L’égalité : une exigence démocratique

Miriam Fahmy et Michel Venne

La démocratie porte en elle l’idée que tous les humains naissent et demeurent libres et égaux. L’idéal démocratique est un idéal d’égalité. Cet idéal implique entre autres que tous les humains ont le même droit, quelle que soit leur condition, de participer à la définition de ce que l’on appelle la volonté générale. Celle qui, traduite en lois, constitue la norme qui gouverne un territoire et un peuple.

L’une des grandes questions posées par la démocratie est donc de savoir si les conditions sont réunies pour permettre à chacun de participer. La participation s’exerce au moment des élections, certes, mais également de toute autre manière qui influence les décisions prises par les gouvernants, que ce soit lors de consultations publiques, par diverses formes d’engagement social, communautaire ou bénévole, à titre de militant dans un parti, un syndicat, une association professionnelle, le lobbyisme, la place de son opinion dans les médias et les réseaux d’information. Or il semble bien que cet idéal d’égalité s’effrite. Deux phénomènes se conjuguent pour en accélérer l’érosion.

D’abord on observe partout en Occident un repli, un recul de la participation démocratique. Moins de gens vont voter. L’on consacre globalement moins d’heures au bénévolat et à l’engagement social. Les partis politiques peinent à recruter des membres. Aujourd’hui, une minorité d’électeurs décide des gouvernements. Mais le déclin de la participation ne frappe pas toutes les catégories sociales également. Par exemple, les jeunes et les personnes plus démunies votent moins. Au total, donc, les votes des jeunes et des pauvres pèsent moins lourd que ceux des vieux et des riches. Non seulement cela est-il vrai pour le vote, ça l’est aussi pour la plupart des autres formes d’influence.

Ensuite, l’écart de revenus s’élargit entre riches et pauvres. Si le Québec est la société la plus égalitaire en Amérique, la proportion de richesse captée par le 1 % le plus riche, qui était d’à peine 7 % il y a 25 ans, dépasse aujourd’hui les 11 %. Certes, c’est deux fois moins qu’aux États-Unis, mais la tendance est là et il faut s’en méfier. Les inégalités économiques et sociales s’accroissent. Or, repli politique et accroissement des inégalités semblent aller de pair.

Dans les sociétés plus égalitaires, la participation citoyenne est plus grande et plus équitablement partagée parmi les classes sociales. Et, comme dans un cercle vertueux, dans ces sociétés où la participation démocratique est la plus forte, on a tendance à appuyer davantage les politiques économiques, sociales et fiscales qui créent plus d’égalité.

[…]

Un nombre croissant de recherches démontrent que les inégalités politiques et économiques se renforcent mutuellement. Des travaux menés par l’OCDE ont révélé que les personnes en situation de pauvreté et détenant moins d’années de scolarité exercent moins d’influence sur les politiques et les institutions publiques. Même si les citoyens des pays de l’OCDE jouissent de droits fondamentaux, ils ne les exercent pas de façon égale.

Une étude menée par une équipe de l’Université McGill a établi qu’un écart de 16 points de pourcentage existe entre le taux de participation électorale des 20 % les plus fortunés et celui des 20 % les moins fortunés au Canada. Une analyse des élections de 2008 produite pour le Directeur général des élections du Québec montre que la même tendance existe au Québec. Toutefois, ce travail précise que la participation électorale n’augmente pas régulièrement au fur et à mesure que le revenu s’accroît. « Certes, le groupe comptant le plus petit nombre de votants est celui formé d’individus dont le revenu familial est inférieur à 20 000 $. Mais le groupe le plus susceptible de voter est celui dont le revenu familial se situe entre 20 000 $ et 39 999 $. […] Il semblerait donc que le seuil de 20 000 $ soit le seul qui puisse expliquer une variation de la participation en fonction du revenu. »

La participation est aussi plus faible chez les chômeurs, et les cols bleus sont moins susceptibles de se rendre aux urnes.

Les électeurs québécois travaillant à temps partiel ou à la maison sont également moins enclins à exercer leur droit de vote. De même, le niveau de scolarité est un déterminant classique et puissant du vote. Dans presque tous les pays, les personnes les plus scolarisées, celles détenant un diplôme universitaire, sont plus enclines à exercer leur droit de suffrage que les moins scolarisées. L’écart entre les deux catégories s’est accru avec le déclin général de la participation électorale observé depuis 25 ans dans les démocraties occidentales. Au Canada dans les années 1980, la probabilité qu’un baby-boomer né dans les années 1950, et alors âgé de 30 ans, exerce son droit de vote était de 80 % s’il détenait un diplôme universitaire. La probabilité qu’un citoyen du même âge exerce son droit de vote s’il n’avait pas complété son secondaire était alors de 64 %. L’écart entre les deux était donc de 16 points de pourcentage. En 2000, ce même écart était de 29 points, soit près du double.

