Pour réfléchir aÌ€ l’EÌtat-providence canadien, aÌ€ ses réali- sations passées comme aux défis aÌ€ venir, j’aimerais tout d’abord évoquer la pensée d’Amartya Sen, prix Nobel d’économie 1998. Une pensée clairement résumée dans son populaire ouvrage i, qui traite surtout d’économie du développement mais dont les leçons s’appliquent aÌ€ la politique sociale des pays riches comme des moins riches.
Selon le grand économiste, la liberté est le premier objectif et le principal moyen du développement. Toute société doit ainsi offrir aÌ€ ses citoyens la liberté de vivre en conformité avec leurs choix.
C’est notamment sur ce principe que s’est élaboré l’EÌtat- providence canadien, dont les débuts remontent aÌ€ la pé- riode de l’apré€s-guerre. L’accent était mis alors sur le plein emploi et la sécurité économique de ceux qui étaient sans travail pour cause de récession, de maladie ou de vieillesse. Mais on a aussi mis l’accent dé€s cette période sur des mesures concré€tes d’investissement dans le capital humain, d’abord en prolongeant les années de scolarité obligatoire, en élargissant par la suite l’accé€s aÌ€ l’enseignement supérieur et, plus récemment, en favorisant le développement de la petite enfance.
La pensée d’Amartya Sen réclame des décideurs qu’ils privilégient les capacités des citoyens et suppriment les obstacles aÌ€ leur pleine participation sociale, de manié€re aÌ€ leur permettre d’exploiter leurs talents et leur potentiel. En exemple des politiques sociales favorables aÌ€ cet épanouisse- ment, il cite souvent les mesures qui combattent la pauvreté et qui procurent aÌ€ la population de meilleurs soins de santé ou un meilleur accé€s aÌ€ l’éducation.
Ce point de départ me sert aÌ€ établir avec la situation des enfants ce qui me semble é‚tre un lien évident que ne font pas directement Amartya Sen ou d’autres. C’est ainsi qu’en analysant ce groupe bien particulier, on peut relier d’une part les concepts de liberté et de capacité et, d’autre part, les mesures concré€tes et les leviers politiques qui en permettent l’expression. La liberté prend ici le sens d’ac- corder aux enfants la possibilité d’exploiter pleinement leur potentiel. Dans une large mesure, il s’agit pour eux d’é‚tre libres d’aller au bout de leurs talents ; d’avoir, une fois adultes, une vie qui ne soit pas déterminée par leurs antécé- dents familiaux. Autrement dit, il s’agit de leur assurer une véritable égalité des chances.
En tant qu’économiste, j’ai tendance aÌ€ considérer ces enjeux en termes de marché du travail, bien que leur portée dépasse évidemment les questions de revenus et de salaires. Les Canadiens s’enorgueillissent souvent de vivre dans une société ouÌ€ les inégalités sont moins extré‚mes que celles qui caractérisent leur voisin américain. Mais au-delaÌ€ des inéga- lités observées ici et maintenant, ce texte tentera de déter- miner les inégalités telles qu’elles se manifestent aÌ€ travers les générations.
Sous certains aspects, une grande inégalité de revenus ne témoigne pas nécessairement de ce que Sen appelle une « non-liberté » et pourrait mé‚me é‚tre tolérée par les plus démunis. Ce serait le cas s’il y avait circulation et mobilité entre les générations, si les enfants des foyers pauvres pouvaient aspirer une fois adultes aÌ€ des revenus aussi intéressants que ceux des foyers riches. Semblablement, le mé‚me degré d’inégalité peut avoir des réper- cussions tré€s différentes sur la cohé- sion sociale et le bien-é‚tre individuel lorsqu’il y a faible mobilité intergénérationnelle, quand le développement de l’enfant dépend essentiellement de la situation de la famille dans laquelle il grandit.
Historiquement, les sociétés nord- américaines ont ainsi promis aux immigrants que leurs enfants auraient la possibilité d’y vivre une vie meilleure, et c’est justement ce qui les a incités aÌ€ s’expatrier malgré les grandes difficultés qui les attendaient.
