
On se rappellera que les négociations de l’été 1980 ont débouché sur la conférence des premiers ministres de septembre 1980. Plusieurs comités avaient été formés sur une variété de sujets dont trois auquel j’ai participé, sur le préambule, la Charte des droits et libertés et la formule d’amendement. Des progrès considérables ont été accomplis au cours de l’été par les ministres responsables des relations intergouvernementales, et des consensus commençaient aÌ€ se dégager aÌ€ plusieurs niveaux. Malheureusement, la conférence de septembre a été un échec, et les progré€s accomplis n’ont pas connu d’aboutissement aÌ€ ce moment.
Par la suite, nous avons travaillé aÌ€ la rédaction de la résolution dite « unilatérale » déposée par le gouvernement aÌ€ la Chambre des communes et au Sénat. Huit provinces, dont le Québec, ont conclu un accord pour contester la démarche fédérale.
À ce sujet, trois provinces ont déposé un renvoi consti- tutionnel devant leur Cour d’appel respective. Le premier fut plaidé devant la Cour d’appel du Manitoba, le second, devant la Cour d’appel de Terre-Neuve et du Labrador et le dernier, devant la Cour d’appel du Québec. Trois appels furent ensuite logés devant la Cour supré‚me du Canada, lesquels furent entendus au mois de mai 1981. La décision de la Cour a été rendue en septembre 1981.
Une conférence fédérale-provinciale fut tenue en novem- bre 1981 au cours de laquelle est intervenu un compromis historique entre le gouvernement fédéral et neuf des dix provinces, aÌ€ l’exception du Québec. Une résolution modifiée fut adoptée par la Chambre des communes et le Sénat, avec le concours de neuf assemblées législatives. Le Parlement britan- nique y donna suite, et l’Acte constitutionnel de 1982 est entré en vigueur le 17 avril 1982, aÌ€ l’exception de l’article 15 de la Charte qui a été mis en application trois ans plus tard, soit le 17 avril 1985.
À l’origine, le gouvernement fédéral n’a pas eu d’influence sur la formulation des questions. Ce sont les provinces qui ont défini le cadre constitutionnel de l’intervention des tribunaux.
Cependant, lorsque les trois appels furent réunis devant la Cour supré‚me du Canada, toutes les parties ont participé aÌ€ la rédaction des questions soumises aÌ€ la Cour.
La question principale et fondamentale portait sur la capacité du Parlement du Canada d’agir seul, sans le consen- tement des provinces. La position de huit provinces était que le Parlement ne pouvait agir qu’avec le consentement unanime des provinces. L’Ontario et le Nouveau-Brunswick soutenaient la thé€se fédérale.
Les questions subsidiaires portaient sur la nature et les effets des modifications proposées par le Parlement du Canada : d’abord la Charte des droits et libertés et ensuite, principalement, la formule d’amendement.
Le fédéral soutenait que le Parlement pouvait agir seul d’autant plus que la Charte ne portait pas atteinte au partage des pouvoirs et que la pratique constitutionnelle avait établi, par convention, le pouvoir d’agir unilatéralement. C’est ce que révélait, selon le fédéral, l’examen du processus suivi pour les 23 amendements constitutionnels apportés aÌ€ l’Acte constitutionnel de 1867 depuis son adoption.
Les provinces plaidaient, au contraire, que la Charte limitait les pouvoirs de tous les gouvernements et qu’une convention constitutionnelle exigeait le consentement unanime des provinces. Enfin, le fédéral répondait que si une convention constitutionnelle existait, elle n’était pas susceptible de sanctions par les tribunaux, parce que, étant de nature politique, les tribunaux n’avaient pas la compétence pour y donner effet.
En fait, le vrai débat entre le fédéral et les provinces portait sur la nature mé‚me du régime gouvernemental canadien, soit la démocratie parlementaire. Les provinces soutenaient que le systé€me reposait sur le principe de la sou- veraineté parlementaire illimitée, alors que le fédéral voulait limiter les pou- voirs des deux ordres de gouvernement au profit des citoyens. Nous verrons comment la Cour supré‚me de l’époque a résolu ces questions.
Quant aÌ€ la formule d’amendement, le débat principal portait sur deux concepts d’égalité des différentes composantes du Canada : le fédéral proposait l’égalité des régions, ce qui donnait un droit de veto de facto au Québec et aÌ€ l’Ontario, alors que le groupe des huit (certains ont parlé de « Gang of eight ») proposait le concept d’égalité des provinces avec une majorité qualifiée de sept sur dix.
