AÌ€ la fois comme consommateurs, producteurs et acteurs politiques, les citoyens seront vraisemblablement les premiers bénéficiaires de l’é€re du savoir. Et rien ne devrait pouvoir briser cet élan, qui s’appuie sur le tandem formé du pouvoir de l’information et de la démocratisation des technologies. Ce processus forcément graduel trouve sa source dans l’avancée technologique. Comme le disait Lawrence Grossman, ancien président de NBC News : « L’imprimerie nous a transformés en lecteurs, la photocopie en éditeurs, la télévision en spectateurs et la numérisation en diffuseurs. »

Dans leur roÌ‚le de consommateurs, les citoyens ont gagné un pouvoir sans précédent. AÌ€ tel point que les normes d’exécution des produits sont de plus en plus dic- tées par les acheteurs plutoÌ‚t que par ceux qui les fabriquent ou les réglementent. Le gourou de la mondialisation Kenichi Ohmae définit d’ailleurs celle-ci comme la « sou- veraineté du consommateur ». Dans leur roÌ‚le de produc- teurs, ils constituent en tant que capital humain un facteur décisif d’innovation et de compétitivité. Et sur le front poli- tique, ils forment dans chaque pays comme dans le monde des réseaux exerçant une influence toujours plus grande sur la gouvernance nationale et mondiale. Ainsi, 20 000 des 25 000 ONG en activité en 2000 n’existaient pas dix années plus toÌ‚t, soit avant l’Internet, grand responsable de leur explosion. Parallé€lement, il s’est dégagé d’un secteur com- munautaire ou tertiaire actif de longue date une variante citoyenne et hyper-informée ”” la société civile ””, qui se renforce partout et s’est légitimement imposée comme pi- lier institutionnel de nos sociétés modernes aux coÌ‚tés du monde des affaires et des gouvernements.

Ce pouvoir croissant des citoyens est la toile de fond qui nous servira aÌ€ examiner l’évolution du rapport entre l’État et les citoyens dans ses nombreuses dimensions ”” juridique, culturelle, politique, démocratique, socio-économique et fédérale ””, ainsi que celles des relations entre Québécois et autochtones au sein de leur nation et de l’État canadien. Ce numéro marquant le 25e anniversaire d’Options politiques, nous traiterons du quart de sié€cle écoulé depuis 1980 et con- clurons par quelques observations sur les 25 années aÌ€ venir.

La période considérée s’ouvre évidemment sur le proces- sus de rapatriement de la Constitution amorcé en 1980, qui s’est achevé avec l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 et, surtout, de la Charte canadienne des droits et libertés. Comme le notait alors Alan Cairns, ces droits et libertés ont une portée nationale, leur application est assurée par la Cour supré‚me et leur enchaÌ‚ssement dans la Constitution les sous- trait aux visées fluctuantes des législatures majoritaires de tous les ordres de gouvernement. Autrement dit, la Charte parle le langage du Canada et non celui des provinces. AÌ€ pro- pos des répercussions qui s’ensuivraient sur le statu quo, John Whyte prédisait pour sa part qu’une société fondée sur la Charte créerait entre l’État et les citoyens des liens systé- matisés, centralisés, uniformisés, permanents, directs et uni- latéraux, laÌ€ ouÌ€, dans un systé€me fédéral, ils sont plutoÌ‚t diversifiés, filtrés, dilués, complexes et négociables.

Outre les droits et libertés individuels, la Charte con- sacre aussi bon nombre de droits collectifs liés au sexe, aÌ€ la langue, aux minorités visibles et aux personnes handi- capées, de mé‚me qu’aÌ€ la reconnaissance des Autochtones et des traités des peuples autochtones (dont la définition englobe désormais les peuples indien, inuit et métis). Presque aussitoÌ‚t, les Canadiens, dans leur immense majorité, ont adhéré aux principes d’une charte qui deviendra pour beaucoup symbole de « canadianité ».