AÌ€ premié€re vue, les Canadiens ont d’excellentes raisons de se réjouir de leur mobilité intergénérationnelle, surtout en comparaison d’autres pays. L’importance du lien entre les revenus des enfants devenus adultes et ceux de leurs parents au moment ouÌ€ ils les éle- vaient est l’un des indices directs de mobilité intergénérationnelle. Par rap- port aÌ€ la moyenne des familles, ce lien détermine l’avantage transmis aÌ€ leurs enfants par des parents aÌ€ revenus élevés. Ou, bien entendu, le désavan- tage dont hériteront les enfants de pa- rents aÌ€ faibles revenus.
Le graphique 1 illustre pour dif- férents pays de l’OCDE la progression des revenus d’un enfant devenu adulte pour chaque point de pourcentage d’augmentation des revenus de ses pa- rents. Plus cette donnée est élevée, moins il y a mobilité intergénéra- tionnelle. Les résultats indiquent une assez forte variation (facteur minimum de deux) de la transmission des avan- tages aux enfants des pays riches. On observe également que l’avantage hérité des parents n’est dans aucun pays vrai- ment inférieur aÌ€ un cinquié€me.
Les sociétés ouÌ€ la mobilité intergénérationnelle est la plus faible sont celles des EÌtats-Unis, du Royaume-Uni et, dans une moindre mesure, de la France, ouÌ€ chaque aug- mentation de 10 p. 100 des revenus parentaux implique que les revenus de leurs enfants seront supérieurs de 4 ou 5 p. 100. AÌ€ l’autre extrémité se trou- vent le Danemark, la Norvé€ge, la Finlande et le Canada, ouÌ€ ce rapport est moitié moins important.
C’est ainsi qu’au Canada, aÌ€ la fin des années 1970, le revenu marchand des familles du quintile supérieur était presque trois fois plus élevé que celui du quintile inférieur. La donnée 0,19 du graphique 1 indique que les revenus aÌ€ l’aÌ‚ge adulte d’un enfant né d’une famille de la tranche supérieure seraient plus élevés d’environ 20 p. 100 par rapport aÌ€ la tranche inférieure. Aux EÌtats-Unis ou au Royaume-Uni, ce rapport serait plutoÌ‚t de l’ordre de 66 p. 100.
Mais que veulent dire, au juste, ces données? Celles du graphique 1 sont purement descriptives. Par elles-mé‚mes, elles n’expliquent pas les varia- tions qu’on observe entre les dif- férents pays au chapitre de la mobilité intergénérationnelle. En politiques publiques, l’efficacité repose non seulement sur les corrélations brutes mais sur la compréhension des processus de causalité. Je m’attarderai donc aÌ€ deux des nombreux méca- nismes qui sous-tendent ces graphiques et qui offrent des possibi- lités distinctes touchant l’application des politiques publiques. Le premier a trait au fonctionnement du marché du travail, le second aux avantages relatifs d’une politique donnée.
Plus il y a inégalité sur le marché du travail, moins il y a mobilité intergénérationnelle. Le rendement sur l’éducation supérieure est l’un des principaux déterminants du niveau d’inégalité des revenus. Le graphique 2 montre que les revenus du pé€re et du fils sont d’autant plus rapprochés que le rendement tiré des études supérieures est grand. On y observe un schéma de dispersion entre les estimations de mobilité intergénéra- tionnelle des revenus du graphique 1 et le taux de rendement tiré des études postsecondaires (par rapport aux études secondaires). Pour les pays considérés, le rapport est clairement positif. Les trois pays ouÌ€ ce rendement est supérieur aÌ€ 10 p. 100 (EÌtats-Unis, Royaume-Uni et France, respective- ment 18,9, 18,1 et 13,3 p. 100) sont aussi ceux ouÌ€ la mobilité est la plus faible entre générations.
Ce schéma peut s’expliquer de diverses façons, mais on peut sup- poser que les pays aÌ€ rendement supérieur ont des politiques et des structures tré€s différentes d’accé€s aÌ€ l’enseignement supérieur, puisque les restrictions aÌ€ la diploÌ‚mation uni- versitaire comptent parmi les causes d’un fort rendement. De ce point de vue, un rendement élevé pourrait aussi traduire une inégalité des chances. Il modifie qui plus est les incitations des parents, puisque ceux d’entre eux qui valorisent l’éduca- tion investissent davantage dans celle de leurs enfants.