La décision de la Cour supré‚me fut un chef-d’œuvre de « compromis aÌ€ la canadienne ». Le jugement compor- tait deux majorités, une majorité légale, sept juges contre deux, et une majorité conventionnelle ou constitutionnelle, six juges contre trois. Exprimée sans nuances, la décision de la Cour supré‚me concluait que le Parlement du Canada pouvait agir seul légalement mais ne pouvait agir conventionnellement qu’avec le consentement d’un nombre important de provinces (substantial compliance test), la Cour se gardant bien de définir le nombre de provinces requises.
Sur le plan strictement juridique, le fondement factuel de l’existence d’une convention constitutionnelle était faible. En effet, seul l’amende- ment de 1940 sur l’assurance-choÌ‚mage avait clairement été adopté avec le consentement unanime des provinces, mais il s’agissait d’un amendement qui modifiait le partage des pouvoirs en faveur du fédéral.
La Charte des droits, aÌ€ strictement parler, ne modifiait pas le partage des pouvoirs mais limitait les pouvoirs de tous les gouvernements. La Cour supré‚me, tré€s sagement, il faut l’admettre avec le recul, a conclu que la Charte des droits affectait le principe fédéral de la structure canadienne de gouvernement. En fait, on passait d’un gouvernement fondé sur la souveraineté parlementaire aÌ€ un gouvernement fondé sur la suprématie de la Constitution, avec la conséquence prévisible d’un roÌ‚le accru pour le troisié€me pouvoir, soit la magistrature.
La premié€re majorité (légale) était juridiquement forte et politiquement faible, alors que la majorité conventionnelle était juridiquement faible mais politiquement forte.
La Charte des droits et libertés a été acceptée intégralement ; en fait, on lui a donné plus de force avec le temps graÌ‚ce aux travaux du comité mixte du Sénat et de la Chambre des communes. Le compromis entre la suprématie de la Constitution et la souveraineté par- lementaire a été réalisé graÌ‚ce aÌ€ l’article 33, appelé clause dérogatoire par décla- ration expresse.
Cette clause ne s’applique qu’aux articles 2 et 7 aÌ€ 15 de la Charte et n’est valable que pour une période de cinq ans. Elle a été tré€s peu utilisée en rai- son, sans doute, de son efficacité limitée et du prix politique considérable aÌ€ payer pour un gouvernement qui l’utilise. En fait, la clause dérogatoire est devenue la victime de la popularité de la Charte.
Le compromis a généré trois formules d’amendement et mé‚me quatre, si l’on tient compte de l’aspect compensation financié€re. Mais ces formules sont rigides, difficiles d’application, et depuis qu’elles existent la Constitution canadienne a été tré€s peu amendée (deux fois moins) et, dans la majorité des cas, c’est la formule la plus souple, celle qui ne requiert que le consente- ment de certaines provinces (article 43) qui a été utilisée.
Ainsi, le Québec et Terre-Neuve ont pu, graÌ‚ce aÌ€ cette disposition, trans- former leurs systé€mes scolaires religieux en systé€mes scolaires linguistiques. Ici, le compromis principal a porté sur une formule d’amendement fondée sur l’égalité des provinces mais qualifiée par une majorité des deux tiers représentant 50 p. 100 de la population avec un droit de retrait pour les provinces dissidentes.
Un compromis honorable, somme toute, qui comporte une Charte vigoureuse et des formules d’amendements moins efficaces. Depuis 1982, le fédéralisme a continué aÌ€ évoluer, mais surtout par des ententes intergouvernementales.
Les promoteurs de la Charte au moment de sa rédaction étaient tous encore marqués par le peu de sérieux que les tribunaux canadiens avaient accordé aÌ€ la Déclaration cana- dienne des droits. La préoccupation fondamentale était alors de rédiger une charte avec des dents et non un tigre de papier, d’ouÌ€ le soin apporté aÌ€ la rédaction des articles 1, 24 et 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.
La Cour supré‚me du Canada de 1982 n’était pas celle de 1960, et elle a donné dé€s le départ une interprétation tré€s vigoureuse aÌ€ la Charte, probable- ment au-delaÌ€ des attentes les plus optimistes, d’abord en matié€re criminelle et ensuite en matié€re sociale, notamment en ce qui concerne le droit aÌ€ l’égalité de l’article 15.
