes.

Un exemple devrait permettre d’illustrer ces propositions. On considé€re généralement que la séquence 1970- 1973-1976 a constitué une phase de réalignement au Québec. L’élection de 1970 en est une de rupture, ouÌ€ l’Union nationale sortante s’effondre en obtenant un peu moins de 20 p. 100 du vote et ouÌ€ le PQ émerge avec 23 p. 100 de l’appui populaire. L’élection de réalignement, au sens entendu plus haut, survient deux élections plus tard, en 1976, avec la prise du pouvoir par le PQ (41 p. 100 des voix) qui vient confirmer le nouvel ordre électoral. Cette élection marque le début d’un nouveau cycle de « politique ordinaire » au Québec, avec le PQ et le Parti libéral comme alternatives. Cette phase de réalignement aura vu un changement crucial dans le niveau et la structure du vote, avec une majorité de l’électorat francophone abandonnant l’Union nationale pour se tourner de manié€re durable vers le PQ. La mutation de l’agenda politique aura été causée par l’arrivée de l’option souverainiste sur la scé€ne électorale québécoise. Cette option aura radicalisé l’axe de polarisation entre les partis provinciaux québécois, qui s’étendait jusqu’alors du fédéralisme du PLQ aÌ€ l’autonomisme de l’Union nationale. La saillance de l’enjeu de souveraineté aura ainsi eu pour effet de margi- naliser la position autonomiste longtemps populaire sous Duplessis.

Les conditions d’un nouveau réalignement sont-elles aujourd’hui réunies au Québec? Il semble d’abord y avoir eu un changement important aÌ€ la fois dans le niveau et la structure des appuis aux partis en place. L’ADQ a fait un bond significatif de 18 aÌ€ 31p.100 du vote. Non seulement a-t-elle récolté 41 sié€ges, mais elle est arrivée deuxié€me dans la moitié des autres circonscriptions de la province. Cette avancée se situe dans la continuité puisque l’ADQ n’a cessé de progresser dans l’électorat depuis son apparition en 1994.

De plus, cette poussée semble avoir été essentiellement liée aÌ€ un change- ment dans la structure du vote au sein de l’électorat francophone. Cet électorat semble s’é‚tre massivement déplacé vers l’ADQ en 2007, dans l’ensemble des régions aÌ€ l’extérieur de Montréal bien suÌ‚r, mais particulié€rement dans la couronne nord et sud de Montréal. Dans cette région du « 450 », il est flagrant que tous les gains faits par l’ADQ l’ont été dans des circonscriptions habituellement péquistes, incluant celles que leur avait dérobées le Parti libéral en 2003 (à l’exception de Soulanges qui est demeurée libérale et de Huntingdon que l’ADQ a prise au PLQ). Dans l’ensemble, cette érosion du vote péquiste dans l’électorat francophone hors Montréal au profit de l’ADQ était déjaÌ€ visible en 2003, mais elle s’est accentuée en 2007.

Il apparaiÌ‚t ensuite que la polarisation habituelle entre fédéralisme et souverainisme ait été délaissée au profit de la position autonomiste de l’ADQ. On peut parler ici d’une certaine mutation de l’agenda politique, au sens ouÌ€ la vision autonomiste de Mario Dumont et son positionnement, rapide et sans ambiguïté, sur la question des accommodements raisonnables ont déplacé le débat sur le terrain plus traditionnel de la préservation de l’identité québécoise. Du coup, ce déplacement a eu pour effet de rendre décalée l’opposition habituelle entre le fédéralisme du PLQ et le souverainisme du PQ, en donnant l’impression que les deux partis n’étaient plus au diapason de l’opinion publique sur la question nationale.

Ces quelques observations tendent aÌ€ indiquer qu’un réalignement est bel et bien en train de s’opérer, surtout au détriment du PQ. Un autre indicateur est le fait que, par le passé, les grands réalignements électoraux au Québec sont survenus environ une fois par génération, et toujours aÌ€ la suite d’une scission au sein du Parti libéral. En effet, le PLQ est le seul élément stable du systé€me partisan québécois depuis ses tout débuts, et l’alternative au PLQ a toujours été issue de ses propres rangs : l’Action libérale nationale dans les années 1930 (qui s’associa au Parti conservateur de Maurice Duplessis pour former l’Union nationale), le Parti québécois aÌ€ la fin des années 1960, que René Lévesque fonda suite aÌ€ son départ du PLQ, et maintenant l’ADQ, fondée par des libéraux déçus du manque de leader- ship exercé par Robert Bourassa suite aÌ€ l’échec de l’Accord du lac Meech au tournant des années 1990.