En ce qui nous concerne ici, l’enchaÌ‚ssement de la Charte aura plusieurs conséquences : pre- mié€rement, les clivages au sein de la fédération relé€veront moins du territoire que du conflit entre les « nouveaux » intéré‚ts pancanadiens définis par la Charte et les « anciens » droits acquis (ou, comme on l’a dit, entre le parti des tribunaux et celui de la réforme) ; deuxié€mement, au niveau interprovincial, la tradition d’asymétrie sera mise aÌ€ mal par une approche symétrique préconisant l’égalité des provinces et un sénat élu ; enfin, la clause d’« action positive » (s.15(2)) fraiera la voie aÌ€ une loi longtemps atten- due sur l’équité salariale, mais aussi aÌ€ des dispositions plus controversées sur l’équité en matié€re d’emploi. Plus récem- ment, les tribunaux ont interprété les clauses d’égalité de la Charte en faveur du mariage homosexuel, et le Parlement légiférera suÌ‚rement en ce sens début 2005. Certes, diverses ques- tions comme l’intégration nord-améri- caine et l’émergence de régions économiques transfrontalié€res ont ravivé ces derniers temps les clivages fédéraux-provinciaux et le débat sur l’asymétrie. Mais l’adoption de la Charte n’en marque pas moins un tour- nant fondamental dans l’évolution du rapport État-citoyen comme dans notre évolution constitutionnelle et sociale.

Le Canada comptant parmi les pre- miers pays d’immigration et jouis- sant d’une situation unique du fait de ses deux langues officielles de conver- gence, il était indispensable que nous appliquions une approche globale d’intégration des immigrants. Ce faisant, nous avons rejeté l’approche américaine du « melting pot » pour adopter une impressionnante poli- tique de multiculturalisme inspirée de la Charte. Si bien que depuis la Loi sur le multiculturalisme canadien de 1988, la politique du gouvernement canadien consiste notamment aÌ€ : « ReconnaiÌ‚tre le fait que le multiculturalisme reflé€te la diversité culturelle et raciale de la société canadienne et se traduit par la liberté, pour tous ses membres, de maintenir, de valoriser et de partager leur patrimoine culturel. »

Parmi les moyens essentiels aÌ€ la mise en œuvre de cette politique, on retiendra les suivants : les organismes issus de la Charte et voués aÌ€ la défense de ses principes, tels : la Commission canadienne des droits de la personne, qui a notamment pour mandat de réparer toute discrimination fondée sur la race, l’origine ethnique et nationale ou la couleur de la peau ; la Loi sur l’équité en matié€re d’emploi, qui vise l’équité professionnelle pour les personnes ou groupes défavorisés ; diverses mesures comme la reconnais- sance officielle des qualifications et titres de compétences obtenus aÌ€ l’étranger, qui ont pour but de permet- tre aux nouveaux arrivants de con- tribuer pleinement aÌ€ leur propre développement comme aÌ€ celui de la société canadienne ; et, bien suÌ‚r, dif- férents programmes d’apprentissage linguistique, civique et professionnel offerts aux immigrants et réfugiés.

Comme nous l’a appris Will Kymlicka, les Canadiens (et les Australiens) respectent la diversité eth- nique et favorisent l’intégration sociale mieux que les citoyens de tout autre pays. Plus précisément, et par compara- ison avec l’approche du « melting pot », le taux de naturalisation des immigrants est ici deux fois plus élevé qu’aux États-Unis, celui des mariages mixtes est beaucoup plus important, la participation politique et l’acquisition d’une langue officielle sont également plus courantes, alors que la ségrégation résidentielle est moins marquée et que l’origine ethnique influe moins sur l’établissement de liens d’amitié. Tout bien considéré, on peut parler d’une vraie réussite, voire d’un modé€le. Surtout depuis les attentats du 11 sep- tembre et en regard d’un certain rejet du multiculturalisme qu’ils ont provo- qué en Grande-Bretagne et dans plusieurs pays d’Europe continentale (surtout en Allemagne et aux Pays-Bas).

La composante politico-démocra- tique du lien État-citoyen est sans doute la plus difficile aÌ€ cerner, notam- ment parce qu’elle subit la double influence de la mondialisation et de la révolution de l’information. Comme nous l’avons vu, cette dernié€re favorise les citoyens plutoÌ‚t que les gouverne- ments et les entreprises en raison d’une démocratisation des technolo- gies leur donnant un vaste accé€s aÌ€ l’in- formation, en raison également de l’émergence du capital humain et du savoir comme sources d’innovation et de compétitivité. Suivant par ailleurs le principe de subsidiarité, la mondialisa- tion a servi aÌ€ transférer les pouvoirs des gouvernements des États-nations vers le haut et vers le bas, y compris en faisant des villes (surtout ce qu’on appelle maintenant les « grandes cités- régions ») les nouveaux moteurs de l’économie mondiale. Autrement dit, chacun des deux éléments du lien État- citoyen est en pleine évolution.