[…]

Une étude américaine indique que la participation civique est nettement moindre chez les Américains gagnant moins de 15 000 $ par an que chez ceux dont le revenu atteint ou dépasse 75 000 $. Les plus pauvres votent beaucoup moins, sont trois fois moins nombreux à être membres de partis politiques, contribuent dix fois moins aux caisses électorales, ont moitié moins de contact avec les partis et militent en moins grand nombre lors des scrutins.

Le niveau de participation sociale (bénévolat, militantisme) est lui aussi affecté par le niveau de scolarité et par le revenu : la majorité des Canadiens qui s’impliquent socialement détiennent un diplôme d’études postsecondaires ; leurs revenus sont également élevés. Les personnes qui participent au sein d’organisations ont une position sociale avantageuse comparativement à la moyenne des Canadiens.


Payer de l’impôt :  un droit à revendiquer

Jane Jenson

L’un des legs pernicieux du néolibéralisme est la popularisation d’une vision normative de la société comme étant composée de deux groupes : une vaste majorité de « bons citoyens » responsables, autonomes et dont le bien-être dépend seulement du marché et des relations familiales, et une minorité qui ne subvient pas à ses propres besoins et qui, bien souvent, vit aux crochets de l’État. Cette vision de la société a pour corollaire la notion selon laquelle les impôts doivent être aussi bas que possible afin de récompenser les efforts et de laisser les bons citoyens utiliser les ressources de la manière qui leur convient. Tant pis si une accentuation des inégalités s’ensuit. C’est habituellement ce qui se produit lorsque l’État n’entrave pas l’initiative et l’innovation.

Conformément à ces préceptes, les gouvernements ont systématiquement subi une baisse de leurs propres ressources en réduisant les taux d’imposition. En réaction à la diminution des recettes fiscales qui a découlé de cette orientation, ils ont évidemment dë réduire les dépenses publiques.

Cet engagement idéologique à l’égard d’un État moins actif et selon lequel une liberté de choix est encouragée nécessite des politiques publiques soigneusement ciblées et conçues de manière à pousser la population à « prendre ses responsabilités ».

« Aucun nouvel impôt », tel a été le leitmotiv du discours politique en Europe et en Amérique du Nord pendant les années néolibérales. Le refrain a été entonné par les administrations de Margaret Thatcher (élue en 1979) et de Ronald Reagan (élu en 1980), et rapidement les partis politiques qui espéraient accéder au pouvoir, qu’ils soient de gauche ou de droite, ont souscrit à cette approche.

En effet, une tendance à la réduction des impôts a balayé les pays de l’OCDE. Dans ces pays, le taux maximum moyen de l’impôt sur le revenu des particuliers a considérablement diminué, passant de 65,7 % en 1980 à 46,5 % en 2000, pour chuter considérablement par la suite et s’établir à 41,7 % en 2010. Au Canada, en 1988, le gouvernement fédéral a également réduit le taux d’imposition des personnes ayant les revenus les plus élevés. Le Québec a emboîté le pas, réduisant le taux d’imposition le plus élevé (s’appliquant à la tranche de revenu supérieur à 100 000 $) de 10 % de 1980 à 1996 et réduisant graduellement le taux marginal d’imposition, qui est passé de 68 % en 1980 à 48 % en 2010.

Leurs propres recettes se butant à un plafond, de nombreux gouvernements de gauche et de centre gauche ont tenté de ménager la chèvre et le chou. Ils ont promis d’améliorer les politiques sociales (et de prendre d’autres décisions progressistes en matière de dépenses) tout en maintenant les impôts à un faible niveau ou en les réduisant davantage. Le principe consistait à axer les politiques sociales sur les individus qui sont réellement dans le besoin, en marge de la société, en vue de limiter l’exclusion sociale, de favoriser l’inclusion sociale et d’éviter les menaces à la cohésion sociale. Garantir l’égalité ne faisait pas partie des objectifs.