D’autres indicateurs incitent toutefois aÌ€ la prudence et suggé€rent qu’un retour aÌ€ l’équilibre entre PQ et PLQ dans un avenir rapproché demeure une possibilité envisageable. Premié€rement, le changement observé le 26 mars dans la structure du vote ne semble pas résulter d’un mouvement de masse aussi homogé€ne qu’on peut le croire a priori. Si l’électorat francophone hors-Montréal s’est tourné en masse vers l’ADQ, cela semble s’é‚tre fait pour une grande variété de raisons. La coalition actuelle d’électeurs adéquistes semble regrouper, princi- palement mais pas exclusivement, des jeunes de la région de Québec, des personnes plus aÌ‚gées habitant notamment les comtés plus ruraux, et les familles de classe moyenne des banlieues de Montréal. Il est difficile de voir dans ce mouvement celui d’une nouvelle génération qui souhaite prendre sa place aÌ€ l’Assemblée nationale, si bien que la coalition adéquiste apparaiÌ‚t, pour le moment du moins, assez hétérogé€ne et potentiellement instable.

Il est plausible qu’un certain conservatisme idéologique constitue présentement l’épine dorsale de ce mouvement. Un autre élément de solidarité au sein de cette coalition d’électeurs adéquistes est sans doute, comme nous l’avons décrit plus haut, son adhésion aÌ€ la vision autonomiste de son chef. Le problé€me avec l’argument de la montée du sentiment autonomiste est que cette dernié€re ne reflé€te pas l’apparition d’un nouvel enjeu aÌ€ portée durable, et ne fait pas non plus suite aÌ€ une quelconque crise politique majeure. La question des accommodements raisonnables ne peut constituer un enjeu qui polarisera les partis poli- tiques québécois pour plusieurs décen- nies aÌ€ venir. De mé‚me, la seule « crise » ayant actuellement généré une forte frustration au sein de l’électorat fut l’impopularité du gouvernement Charest, un phénomé€ne conjoncturel par définition. Nous sommes loin des grands bouleversements politiques généralement associés aux réalignements partisans, tels la crise économique des années 1930 ou encore celle des années 1970 autour de la question constitutionnelle.

L’éclosion de l’autonomisme semble davantage attribuable aÌ€ une simple redéfinition de l’axe traditionnel de compétition entre les partis au Québec. Plus précisément, c’est aÌ€ un retour aÌ€ l’équilibre pré-1970 auquel on semble présentement assister. Ce retour s’accompagne bien évidemment d’une marginalisation de la position plus radicale du souverainisme embrassée depuis 40 ans par le PQ.

Cette mutation pourrait mener aÌ€ un changement durable de l’agenda politique, et donc de l’axe de compétition entre partis, aÌ€ trois conditions. Il faudra premié€rement que l’ADQ fasse la preuve qu’elle ne constitue pas qu’un refuge temporaire pour les libéraux nationalistes insatisfaits du gouvernement Charest et pour les péquistes déçus du leadership de leur propre parti. À ce chapitre, il faut noter que le taux de participation aÌ€ l’élection de 2007 ne fut pas plus élevé qu’aÌ€ la précédente, ce qui suggé€re qu’une frange de l’électorat péquiste s’est probablement abstenue de voter encore une fois. Il n’est donc pas garanti que la désaffection actuelle de ces électeurs perdure ; ceux-ci pourraient encore revenir aÌ€ leur parti d’origine une fois l’offre des « vieux partis » renouvelée.