Pour ce qui est tout d’abord de l’in- fluence croissante des citoyens, l’époque ouÌ€ les gouvernements disposaient d’un pouvoir fondé sur un quasi-monopole de l’information est bel et bien révolue : nous pouvons aujourd’hui obtenir, transformer et transmettre des flux d’information d’une manié€re qu’aucun  gouvernement ne peut plus empé‚cher. Mieux encore, ce ne sont plus les « émetteurs » traditionnels de cette information qui en déterminent la nature mais bien ses « récepteurs ». Un phénomé€ne dont témoigne aÌ€ l’évidence l’explosion des relations en ligne entre gou- vernements et citoyens, ceux-ci faisant figure de « peuple élec- tronique » conquérant qui exige de ses dirigeants qu’ils satisfassent ses besoins de précieux « client ».

Mais selon une crainte répandue, cette nouvelle é€re serait caractérisée par un « déficit démocratique », les grandes décisions étant prises dans des forums, le plus souvent interna- tionaux, ouÌ€ les citoyens n’ont aucune représentation directe. Une crainte fondée aÌ€ premié€re vue, mais qui ne résiste pas aÌ€ l’examen. On pourrait mé‚me soutenir le contraire pour deux raisons. Premié€rement, parce que leur représentation indirecte s’accroiÌ‚tra aÌ€ mesure que différents pouvoirs seront transférés au niveau international. Will Kymlicka soutient ainsi que la plupart des Européens ne veulent d’aucune représentation directe au Parlement européen, préférant une démocratie indirecte leur permettant de débattre entre eux et dans leur langue des posi- tions que leurs gouvernements défendront aÌ€ Bruxelles. Bref, le modé€le international qui prend forme est con- fédéral avant d’é‚tre fédéral, d’ouÌ€ la nécessité d’une représentation plus indi- recte. Deuxié€mement, parce que d’influents groupes de pression, qui rassem- blent des citoyens souvent organisés aÌ€ l’échelle transnationale ou mondiale, ont entrepris de défier le capital interna- tional et les grandes institutions de ce monde, comme l’ont illustré la « bataille de Seattle » et, ici mé‚me au Canada, le roÌ‚le de Maud Barlow dans le déraille- ment de l’Accord multilatéral sur l’in- vestissement. Parmi les institutions supranationales, la Banque mondiale a réagi en prenant les devants, confiant aÌ€ des membres de la société civile un roÌ‚le majeur dans ses délibérations internes. La représentation directe par excellence, mé‚me si elle n’est pas électorale.

Les institutions de la société civile modifient aussi le rapport État- citoyen sur le plan national. Généralement qualifiées d’organismes sans but lucratif, ces institutions occu- pent l’espace socio-économique séparant les citoyens et le monde des affaires, laÌ€ ouÌ€ les organismes non gouvernemen- taux (ONG) occupent plutoÌ‚t l’espace séparant citoyens et gouvernements. Dans une époque soumise aux forces impersonnelles des marchés (interna- tionaux) et aÌ€ l’apparente opacité du fonctionnement gouvernemental, les ONG et le secteur communautaire au sens large servent aÌ€ créer de nouveaux liens collectifs et de nouvelles sphé€res de citoyenneté. La participation citoyenne s’en trouve améliorée graÌ‚ce aÌ€ une action mobilisatrice fondée sur des valeurs et des objectifs sociaux plutoÌ‚t que sur la recherche du profit ou les directives gou- vernementales. Aussi nous appartient-il aÌ€ tous de faire en sorte que ces institutions de la société civile réalisent tout leur potentiel, ce qu’elles feront notamment en continuant de rendre des comptes aux citoyens et en évi- tant une dépendance trop étroite sur les gouvernements. Donc en restant des organismes non gou- vernementaux plutoÌ‚t que néo- gouvernementaux.

Le dernier aspect de cette dimension politico-démocra- tique concerne le systé€me élec- toral lui-mé‚me, et notamment les diverses tentatives provin- ciales en cours de repenser le systé€me majoritaire uninomi- nal en l’assortissant d’un élé- ment de proportionnalité. On vise ici une répartition des élus correspondant mieux aÌ€ la pro- portion des suffrages exprimés en leur faveur. Et bien qu’on puisse légitimement douter de l’intéré‚t de certaines variantes de représentation proportionnelle (surtout quand elles renforcent le pouvoir et l’influence des partis), on favoriserait sans doute la participation électorale en donnant plus de poids aÌ€ chaque vote. Et l’on peut effective- ment supposer que le rapport État- citoyen ne s’en porterait que mieux.