Cette explication est centrée sur la structure des avantages et investisse- ments privés relatifs aux enfants, mais elle soulé€ve aussi la question des dif- férences en ce qui concerne les possi- bilités offertes aux enfants, dans la mesure ouÌ€ les enfants de familles aÌ€ revenus élevés tendront aÌ€ mieux prof- iter des avantages d’une éducation supérieure. Par conséquent, le second facteur susceptible d’expliquer les dif- férences de mobilité intergénéra- tionnelle d’un pays aÌ€ l’autre concerne les possibilités offertes aux enfants et la nature des investissements publics dont ils font l’objet.
L’augmentation des investissements progressistes, soit ceux qui profi- tent relativement plus aux enfants moins privilégiés, affaiblit le lien entre revenus des parents et des enfants. Traditionnellement, ceci était considéré comme un aspect clé de l’école publique. Le niveau des dépenses publiques consacrées aÌ€ l’éducation varie beaucoup selon les pays. C’est ce qu’illustre le graphique 3, qui agré€ge les données du graphique 1 avec les dépenses d’éducation par élé€ve.
On estime généralement que la mobilité intergénérationnelle est d’autant plus grande que les dépenses par élé€ve sont élevées. Mais le rapport entre dépenses publiques et mobilité n’est pas aussi simple. Les EÌtats-Unis, par exemple, constituent un cas aÌ€ part car en dépit du niveau le plus élevé des dépenses publiques, le lien entre les revenus des pé€res et de leurs enfants y est tré€s étroit. De mé‚me, le Royaume-Uni et la Finlande dépensent par élé€ve une somme plus faible et aÌ€ peu pré€s identique, mais la mobilité intergénérationnelle varie grandement de l’un aÌ€ l’autre. C’est donc dire que la façon dont l’argent est dépensé compte tout autant que le niveau des dépenses publiques. Autrement dit, la structure des sys- té€mes d’éducation, de mé‚me que la manié€re dont les capacités cognitives des enfants sont développées pour leur permettre de tirer parti des différentes possibilités qui leur seront offertes, a une grande importance.
Le meilleur moyen de compren- dre ces schémas consiste aÌ€ déterminer dans quelle mesure les investisse- ments publics profitent relativement plus aux enfants défavorisés. Une façon de mesurer si oui ou non c’est le cas consiste aÌ€ évaluer dans quelle mesure les aptitudes et les capacités des enfants sont liées au niveau d’é- ducation des parents. Si, par exemple, la faculté de lire et de compter aÌ€ l’aÌ‚ge adulte dépendait étroitement du niveau d’éducation des parents, on en conclurait que les dépenses en éduca- tion ont peu d’effet sur le nivellement des avantages et inconvénients liés aÌ€ l’origine familiale et que les investissements publics n’ont gué€re été progressistes.
Ces données existent pour sept des pays aÌ€ l’étude, et leur rapport avec la mobilité intergénérationnelle est illus- tré au graphique 4. On y notera un lien positif tré€s fort entre les capacités de lecture et de calcul des enfants devenus adultes et le niveau d’éduca- tion de leurs parents, seule l’Allemagne faisant exception aÌ€ cette ré€gle.
Ce schéma témoigne de l’inégalité des investissements privés et publics dans les enfants. Dans la mesure ouÌ€ l’inégalité des revenus est plus forte dans un pays, on pourrait raisonnable- ment s’attendre aÌ€ ce que les bénéfices d’un niveau donné d’investissements soient plus importants, mais aussi que le niveau et la répartition de ceux-ci seront différents. Dans un pays ouÌ€ les inégalités de revenus sont plus grandes, l’investissement que font les parents riches et pauvres pour leurs enfants devrait aussi se caractériser par de plus grandes inégalités, avec par conséquent une mobilité intergénéra- tionnelle réduite.