La vision néolibérale de la société qui prédominait en Europe et en Amérique du Nord dans les années 1990 laissait peu de marge de manœuvre aux partis politiques pour soutenir la solidarité sociale entre les classes et, par conséquent, l’égalité. Les néolibéraux décrivaient la société comme étant composée d’un noyau, représenté par un grand groupe de citoyens responsables, auquel se greffait un groupe de marginaux, représentés principalement comme les « pauvres », ou défavorisés, plutôt qu’une classe ouvrière comme c’était le cas auparavant. En effet, comme l’une des principales caractéristiques des pauvres était qu’ils n’avaient pas d’emploi, les politiques devaient favoriser l’emploi en vue de les intégrer au marché du travail.

Une stratégie de gauche et de centre gauche fondée sur cette représentation d’une société sans classe sociale, mais aux prises avec des problèmes sociaux a fondamentalement bouleversé, de trois manières, les théories et les pratiques de citoyenneté sociale. Premièrement, l’impôt est devenu un fardeau plutôt qu’une façon de partager le risque social. Par principe, il fallait éviter de payer de l’impôt, et -assurément de payer plus d’impôt ; les citoyens devaient avoir le libre choix quant à la manière de subvenir à leurs besoins. Deuxièmement, bon nombre de programmes sociaux s’étant éloignés du concept d’accès universel et la qualité de nombreux services publics ayant décliné (pour cause d’investissements insuffisants), les citoyens se sont souvent retrouvés à devoir payer (et souvent un prix beaucoup plus élevé) pour des services tels que l’éducation, la santé, les retraites et les soins aux enfants, notamment. Ces services étaient privés et ne constituaient pas des droits sociaux. Troisièmement, la restructuration du capitalisme a entraîné une croissance très étayée et massive de l’inégalité. Les économistes ont suivi la hausse des coefficients de Gini, mais les simples citoyens ont été aux premières loges de cette transformation sociale, ayant encore plus de mal à s’offrir des services de qualité pour eux-mêmes et leurs enfants. À cause de la hausse du coët des services privés et privatisés, les familles et les individus avaient encore plus de difficulté à subvenir à leurs propres besoins.

Les gouvernements qui s’inspiraient du néolibéralisme se liaient les mains eux-mêmes et restreignaient leurs propres possibilités. Dans les années 2000, des réductions des recettes publiques ont découlé de décisions politiques de diminuer les taux d’imposition des mieux nantis, de même que les charges sociales. La conjoncture ayant été favorable pendant la première moitié de la décennie, il restait de l’argent dans les poches des contribuables. Les gouvernements se sont ensuite plaints de ne pas avoir suffisamment de fonds à dépenser. Puis, lorsque la crise a frappé en 2008, ils se sont en effet trouvés en sérieuse difficulté. Cette situation nous rappelle que la santé des finances publiques repose sur deux facteurs, à savoir les sommes dépensées et les sommes recueillies.

Àprès 2008, le leitmotiv « aucun nouvel impôt » a perdu de son attrait, en partie en raison d’une mobilisation politique et des besoins créés au lendemain de la crise financière. Des activistes et commentateurs politiques se sont insurgés contre l’aggravation marquée de l’inégalité, qui profitait aux très riches plus qu’à quiconque.

En 2011, en Europe et en Amérique du Nord, le mouvement de contestation Occupy dévoilait les inégalités croissantes en utilisant des images et un langage accessibles. Il protestait contre le fait que l’énorme augmentation de la richesse des mieux nantis entraîne une augmentation marquée de l’inégalité, ce qui creuse un écart imposant avec le reste de la société — le « 99 % » —, le Québec ne faisant pas exception. À de nombreux égards, cette représentation était à l’opposé de la vision néolibérale d’une classe moyenne constituant le noyau de la société, avec des pauvres vivant en marge de celle-ci. Cette fois, ce sont les individus excessivement riches qui étaient en marge du reste de la société.

Un consensus s’est progressivement dégagé sur la nécessité d’augmenter certaines recettes fiscales. Parfois, les changements apportés passaient inaperçus, mais certains ont suscité une grande controverse. Notamment, la France a perdu un citoyen des plus connus en raison d’une mesure de justice fiscale promise par François Hollande durant la campagne d’élection présidentielle de 2012, Gérard Depardieu devenant citoyen de la Belgique, puis ayant accepté une offre de citoyenneté de la Russie dans le but de ne pas payer la taxe à 75 % pour la part de ses revenus dépassant un million d’euros par an.