L’attention porte souvent de nos jours sur la manié€re dont la mon- dialisation et l’é€re du savoir modifient le lien socio-économique entre citoyens et gouvernements. Comme l’a formulé Dani Rodrik, de Harvard, le défi con- siste ici aÌ€ éviter que l’intégration économique internationale n’entraiÌ‚ne une désintégration sociale. Une inquié- tude avivée au tournant du millénaire par l’internationalisation grandissante des marchés (doublée de la crainte d’une éventuelle disparition des classes moyennes et des effets de la sous-trai- tance et des délocalisations), qui sem- blait partout coïncider avec une réduction de l’État-providence. On craignait de fait que la rupture citoyen- marché suscitée par la mondialisation n’entraiÌ‚ne une rupture État-citoyen. D’autant que le ratio canadien des dépenses de programme-PIB avait alors baissé aÌ€ son niveau de l’apré€s-guerre (ce qui a modifié en soi le lien citoyen-gou- vernement comme nous le verrons plus loin). Depuis, le Canada a toutefois assaini ses finances (aÌ€ tout le moins au niveau fédéral) et relevé sensiblement ses dépenses de programme dans des domaines comme la santé, la péréqua- tion et l’aide aÌ€ l’enfance. Pour relever ce défi, nous devrons tout de mé‚me rester tré€s vigilants afin d’éviter que les avan- tages de l’é€re du savoir ne s’obtiennent au détriment des plus défavorisés.

Les succé€s remportés depuis 1995 en matié€re de controÌ‚le du déficit, quali- fiés par Business Week de « miracle cana- dien », ont aussi eu un effet salutaire sur le ratio dette-PIB. De sixié€me qu’il était parmi les pays les plus endettés du G7 ”” suivi seulement de l’Italie ””, le Canada a engrangé huit surplus budgé- taires consécutifs qui en font aujour- d’hui le pays le moins endetté du groupe. Un exploit qui devrait inciter les contribuables aÌ€ une certaine bien- veillance aÌ€ l’endroit de leur gouverne- ment, puisqu’un faible ratio dette-PIB se traduit nécessairement par l’injection d’une part plus importante de leurs impoÌ‚ts dans les programmes publics.

Mais de tré€s loin, la nouveauté la plus stimulante sur le front socio-économique réside dans la montée du savoir et du capital humain au premier rang des facteurs de compétitivité et d’innovation. C’est dire que, dans ces deux dimen- sions, la politique sociale ne se dis- tingue aÌ€ peu pré€s plus de la politique économique. Une transformation qui vient aussi balayer la rhétorique selon laquelle l’argent investi dans les politiques sociales relé€ve des trans- ferts ou des subventions. Dans l’é€re du savoir, politique sociale rime avec investissement en capital humain et accumulation de ce précieux capital, et bientoÌ‚t avec crédits d’impoÌ‚t et pro- visions pour amortissement. Nombre des récentes politiques sociales prévoient justement une part d’in- vestissement en capital humain ou l’égalisation des chances aÌ€ cette fin ”” en témoignent notamment les mesures d’aide aÌ€ la petite enfance, le Programme des chaires de recherche du Canada et la prestation fiscale pour enfants ainsi que certains aspects de la péréquation et des dépenses en matié€re de santé. Un processus qui vient confirmer ce que nous disions aÌ€ propos de la montée en puissance des citoyens, et qui ne pourra manquer d’influer favorablement sur la façon dont ils perçoivent l’évolution du lien État- citoyen.

Autre changement clé au cadre sociopolitique canadien, qui relé€ve cette fois de l’avancée de la mondiali- sation et pourrait présager aussi bien de l’avenir de la nation que de celui du lien État-citoyen : nos politiques sociales visent de plus en plus le redressement des inégalités plutoÌ‚t que la sécurité du revenu. Plus concré€te- ment, elles tendent aÌ€ délaisser le principe d’universalité (sauf en matié€re de santé) au profit de pro- grammes ciblés, comme en font foi la transformation des allocations fami- liales en prestations fiscales pour enfant en fonction du revenu, la ten- dance aÌ€ récupérer les prestations d’as- surance-emploi et de sécurité de la vieillesse des plus nantis, et le rem- placement des déductions par des crédits d’impoÌ‚t. Les recherches de Keith Banting ont montré qu’en comparaison de la décision améri- caine de maintenir l’universalité, l’ap- proche canadienne a favorisé une relative stabilité de nos indices d’iné- galité du revenu apré€s impoÌ‚t et trans- fert, alors que ceux des États-Unis ont connu une dégradation appréciable. AÌ€ tout le moins dans le domaine du sou- tien au revenu, le ciblage semble le meilleur moyen d’égaliser les chances parmi l’ensemble des citoyens et de prendre en compte la tendance aÌ€ la polarisation des revenus de marché dans l’économie du savoir. Comme je l’ai souligné dans mon ouvrage A State of Minds, la véritable solution aÌ€ long terme consiste aÌ€ égaliser pour tous les Canadiens les chances d’améliorer leurs compétences et leur capital.