Mais cela dépendra aussi de la façon dont les enfants de milieux moins favorisés profitent des pro- grammes publics. Dans certaines cir- constances, les programmes gouvernementaux universels peuvent réduire l’écart entre l’investissement dont bénéficient les enfants riches et pauvres. Si le premier dollar investi produit la plus forte augmentation du bien-é‚tre chez les enfants, les enfants pauvres devraient donc mieux en profiter que les plus riches lorsque les gouvernements investissent égale- ment dans l’ensemble des enfants. Les données du graphique 4, par exemple, indiqueraient que les EÌtats- Unis et le Royaume-Uni encaissent assez peu de dividendes par dollar dépensé, parce que la structure de leurs systé€mes éducatifs renforce les avantages et les inconvénients liés au milieu familial plutoÌ‚t que de les niveler. Selon ce graphique, le Canada se retrouve aÌ€ l’autre extré‚me, aux coÌ‚tés de pays comme le Danemark et la Norvé€ge.
La grande promesse des gouverne- ments qui ont investi dans l’éducation universelle et l’accé€s aÌ€ l’enseignement universitaire était d’assurer aux enfants de milieux moins privilégiés le coup de pouce nécessaire pour suivre le mé‚me parcours que leurs camarades plus favorisés. Le graphique 4 suggé€re que de grandes différences subsistent encore entre les EÌtats-providence des pays riches, ce qui offre en soi un important indice des raisons pour lesquelles les avantages économiques transmis des parents aux enfants va- rient selon les pays.
En somme, la mobilité intergénérationnelle au Canada est plus élevée que dans les autres pays riches parce que, premié€rement, les inégalités du marché du travail et le rendement tiré de l’éducation y sont relativement faibles et, deuxié€me- ment, parce que les investissements publics et privés dans les enfants ont été relativement progressistes. Mais cela s’applique aÌ€ la situation des 30 dernié€res années, soit celle d’une génération née dans les années 1960, qui a fait ses études secondaires et universitaires dans les années 1970 et 1980, et qui s’est intégrée au marché du travail dans les années 1990. On ne peut donc la transposer directe- ment aux nouveau-nés et aux élé€ves du primaire de la période actuelle, qui fréquenteront les collé€ges et les universités dans les années 2020 et accéderont au marché du travail dans les années 2030.
L’avenir nous réserve deux défis. Le premier concerne l’accé€s aÌ€ l’éduca- tion. L’augmentation des droits de sco- larité est aÌ€ peu pré€s inévitable et, si l’on se fie aÌ€ l’expérience des années 1990 et aux conclusions du rapport Rae sur l’é- ducation postsecondaire en Ontario, nous assisterons aussi aÌ€ court terme aÌ€ la décentralisation du processus d’établissement des droits de scolarité. Ceux-ci continueront vraisemblable- ment d’augmenter, mais ils varieront également beaucoup plus d’une province aÌ€ l’autre, ainsi que d’un étab- lissement et d’un domaine d’étude aÌ€ l’autre. Dans un avenir rapproché, on peut donc s’attendre aÌ€ un systé€me d’é- ducation postsecondaire nettement plus différencié qu’aujourd’hui.
C’est dans ce contexte que l’acces- sibilité aÌ€ l’éducation supérieure suscite des craintes grandissantes. Et bien qu’on doive peut-é‚tre envisager d’aug- menter le financement public et de réviser nos programmes d’aide finan- cié€re aux étudiants, surtout pour ceux d’entre eux qui sont issus de familles aÌ€ faibles revenus, la question de l’acces- sibilité déborde largement les strictes considérations financié€res.
On discute souvent en termes tré€s généraux de l’accé€s aÌ€ l’éducation supérieure, en se demandant essen- tiellement si les revenus familiaux influent sur la fréquentation des futurs étudiants. Mais dans les prochaines années, la problématique de l’accessi- bilité pourrait s’étendre pour inclure les établissements universitaires et les domaines d’étude. Ainsi, les crité€res de sélection des universités pourraient aussi influer sur la mobilité intergénérationnelle.
Si les enfants de familles aÌ€ revenus élevés ont plus de chances de maiÌ‚triser les aptitudes liées aux domaines va- lorisés sur le marché du travail, le relé€vement des normes de sélection et l’élaboration de nouveaux crité€res pour- raient resserrer les liens entre les antécé- dents familiaux et la popularité de certains établissements ou domaines d’étude. De ce point de vue, il est impor- tant pour les décideurs de comprendre quelles sont les barrié€res non financié€res aÌ€ l’éducation supérieure, en ce qui touche notamment les circonstances qui favorisent, dé€s le plus jeune aÌ‚ge, la poursuite d’études postsecondaires.