Lorsqu’en 2012, le gouvernement du Québec a haussé les taux d’imposition des contribuables les mieux nantis pour la première fois depuis des décennies, il ne faisait rien d’exceptionnel. En 2011, 26 pays de l’OCDE sur 34 ont haussé les impôts et bon nombre d’entre eux ont visé les contribuables les plus riches. Depuis la crise de 2008, nous avons constaté dans l’Union européenne une nette tendance à la hausse des taux d’imposition du revenu des particuliers les mieux nantis, de même qu’une élimination pratiquement totale des réductions des taux d’impôt sur le revenu des sociétés.

À première vue, il semblait que les États-Unis allaient aussi s’engager dans cette voie et augmenter les taux d’imposition des contribuables les mieux nantis, mais lorsque la poussière est retombée à la suite des négociations du 1er janvier 2013 visant à éviter le « précipice budgétaire », l’impôt sur le revenu des particuliers a été haussé uniquement pour une minorité très riche. Les réductions de l’impôt sur le revenu instaurées par le président Bush sont demeurées en vigueur pour tous les contribuables qui, dans tout autre pays, sont considérés comme étant très riches. Durant la campagne électorale américaine de 2012, la proposition de faire payer plus d’impôt aux riches correspondait à augmenter l’impôt d’un ménage dont les revenus s’élevaient à 250 000 $. Cette définition des « riches » était cohérente avec les définitions de revenus élevés appliquées dans les pays de l’Union européenne. Mais à la suite du compromis budgétaire du 1er janvier 2013, le seuil a été établi à 450 000 $ (ce qui est beaucoup plus élevé que partout ailleurs) et le taux d’imposition a été fixé à seulement 39,5 % (ce qui est beaucoup plus bas).

En dépit de l’attrait, au point de vue populiste, de faire payer encore plus les riches, ce changement à lui seul ne suffit pas comme stratégie principale pour surmonter une période difficile.

Bien entendu, renoncer à des réductions d’impôt est souhaitable et permet aux ministères des Finances de récupérer une partie des avantages qu’ils ont généreusement accordés durant les années fastes de la période néolibérale. Néanmoins, une stratégie politique reposant sur le simple principe de « faire payer les riches » et sur le principe selon lequel les bons citoyens ne doivent pas payer d’impôt ne suffit pas, et ce, pour plusieurs raisons.


Comment nos inégalités polluent la planète

Éloi Laurent

L’écologie, comme l’économie, est politique au premier chef. Nos crises écologiques sont ainsi des questions sociales : elles peuvent se comprendre à la lumière des inégalités de revenu et de pouvoir et se résoudre à l’aide des principes de justice et au moyen de bonnes institutions.

Cette approche social-écologique n’est pas seulement utile sur le plan de l’analyse, elle est aujourd’hui particulièrement nécessaire dans une perspective d’action : tant que les questions écologiques ne seront pas systématiquement éclairées sous le jour des réalités sociales, et notamment des inégalités, elles demeureront de l’ordre de la politique étrangère pour la majorité des citoyens, alors même qu’elles forment le cœur de leur quotidien et qu’elles sont appelées à devenir omniprésentes dans quelques décennies. Tant que les enjeux écologiques ne seront pas « encastrés », la « morale » environnementale sera perçue dans le débat public comme une nuisance sociale. Tant que les enjeux écologiques ne seront pas domestiqués, la « cause » environnementale sera réduite à un parti de la catastrophe, anxiogène et finalement insupportable pour l’opinion publique.

Ce texte propose trois voies praticables pour rendre visible ce lien, de plus en plus apparent, entre question sociale et défi écologique, et plus précisément, il vise à éclairer différentes facettes de la relation entre les inégalités sociales et les crises environnementales.

D’abord, les inégalités sociales, de revenu et de pouvoir, jouent un rôle moteur dans nos crises écologiques. Réciproquement, l’injustice sociale prend le nouveau visage des inégalités environnementales sous l’emprise « d’accidents structurels » dont la cause et l’impact sont déterminés par les sociétés humaines. Enfin, le combat pour la justice environnementale peut constituer l’amorce d’un nouvel élan politique, notamment dans le monde émergent.

La crise des inégalités et les crises écologiques sont souvent juxtaposées, on tente ici de les articuler pour mieux les comprendre.