La dernié€re force agissant sur la rela- tion État-citoyen réside dans la nature changeante du fédéralisme canadien. Nous en avons déjaÌ€ touché un aspect en évoquant le roÌ‚le de l’é€re du savoir et de la mondialisation dans la montée des grandes cités-régions. Ce phénomé€ne découle de la concentra- tion de savoir et de capital humain qu’on y trouve et qui font d’elles les lieux principaux de production et d’ex- portation et, par conséquent, les fers de lance de l’intégration économique nord-américaine. Il est ainsi presque assuré que les cités-régions et les municipalités en général voudront miser sur ce nouveau pouvoir pour participer pleinement et officiellement aÌ€ la mise en œuvre du fédéralisme canadien, aÌ€ tel point qu’on pourrait toÌ‚t ou tard parler de relations fédérales- provinciales-municipales. Cette évolu- tion s’explique en partie par l’autonomie accrue qu’elles gagneront en matié€re de revenus et de dépenses. Dans la foulée, il y a lieu de croire que les citoyens participeront plus et mieux aÌ€ la vie municipale, stimulant, de ce fait, le processus de démocratisa- tion et de responsabilisation des grandes villes. Plus proche des gens (et compatible avec la subsidiarité), ce lieu de création de biens collectifs mar- quera aussi une importante étape de l’évolution du rapport entre l’État et les citoyens, puisque nombre des déci- sions liées au quotidien de ces derniers seront prises dans leur environnement immédiat.

Plus généralement, l’adoption du libre-échange en Amérique du Nord a mis en évidence l’absence d’échanges ouverts au Canada mé‚me. Pour combler cette lacune, Ottawa et les provinces ont signé en 1994 l’Accord sur le commerce intérieur (ACI) visant aÌ€ assurer entre celles-ci la libre circulation des biens, des services, de la main-d’œuvre et du capi- tal. L’ACI reste une entente en cours d’élaboration dont le dernier développe- ment, au demeurant tré€s significatif, prévoit l’engagement d’éliminer les pra- tiques préférentielles. Dans le mé‚me esprit, l’Entente-cadre sur l’union sociale (ECUS) de 1999 vise aÌ€ protéger et aÌ€ promouvoir l’union sociale interne. Parmi ses dispositions, l’ECUS fait sienne une série de principes servant de base au Canada social, elle accorde aÌ€ Ottawa le pouvoir de dépenser dans des domaines de compétence exclusivement provinciale sous réserve de laisser aux provinces une grande souplesse en matié€re de conception et de prestation de pro- gramme, et elle favorise le renforce- ment et l’intégration du capital humain national en faisant recon- naiÌ‚tre aux provinces les titres de compétences obtenus dans d’autres régions du pays. De fait, l’ACI et l’ECUS ont pour fonction de convertir le Canada en un marché uniforme graÌ‚ce aÌ€ des unions aÌ€ la fois économiques, sociales et humaines, ce qui valorisera en retour la citoyenneté canadienne et les liens entre l’État et l’ensemble des citoyens.

Mais, en favorisant les échanges transfrontaliers au point que toutes les provinces, sauf le Manitoba, ont avec les États-Unis des échanges commer- ciaux plus nombreux qu’entre elles- mé‚mes (données de 2001), l’ALENA a aussi introduit dans la fédération des forces centrifuges et décentralisatrices. La manifestation la plus évidente en est sans doute la création de ce qu’on pourrait appeler des « régions-États » transfrontalié€res, qui ont accentué l’asymétrie politique aÌ€ mesure que diverses provinces codifiaient, suivant leurs intéré‚ts, ces liens économiques nord-sud. De sorte qu’on peut aussi considérer que l’ACI et l’ECUS cherchent aÌ€ protéger les échanges socio-économiques est-ouest en for- mant un rempart contre l’essor des unions commerciales nord-sud. De manié€re intéressante, cette asymétrie provinciale facilite grandement l’ac- ceptation par les provinces des deman- des traditionnelles d’un Québec en qué‚te de reconnaissance officielle et de statut distinct. Ce qui nous offre une transition idéale pour proposer notre interprétation de l’évolution du rap- port État-citoyen tel qu’il s’applique au Québec et aÌ€ sa population.