C’est ainsi que les craintes liées aÌ€ la mobilité intergénérationnelle devraient inciter les décideurs aÌ€ centr- er leur action sur la famille, et notam- ment sur son roÌ‚le dans le développement des aptitudes cogni- tives des enfants. Les aptitudes sociales et cognitives constituent un important déterminant des revenus aÌ€ long terme ; or, elles ne sont que faiblement asso- ciées aÌ€ la performance scolaire. Le ren- dement cognitif est plus étroitement lié au « capital culturel » ”” ou au « style parental » ”” qu’aÌ€ la richesse matérielle. En fait, l’investissement parental dont l’influence est vraiment décisive n’est pas de nature financié€re. L’impact de l’éducation, du travail et des revenus est avant tout déterminé par l’influence des parents sur le ren- dement cognitif de l’enfant. Et comme l’illustre le graphique 4, les sociétés qui parviennent le mieux aÌ€ niveler ce ter- rain savent d’autant mieux promou- voir la mobilité intergénérationnelle.
C’est aussi pourquoi plus du tiers des enfants canadiens de familles aÌ€ faibles revenus deviennent des adultes aux revenus peu élevés, malgré le rap- port plutoÌ‚t faible entre les revenus des parents et des enfants. En général, le Canada reste une société tré€s mobile aÌ€ travers les générations, mais une pro- portion appréciable des enfants n’en profitent pas vraiment.
Les initiatives en faveur de la petite enfance joueraient sans doute un roÌ‚le décisif en matié€re de mobilité intergénérationnelle. Le cas échéant, on pourrait réclamer des décideurs qu’ils s’efforcent aÌ€ égaliser l’influ- ence des familles sur les aptitudes, les valeurs et la motivation de leurs enfants. L’efficacité de telles mesures sur la mobilité intergénérationnelle dépendra aÌ€ terme de leur effet réel et des avantages relatifs qu’elles pro- cureront aux enfants de familles défavorisées.
Le second défi majeur concerne l’immigration.
Le visage de l’immigration a beaucoup changé au cours des vingt dernié€res années aussi l’expérience du passé nous sera-t-elle de faible utilité pour l’avenir. Dans les années 1960, 75 p. 100 des immigrants provenaient d’Europe et des EÌtats- Unis. Cette proportion a baissé aÌ€ 40 p. 100 dans les années 1970, puis aÌ€ 20 p. 100 seulement dans les années 1990. Plus de six immigrants canadiens sur dix proviennent aujourd’hui du Moyen-Orient et de l’Asie, soit une proportion double de celle des années 1970.
Les immigrants sont en moyenne plus scolarisés que les Canadiens nés au pays, mais leur maiÌ‚trise du français ou de l’anglais n’est pas aussi bonne. Cette structure en évolution de l’immigration, com- binée aÌ€ un climat économique ouÌ€ le niveau de littéracie est beaucoup plus important que par le passé, a entraiÌ‚né une baisse marquée de l’in- tégration économique des immi- grants. Au début des années 1970, les nouveaux immigrants gagnaient 10 p. 100 de moins que leurs conci- toyens nés au pays. Ils gagnaient 30 p. 100 de moins au début de la décennie suivante et 60 p. 100 de moins 10 années plus tard. Ce n’est qu’aÌ€ la fin des années 1990 que la si- tuation s’est légé€rement redressée.
Comme l’illustre le graphique 5, ce phénomé€ne a provoqué une aug- mentation du pourcentage des familles immigrantes aÌ€ faibles revenus. De 1980 aÌ€ 2000, cette proportion a légé€rement baissé parmi les familles canadiennes, soit de 17 aÌ€ 14 p. 100, mais elle a aug- menté parmi les nouveaux immigrants de 25p.100 aÌ€ un peu plus de 35 p. 100. AÌ€ l’heure actuelle, plus du tiers des nouvelles familles immigrantes vivent de faibles revenus.