S’il existe de nombreuses bonnes raisons de vouloir sauver nos démocraties de leur corruption par les inégalités, la raison écologique est peut-être la plus fondamentale.

Cet enjeu écologique de la crise contemporaine des inégalités peut d’abord être compris de manière micro-écologique. Du côté des riches, l’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen (et sa « consommation ostentatoire ») nous apprend que le désir d’imitation des modes de vie des plus fortunés par la classe moyenne peut conduire à une épidémie culturelle de dégradations environnementales. Du côté des pauvres, Indira Gandhi, seul chef d’État présent au sommet fondateur de Stockholm en 1972, nous enseigne que « la pauvreté et le besoin sont les plus grands pollueurs » : la pauvreté conduit dans le monde en développement à des dégradations environnementales insoutenables, mais rendues nécessaires par l’urgence sociale de survivre. Ces dégradations résultent d’un arbitrage perdant à moyen terme entre bien-être présent et futur : les ressources naturelles constituant de fait le véritable patrimoine de la majorité des habitants des pays pauvres, leur dégradation se traduira à terme par un appauvrissement des populations. L’éradication de la pauvreté est donc un objectif écologique à condition qu’elle ne soit pas considérée comme un simple rattrapage sur le mode de l’hyperconsommation, mais qu’elle entre dans le cadre d’une redéfinition de la richesse et de ses indicateurs.

Il est encore plus intéressant de raisonner de manière macro-écologique, en considérant les effets dynamiques de la relation entre riches et pauvres et non seulement les comportements isolés des uns et des autres. Cinq mécanismes apparaissent alors.

  • L’inégalité accroît inutilement un besoin de croissance économique potentiellement nuisible à l’environnement […]
  • L’inégalité accroît l’irresponsabilité écologique des plus riches […]
  • L’inégalité amoindrit la résilience social-écologique des sociétés […]
  • L’inégalité entrave les capacités d’action collective susceptibles de préserver les ressources naturelles […]
  • L’inégalité réduit la sensibilité des plus modestes aux enjeux environnementaux […]

Si les inégalités de revenu et de pouvoir contribuent puissamment à nos crises écologiques, elles s’incarnent aussi dans la montée en puissance des inégalités environnementales. Ces dernières sont multiples, on se concentrera ici sur deux de leurs dimension : l’inégalité face aux désastres dits « naturels » et l’inégalité face aux nuisances et aux pollutions.

L’inégalité sociale devant des catastrophes non pas « naturelles » mais social-écologiques — dès lors que, de plus en plus, leurs causes et leur impact sont déterminés par les sociétés humaines — est bien documentée : la canicule ayant frappé Chicago en 1995, la canicule de 2003 en France et en Europe ou encore l’ouragan Katrina en 2005 furent autant de révélateurs et de catalyseurs de l’inégalité sociale.

L’inégalité humaine n’est pas moins grande face aux nuisances et aux pollutions quotidiennes de l’environnement. C’est d’abord vrai au plan mondial, les études de l’OMS montrant que l’environnement affecte de manière significative plus de 80 % des principales maladies et détermine notamment les facteurs déclencheurs des maladies chroniques, qui représentent désormais près des deux tiers des décès annuels sur la planète. Le médecin et chercheur Paul Farmer, de l’Université Harvard, montre dans ses très nombreux travaux comment de nombreuses maladies sont, dans le monde en développement, des « symptômes biologiques de lignes de fracture sociales ». C’est ensuite vrai en Europe, où la commission Marmot a établi en 2010 qu’un écart de 10 ans dans l’espérance de vie pouvait séparer les habitants des quartiers les plus favorisés des quartiers les plus défavorisés au Royaume-Uni. C’est enfin vrai en France, où deux types de résultats commencent à être articulés et soumis à l’attention des responsables politiques : le lien entre pollution et mortalité et morbidité, et le lien entre exposition aux pollutions et indicateurs de défaveur sociale.

La combinaison dynamique des dimensions sociale et environnementale de l’inégalité donne le vertige. Les travaux sur les effets de la pollution atmosphérique dans la région de Los Angeles donnent à voir le lien entre exposition aux pollutions et résultats scolaires, via les maladies respiratoires qui se développent chez les enfants (l’asthme en particulier). Plus vertigineux encore, les résultats obtenus par la chercheuse de Princeton Janet Currie, qui propose une véritable théorie de la perpétuation social-écologique de la pauvreté : les enfants issus de familles défavorisées (appartenant souvent, aux États-Unis, aux minorités ethniques) ont de fortes chances de naître en mauvaise santé du fait de l’environnement malsain dans lequel la grossesse de leur mère se sera déroulée, cette faiblesse sanitaire infantile se traduisant par des scolarités heurtées et des parcours professionnels difficiles. L’injustice se perpétue alors en cycle, d’inégalités environnementales en inégalités sociales.