La majorité des Canadiens hors Québec voient le Canada aÌ€ la fois comme leur nation et leur État, mé‚me s’ils ne s’entendent pas toujours sur le degré de centralisation ou de décentrali- sation qui devrait caractériser la fédéra- tion. Mais la majorité des Québécois font une distinction entre les deux, le Québec étant leur nation et le Canada leur État. Cette équation pourrait toutefois chan- ger puisque les Québécois ont refusé par deux fois de se séparer du Canada pour faire de leur province un État-nation, mé‚me si le dernier référendum de 1995 s’est conclu sur moins d’un point de pourcentage. Quand le Bloc québécois a raflé 54 des 75 sié€ges du Québec aux élections fédérales de 2004, de nom- breux Canadiens ont ainsi renoué avec leurs craintes touchant l’unité nationale. Mais peut-é‚tre les nouvelles sont-elles meilleures qu’il n’y paraiÌ‚t.

Le tandem formé de la mon- dialisation et de l’é€re du savoir a fondamentalement modifié la notion de souveraineté au XXIe sié€cle et, comme on peut le supposer, l’enjeu mé‚me de la souveraineté du Québec. Cela parce que bon nombre des anciens leviers de construction des nations ont été circonscrits par des accords interna- tionaux (accords tarifaires et commer- ciaux, ALENA, etc.), ou encore par de meilleures pratiques internationales (l’in- flation prise pour cible par la Banque du Canada, diverses politiques de réglemen- tation et de concurrence), de sorte que les clés du XXIe sié€cle et de la construction des nations se trouvent de plus en plus dans l’éducation, la formation, le développe- ment de la petite enfance, le soutien au revenu, la santé et, plus généralement, les questions de citoyenneté. Or ces domaines relé€vent en tout ou en partie des provinces. D’ouÌ€ l’hypothé€se (que j’ai élaborée dans le numéro d’Options poli- tiques de novembre 2004) selon laquelle les nationalistes, comme les fédéralistes québécois, ne cherchent plus vraiment aÌ€ s’approprier de nouveaux pouvoirs mais bien aÌ€ faire en sorte que le Québec dis- pose des revenus nécessaires au plein exer- cice des pouvoirs constitutionnels qu’il possé€de déjaÌ€. Hypothé€se dont on pourrait voir la confirmation dans l’excellent accueil fait aÌ€ la proposition de Jean Charest de créer un Conseil de la fédéra- tion (CDF) ayant pour priorité de rétablir l’équilibre fiscal de la fédération.

Le nouvel ordre mondial offrant au Québec la promesse d’accomplir ses objectifs nationaux dans le cadre de l’État canadien, il serait on ne peut plus opportun que ses partenaires de la fédération lui signalent leur intention de reconnaiÌ‚tre son caracté€re distinctif au sein de la famille canadienne.

Lors de la rencontre du CDF tenue aÌ€ Niagara en juillet 2004, les neuf autres provinces ont reconnu que, dans le dossier du transfert de l’assurance-médicaments aÌ€ Ottawa, le Québec pou- vait conserver son propre programme et é‚tre indemnisé en conséquence. Et en septembre de la mé‚me année, dans le cadre cette fois d’une entente sur la santé totalisant 41 milliards de dollars sur dix ans, Québec et Ottawa ont signé un addenda intitulé « Fédéralisme asymétrique qui respecte les compé- tences du Québec » dans lequel on sti- pule que les politiques de cette province liées aÌ€ l’Accord sur la santé seront déterminées « en fonction des objectifs, des normes et des crité€res établis par les autorités québécoises compétentes ». On ne saurait parler ici de reconnaissance constitutionnelle, mais il s’agit assurément d’une reconnaissance aÌ€ la fois explicite, officielle et symbolique. Cette reconnaissance sera suÌ‚rement réaffirmée tré€s prochaine- ment dans d’autres domaines (du coÌ‚té notamment des municipalités et de la santé). L’excellente nouvelle aÌ€ ce pro- pos réside dans la possibilité désormais offerte au Québec de renforcer sensible- ment son statut de nation suivant les paramé€tres de l’État canadien, tout en faisant profiter aux Québécois des avantages qui s’ensuivent sur le rapport citoyen-nation et citoyen-État.