Bref, la capacité des familles immi- grantes d’offrir aÌ€ leurs enfants le meilleur début de vie possible a sensi- blement diminué. D’ouÌ€ certaines inquiétudes pour la mobilité intergénérationnelle. On se réjouira cependant de la rapidité avec laquelle les jeunes immigrants s’adaptent aÌ€ la réalité du systé€me d’enseignement pri- maire canadien. Il est particulié€rement remarquable d’observer les progré€s des enfants de parents dont la langue maternelle est autre que le français ou l’anglais. AÌ€ 4 ou 5 ans, au début de la maternelle, les résultats qu’ils obtien- nent aÌ€ une batterie de tests de lecture, d’écriture et de mathématiques sont de 20 aÌ€ 30 p. 100 inférieurs aÌ€ ceux de leurs camarades. Mais dé€s l’aÌ‚ge de 10 ou 11 ans, soit aÌ€ la fin de l’école primaire, ils ont rattrapé et parfois dépassé les enfants nés de parents canadiens et ayant le français ou l’anglais pour langue maternelle.
Pour maintenir la forte mobilité des générations antérieures, nous devons faire en sorte dans les décen- nies aÌ€ venir que ces progré€s se pour- suivent jusqu’aÌ€ la fin du secondaire.
L’égalité des chances implique que l’inégalité de résultats soit inad- missible lorsqu’elle résulte de circon- stances différentes. Mais la société et les parents exercent sur les enfants une influence qui peut aplanir ces dif- férences. Pour comprendre ce que si- gnifie vraiment l’égalité des chances et comment la renforcer, nous devons bien connaiÌ‚tre les circonstances qui la favorisent. Les parents procurent des avantages aÌ€ leurs enfants tout d’abord par l’entremise d’un réseau social et d’un soutien financier qui favorisent l’accé€s aÌ€ l’éducation et aÌ€ l’emploi ; deuxié€mement par un investissement qui les aident aÌ€ développer leurs apti- tudes ; et troisié€mement par une cul- ture familiale qui influence leurs valeurs et leur motivation.
Ce sont ces trois domaines, cha- cun correspond aÌ€ une définition de plus en plus générale de l’égalité des chances, que les décideurs devraient tenter de niveler au profit du plus grand nombre. Si l’égalité des chances implique une totale mobilité intergénérationnelle ”” ce qui voudrait dire qu’aucun lien statistique ne sub- siste entre les revenus des parents et ceux de leurs enfants ”” cela nécessi- terait non seulement de neutraliser l’effet du réseau social et de l’in- vestissement, mais aussi celui de la cul- ture. Mais, comme le note John Roemer, philosophe et politologue de Yale, ce «point de vue ne serait endossé apré€s réflexion que par une fraction de ceux qui s’intéressent aÌ€ la question ».
Voici aÌ€ ce propos une mise en garde : pour éliminer complé€tement l’a- vantage transmis des parents aux enfants, il faudrait intervenir dans la vie des familles aÌ€ un point que la majorité des citoyens de la plupart des sociétés jugerait intolérable. Déterminer le rap- port entre les avantages légués aux enfants et l’égalité des chances ne va pas de soi. Cela nécessite de définir les situations inacceptables comme sources de réussite sur le marché du travail, de comprendre l’efficacité de l’action poli- tique et de reconnaiÌ‚tre les compromis aÌ€ faire entre les gains liés aÌ€ ce nivellement et les pertes en termes d’autres mesures de bien-é‚tre.
Mais il est clair que l’ambition d’apré€s-guerre d’étendre aÌ€ l’infini l’accé€s aÌ€ l’éducation a atteint ses li- mites. Si la société canadienne veut continuer de promouvoir l’égalité des chances, elle devra investir plus toÌ‚t dans la vie des jeunes enfants pour leur assurer les aptitudes et les occa- sions nécessaires pour réussir sur le marché du travail. Mais cette réorien- tation repose sur une conception de l’égalité des chances qui est soutenue de manié€re variable par les Canadiens, puisqu’elle réclame des politiques publiques modifiant l’in- fluence exercée par les familles sur les aptitudes, les valeurs et la motivation de leurs propres enfants.
L’EÌtat-providence canadien saura- t-il mettre en œuvre des programmes qui, dans le contexte d’une diversité croissante, profiteront relativement plus aux moins privilégiés qu’aux mieux nantis? Tel est le grand défi qui déterminera si la prochaine généra- tion jouira des mé‚mes chances ”” ou de la mé‚me liberté, selon le mot d’Amartya Sen ”” que la génération précédente. (Article traduit de l’anglais)