La deuxié€me condition est liée aÌ€ la premié€re. Pour que l’ADQ puisse garder ces nouveaux partisans dans son giron, il faudra que, sur la question constitutionnelle, l’opinion publique ait vérita- blement évolué pour atteindre une sorte de point de non-retour ouÌ€ elle aurait renoncé aÌ€ l’idée de la souveraineté. En d’autres termes, il reste encore aÌ€ voir si l’état actuel de l’opinion, plutoÌ‚t défavorable aÌ€ l’option du PQ et surtout aÌ€ sa proposition de tenir un nouveau référendum sur la sou- veraineté du Québec, est généralisé et, surtout, cristallisé. Les propos de Mario Dumont durant le débat télévisé, selon lesquels André Boisclair et son parti vivent dans le ré‚ve et l’utopie, vont-ils résonner durablement au sein de l’électorat? Si c’est le cas, ce sera que la ten- tative du Parti québécois de redéfinir l’extré‚me de l’axe de compétition partisan, c’est-aÌ€-dire d’étirer cette logique de décentralisation jusqu’aÌ€ l’indépendance, aura ultimement échouée.

Enfin, il faudra qu’il y ait absence de crise constitutionnelle au pays aÌ€ court et moyen terme. Si l’ADQ de Mario Dumont et le PLQ de Jean Charest ont réussi, chacun aÌ€ leur façon, aÌ€ convaincre la population que le Québec pouvait tré€s bien continuer de se développer tout en demeurant aÌ€ l’intérieur du Canada, il faudra que l’avenir proche leur donne raison. À court terme, cela signifie qu’il faudra que l’ouverture actuelle du gouvernement fédéral aux aspirations du Québec con- tinue de porter ses fruits. AÌ€ moyen terme, il faudra que Mario Dumont sur- monte, d’une manié€re ou d’une autre, le présent handicap de sa position autonomiste : malgré le fait qu’elle cadre bien avec le sentiment général actuel de la population, concré€tement cette position annonce un retour en arrié€re, aÌ€ la période post-Meech de rapa- triement des pouvoirs aÌ€ Québec et de possibles négociations constitution- nelles. Cela dénote une absence d’évo- lution de l’ADQ par rapport aux positions initiales du rapport Allaire, malgré les flottements du parti entre 1995 et 2003. Cela ouvre aussi la porte aÌ€ de nouvelles déceptions pour les nouveaux partisans adéquistes, particulié€rement ceux qui ont appuyé le PQ dans le passé. De ce point de vue, une nouvelle crise constitutionnelle repousserait aÌ€ coup suÌ‚r ces électeurs dans les bras du Parti québécois, et nous assisterions alors aÌ€ un retour de l’équilibre partisan post-1970 et aÌ€ la marginalisation du discours autonomiste.

On le voit bien: il y a autant de raisons de croire aÌ€ un réalignement partisan au Québec que de raisons d’en douter. La meilleure garantie d’un nouveau réalignement serait que la compétition entre les partis délaisse pour de bon le terrain constitutionnel pour se limiter aÌ€ un axe gauche-droite plus traditionnel. Mais apré€s une quarantaine d’années de débat national, il semble hasardeux de croire que les Québécois ont mis de coÌ‚té cette question pour une longue période, d’autant plus que l’ADQ ne propose pas aÌ€ la population de renoncer au nationalisme.

Si l’on considé€re que le bipartisme est l’état normal de notre systé€me au Québec, une chose apparaiÌ‚t certaine : 2007 n’est pas une élection de réalignement » au sens défini plus haut car le nouvel ordre électoral, le nouveau cycle de stabilité dans le systé€me de partis, n’a pas encore été confirmé. Tout au plus est-elle une « élection de rupture ». Et si l’état actuel du systé€me devait éventuellement mener à un remplacement du PQ par l’ADQ comme alternative aux libéraux, c’est probablement 2003 qu’il faudrait alors considérer comme l’élection de rupture, avec 2007 comme élection transitoire.

Le tripartisme actuel ne pourra pas durer tré€s longtemps. Soit l’ADQ va déloger durablement un des deux par- tis (et dans ce cas, c’est sans doute le PQ qui est le plus menacé), soit elle va s’écraser dé€s lors que la polarisation du systé€me sur la dimension constitution- nelle refera surface. Quel que soit le scénario, la période actuelle de tripartisme ne constituera vraisemblablement qu’une période de transition, et non pas le début d’un nouvel ordre électoral aÌ€ trois.

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