AÌ€ l’exemple des Québécois, les peu- ples autochtones (inuit ou métis) s’identifient aÌ€ une nation autochtone ou une premié€re nation. Mais con- trairement aÌ€ certains Québécois, ils ne souhaitent aucunement se séparer de l’État canadien (sauf peut-é‚tre une ou deux des quelque 600 Premié€res nations). Si les premié€res revendica- tions officielles en matié€re de droit des autochtones remontent aux différents traités et aÌ€ la Proclamation royale de 1763, il est indéniable que la Charte (une fois modifiée pour inclure la Proclamation de réforme constitution- nelle de 1983) a joué un roÌ‚le central dans les récentes avancées constitu- tionnelles, juridiques et politiques des peuples autochtones.

Sur le plan constitutionnel, la Charte a reconnu et affirmé ce qui suit : droits des autochtones et droits issus de traités lorsque ceux-ci prévo- yaient des droits existants en vertu d’accords de revendications territo- riales ou pouvant é‚tre acquis aux ter- mes de futurs accords (s. 35 (1 et 3)) ; définition des peuples autochtones englobant les peuples indien, inuit et métis (s. 35(2)), ce qui constitue pour ces derniers une victoire incontestable et sans doute inattendue ; et garantie d’application égale des droits ci-dessus aux hommes et aux femmes (s. 35 (4)).

Sur le plan juridique et législatif, plusieurs ententes territoriales et d’au- tonomie gouvernementale de grande portée servent aujourd’hui de base aux centaines de négociations en cours. De plus, les tribunaux ont rendu en faveur des Premié€res nations plusieurs déci- sions fondamentales dont la plus récente (Haida Nation v. British Columbia [Minister of Forests], 2004) stipule que le ministé€re public est tenu de consulter et de soutenir les peuples autochtones avant de rendre toute décision susceptible de compromettre des droits et des revendication relative- ment aÌ€ des titres encore non reconnus. Sur le plan politique, l’Assemblée des Premié€res Nations (APN) regroupe les chefs nationaux des Premié€res nations (ceux qui exercent leur droit d’en faire partie). Élu pour un mandat de trois ans, le chef national de l’APN en est le porte-parole officiel, se voyant par- fois qualifier de « premier ministre » et prenant part aux rencontres fédérales- provinciales de premiers ministres. On notera enfin que, officiellement, l’APN est une institution de nature confédérale puisque les droits autochtones perti- nents s’appliquent aux quelque 630 communautés des Premié€res nations et non aÌ€ l’APN proprement dite.

Tout ce qui précé€de relé€ve de la reconnaissance, de la protection et de l’extension des droits des peuples autochtones. Mais les droits constitu- tionnels, juridiques et politiques des autochtones en tant qu’individus ont aussi fait l’objet de remarquables pro- gré€s, dont le plus important est de loin le projet de loi C-31, promulgué en 1985 aÌ€ titre d’amendement aÌ€ la Loi sur les Indiens pour rétablir le statut d’Indien inscrit de quiconque l’avait perdu en vertu de cette mé‚me loi. AÌ€ cet égard, le cas le plus répandu découlait de la disposition de la Loi sur les Indiens privant de ce statut les femmes qui épousaient un non- Indien de mé‚me que les enfants nés de cette union. Entre autres motifs, ce statut était également retiré avant 1960 (année ouÌ€ les Indiens ont acquis le droit de vote) aÌ€ tout citoyen des Premié€res nations qui votait aÌ€ une élection fédérale. Au moment de l’adoption du projet de loi C-31, on estimait qu’environ 20 000 personnes recouvreraient ainsi leur statut et leur héritage. Signe évident de la fierté des peuples autochtones du Canada, plus de 100 000 personnes se sont finale- ment prévalues de cet amendement pour regagner leur statut d’Indien inscrit, soit un Indien sur sept ayant aujourd’hui statut légal (sans compter les enfants nés de leurs unions).

Ces avancées considérables sur le front constitutionnel, juridique, lé- gislatif et politique ”” et sur le double plan collectif et individuel ”” ont entraiÌ‚né des progré€s tout aussi impor- tants dans le rapport citoyen-nation et citoyen-État des peuples autochtones.

La relation entre le Canada et les autochtones comporte cependant une dimension moins réjouissante, qui englobe ce que nous appellerons ici le « lien socio-économique ». Sur ce front, le mot « défavorisé » revient sans cesse, quand on ne parle pas carrément de marginalisation en matié€re de revenus, d’emploi, d’éducation, de santé, et d’égalité des chances. Mé‚me les « territoires réservés aux Indiens », prévus par la Constitution, ont été qualifiés par le défunt chef Dave Courchene, du Manitoba Indian Brotherhood, de n’é‚tre gué€re plus, dans bien des cas, qu’une poignée de « tourbe, de pierres et de sable ». Une situation d’autant plus inacceptable que le Canada est souvent cité en exemple s’agissant de répondre aux aspirations des peuples indigé€nes. Selon toute vraisemblance, le reste du monde est mis au fait des avancées constitutionnelles, juridiques et politiques des Premié€res nations sans é‚tre informé de leur réalité socio- économique.