Dé€s les premiers mois, sinon les premié€res années, de l’application de la Charte, quatre problé€mes principaux se sont posés au sujet des articles 52, 24, 7 et 1 de la Charte et de la Loi constitutionnelle de 1982.
L’article 52, dans un premier temps, établissait de façon claire la pri- mauté de la Constitution sur toute autre ré€gle de droit (y compris le droit civil et le droit coutumier) et déclarait inopérante toute ré€gle de droit incompatible avec la Constitution et donc la Charte des droits et libertés.
Cette disposition faisait de la Charte un instrument juridique prépondérant beaucoup plus fort que la Charte québécoise des droits et libertés et la Déclaration canadienne des droits qui demeuraient des instruments « quasi constitutionnels ». Les cours ont donné dé€s le départ plein effet aÌ€ cet article.
Le second problé€me portait sur l’article 1 de la Charte, disposition originale et unique par rapport aux chartes existant aÌ€ l’époque. D’une part, cette disposition garantissait les droits mais en mé‚me temps les considérait comme non absolus et pouvant é‚tre limités selon des paramé€tres assez précis.
Encore laÌ€, dé€s le départ, dans l’ar- ré‚t Oakes, la Cour supré‚me du Canada a adopté un test et une grille d’analyse qui imposaient un lourd fardeau au gouvernement voulant limiter un droit ou une liberté fondamentale. Plusieurs législations n’ont pu é‚tre sauvées par l’article 1, notamment par l’application de la troisié€me branche appelée l’atteinte minimale.
Quant aÌ€ l’article 7, l’opinion majoritaire aÌ€ l’époque y voyait une clause aÌ€ caracté€re procédural. Dans le renvoi sur l’article 94b de la Loi sur les véhicules moteurs de la Colombie-Britannique, la Cour a étendu la portée de la clause au droit substantif, c’est-aÌ€-dire au fond de la loi mé‚me.
Enfin, l’article 24 a été interprété généreusement par la Cour supré‚me du Canada donnant aux tribunaux un pouvoir large et souple de sanctions. Ainsi, les tribunaux pouvaient annuler la loi, suspendre temporairement les effets de l’annulation, donner une interprétation « atténuée », « exclusive » ou « inclusive », ce qui, dans certains cas, pouvait conférer aux tribunaux un roÌ‚le de quasi-législateur.
Enfin, il faut ajouter que la Cour supré‚me du Canada a aussi adopté une interprétation inclusive en ce qui a trait au contenu des droits.
Une fois juge, on réalise que plaider des causes soulevant des dispositions de la Charte est relativement facile étant donné que la position du client définit la position de l’avocat.
Il est infiniment plus complexe de décider des causes de Charte. Cela tient aÌ€ deux facteurs principaux.
Au fur et aÌ€ mesure que l’interprétation et l’application de la Charte progressent, on s’aperçoit que les droits et les libertés fondamentales entrent de plus en plus en conflit. Ces conflits sont d’autant plus présents que la société canadienne se diversifie, aÌ€ un rythme accéléré, sur tous les plans : ethniques, culturels, linguistiques, et religieux. Ce phénomé€ne pose des défis importants aÌ€ l’intégration des nouvelles commu- nautés ainsi qu’aÌ€ la cohésion sociale.
Les juges sont donc appelés aÌ€ résoudre les conflits souvent en recherchant un nouveau point d’équilibre entre les valeurs sociales conflictuelles qui sous-tendent les libertés et droits reconnus par la Charte. Comme la Charte canadienne reconnaiÌ‚t aussi des droits collectifs, il est également de plus en plus difficile de trancher des conflits entre les groupes et les individus en matié€re de droit aÌ€ l’éducation et de droits ancestraux ou issus de traités avec des communautés autochtones.
On peut entrevoir, d’ores et déjaÌ€, des problé€mes aÌ€ résoudre entre la liberté religieuse et le caracté€re civil de plusieurs institutions publiques.
Mais au lieu de n’y voir que des problé€mes ou des difficultés, pourquoi ne pas les considéré comme des occasions pour créer ici, au Québec et au Canada, une sorte de laboratoire mondial d’intégration. Apré€s tout, les Canadiens sont tolérants et imaginatifs et ont déjaÌ€ une grande expérience d’intégration de cultures et de langues différentes. Il suffit de continuer dans la mé‚me direction et d’y trouver une occasion de progré€s.
Cet article est tiré d’un discours prononcé lors de la conférence, La Charte @ 25 ans, organisée par l’Institut d’études canadi- ennes de McGill, le 16 février 2007.