Ce lien entre inégalités et environnement n’est pas seulement une fatalité : il peut s’avérer un puissant levier politique. Le combat pour la justice environnementale aux États-Unis a permis à la lutte pour les droits civiques de franchir dans les années 1980 et 1990 un cap social. De même, en Europe et en France, la reconnaissance des inégalités environnementales permettrait une véritable refondation des politiques sociales et de l’État-providence. Un pays incarne mieux que les autres cette voie écologique vers le progrès politique : la Chine.

On ne peut qu’être frappé de la continuité écologique entre l’URSS et la Chine contemporaine, à ceci près que le développement de cette dernière s’appuie sur un modèle économique plus ouvert (même s’il est loin d’être libéral) et nettement plus dynamique, qui inflige à l’environnement un impact décuplé. Le cas de la Chine constitue une combinaison particulièrement toxique sur le plan écologique d’autoritarisme politique et de capitalisme débridé. Il illustre également le fait qu’un développement économique sans contrepoids démocratique peut progressivement conduire à un sous-développement humain par insoutenabilité écologique.

Cette insoutenabilité écologique, dans laquelle l’explosion des inégalités sociales joue un rôle certain, remet effectivement en cause les perspectives de long terme de la Chine en matière de développement humain, ce que reconnaissent d’ailleurs depuis peu les dirigeants chinois. Ainsi l’actuel ministre de l’Environnement Zhou Shengxian s’interrogeait-il en février 2011 à haute voix en amont du Congrès national du Peuple : « Si notre territoire est détruit et que nous perdons notre santé, quel bien notre développement nous fait-il ? » Selon le ministre lui-même, on dénombrerait annuellement en Chine plusieurs dizaines de milliers de mouvements populaires contre les inégalités environnementales.

Deux évènements récents laissent penser que l’ampleur de ces inégalités environnementales peut ouvrir une brèche de transparence dans l’autoritarisme politique chinois aux plans national et local. D’abord, les autorités de Pékin se sont vues récemment contraintes d’informer la population des niveaux alarmants atteints par la pollution atmosphérique dans la ville. Cette décision résulte de la pression combinée des habitants et de l’ambassade des États-Unis à Pékin, qui, via Twitter, informe quotidiennement depuis deux ans ses ressortissants sur le niveau de dangerosité de la pollution aux particules fines. L’autre évènement est la publication récente d’une liste de « villages-cancer » par le gouvernement chinois, villages dont la prévalence anormale de cancers résulte de pollutions environnementales (en particulier du système hydraulique, dégradé par le secteur dit « industriel-rural »). Trente ans après son irruption aux États-Unis, la justice environnementale est devenue en quelques années un sujet incontournable dans la Chine contemporaine. Et si la Chine se démocratisait par l’écologie ?

Cette recherche sur la relation complexe et cruciale entre inégalités sociales et crises écologiques se développe et se diffuse, comme en témoigne le rapport des Nations Unies sur le développement humain consacré à cette question fin 2011. Parmi les nombreuses mesures qui permettraient de répondre à ce défi, la conception et la mise en œuvre de politiques social-écologiques apparaissent comme une priorité à la portée des responsables politiques à tous les niveaux de gouvernement en France, en Europe et au-delà.

L’approche social-écologique propose au fond de passer d’une écologie-moralité à une écologie-sécurité : elle suggère que l’écologie, comme discipline et comme cause, ne consiste pas à accabler les humains pour leurs outrages à la Nature, mais à les protéger des inégalités nées de leur inconséquence.

Photo: neko92vl / Shutterstock


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MF
Miriam Fahmy est directrice de la recherche et des publications à l'Institut du Nouveau Monde.
MV
Michel Venne est directeur général et fondateur de l'Institut du Nouveau Monde.
JJ
Jane Jensen est professeure au Département de science politique de l’Université de Montréal, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en citoyenneté et gouvernance.
L
Éloi Laurent est économiste senior à l'Observatoire français des conjonctures économiques – Centre de recherche en économie de Sciences Po.

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