On se permettra tout de mé‚me un certain optimisme puisque les défis aÌ€ relever ne dépendent pas du niveau de financement ou des bonnes intentions des Canadiens. Trois défis se dégagent ainsi parmi les enjeux relatifs aux liens nation-citoyen et État-citoyen des autochtones.

Premié€rement, si l’article s. 91(24) sur les pouvoirs législatifs exclusifs du Parlement fédéral porte l’intitulé « Indiens et territoires réservés aux Indiens », Ottawa interpré€te la respon- sabilité fiduciaire qui en découle comme s’il était question d’« Indiens vivant dans les territoires réservés aux Indiens », créant du coup une division entre les gouvernements fédéral et provinciaux et, surtout, entre autochtones vivant dans les réserves et les autres (en milieu urbain, donc). Cela au détriment flagrant des citoyens des Premié€res nations. Deuxié€mement, les tribunaux ont ten- dance aÌ€ privilégier les droits collectifs des Premié€res nations par rapport aux droits individuels. Et s’il est parfois nécessaire de le faire pour affirmer leurs droits et pouvoirs comme troisié€me ordre de gou- vernement, ces décisions semblent sou- vent éroder les possibilités et les droits proprement « canadiens » des citoyens autochtones. Enfin, le roÌ‚le grandissant joué par les institutions de la société civile ne trouve aÌ€ peu pré€s aucune expres- sion dans les réserves, ce qui montre bien qu’il faut accorder une attention priori- taire aÌ€ la dimension nation-citoyen (et par conséquent socio-économique). Certes, la volonté d’aller en ce sens existe. Mais pour réussir, il faudra centrer résolu- ment toute approche du problé€me sur les aspirations et les besoins individuels des citoyens des Premié€res nations.

Tout exercice de prédiction se heurterait ici aÌ€ de nombreuses diffi- cultés, mais on peut sans doute affirmer que les citoyens continueront de gagner en pouvoir et en influence. Il est cepen- dant plus hasardeux de prédire l’évolu- tion de l’État. Dans The Shield of Achilles, Philip Bobbitt prévoit le passage de l’« État-nation » (l’État agissant pour améliorer le bien-é‚tre de la nation) aÌ€ un « État-marché » au XXIe sié€cle (l’État s’em- ployant aÌ€ maximiser les possibilités offertes aÌ€ ses citoyens). Un État-marché qui découlerait du caracté€re de plus en plus multiethnique ou multinational des nations, ce qui rendrait l’égalité des résul- tats plus controversée en tant qu’objectif politique et ferait pencher la balance en faveur de meilleures possibilités pour tous, et sans doute aussi en faveur de l’é- galité des chances. Cette hypothé€se pour- rait refléter le dilemme de certains pays d’Europe ouÌ€ le multiculturalisme est perçu comme une menace aÌ€ l’État-provi- dence, de sorte qu’il est sans doute plus judicieux de miser sur l’égalité des chances plutoÌ‚t que l’égalité des résultats. Le Canada, toutefois, en ayant réussi aÌ€ conjuguer État-providence et multiculturalisme, et en ayant su mieux que d’autres assainir ses finances, a gagné une souplesse qui devrait lui permettre de faire face aÌ€ l’avé€nement de l’État- marché. S’il devient un jour réal- ité.

Pour conclure, on rappellera que la mondialisation et la révo- lution de l’information permet- tront aux Canadiens d’accéder aÌ€ des biens et des services d’une grande sophistication. Mais aucune garantie du genre ne nous assurera l’accé€s aux biens et aux services clés de l’é€re de l’information (éducation, formation, santé, développe- ment de l’enfant) puisqu’ils sont non échangeables par nature. Par con- séquent, nous n’avons d’autre choix que d’é‚tre les architectes de notre propre infrastructure sociale, c’est-aÌ€-dire des aspects cruciaux des relations État- citoyen de l’é€re de l’information. Il ne serait certes pas exagéré d’affirmer que la façon dont nous saurons concevoir et mettre en œuvre cette infrastructure sociale déterminera l’identité canadi- enne du XXIe sié€cle. (Article traduit de l’anglais)

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