
AÌ€ la fois comme consommateurs, producteurs et acteurs politiques, les citoyens seront vraisemblablement les premiers bénéficiaires de l’é€re du savoir. Et rien ne devrait pouvoir briser cet élan, qui s’appuie sur le tandem formé du pouvoir de l’information et de la démocratisation des technologies. Ce processus forcément graduel trouve sa source dans l’avancée technologique. Comme le disait Lawrence Grossman, ancien président de NBC News : « L’imprimerie nous a transformés en lecteurs, la photocopie en éditeurs, la télévision en spectateurs et la numérisation en diffuseurs. »
Dans leur roÌ‚le de consommateurs, les citoyens ont gagné un pouvoir sans précédent. AÌ€ tel point que les normes d’exécution des produits sont de plus en plus dic- tées par les acheteurs plutoÌ‚t que par ceux qui les fabriquent ou les réglementent. Le gourou de la mondialisation Kenichi Ohmae définit d’ailleurs celle-ci comme la « sou- veraineté du consommateur ». Dans leur roÌ‚le de produc- teurs, ils constituent en tant que capital humain un facteur décisif d’innovation et de compétitivité. Et sur le front poli- tique, ils forment dans chaque pays comme dans le monde des réseaux exerçant une influence toujours plus grande sur la gouvernance nationale et mondiale. Ainsi, 20 000 des 25 000 ONG en activité en 2000 n’existaient pas dix années plus toÌ‚t, soit avant l’Internet, grand responsable de leur explosion. Parallé€lement, il s’est dégagé d’un secteur com- munautaire ou tertiaire actif de longue date une variante citoyenne et hyper-informée ”” la société civile ””, qui se renforce partout et s’est légitimement imposée comme pi- lier institutionnel de nos sociétés modernes aux coÌ‚tés du monde des affaires et des gouvernements.
Ce pouvoir croissant des citoyens est la toile de fond qui nous servira aÌ€ examiner l’évolution du rapport entre l’EÌtat et les citoyens dans ses nombreuses dimensions ”” juridique, culturelle, politique, démocratique, socio-économique et fédérale ””, ainsi que celles des relations entre Québécois et autochtones au sein de leur nation et de l’EÌtat canadien. Ce numéro marquant le 25e anniversaire d’Options politiques, nous traiterons du quart de sié€cle écoulé depuis 1980 et con- clurons par quelques observations sur les 25 années aÌ€ venir.
La période considérée s’ouvre évidemment sur le proces- sus de rapatriement de la Constitution amorcé en 1980, qui s’est achevé avec l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 et, surtout, de la Charte canadienne des droits et libertés. Comme le notait alors Alan Cairns, ces droits et libertés ont une portée nationale, leur application est assurée par la Cour supré‚me et leur enchaÌ‚ssement dans la Constitution les sous- trait aux visées fluctuantes des législatures majoritaires de tous les ordres de gouvernement. Autrement dit, la Charte parle le langage du Canada et non celui des provinces. AÌ€ pro- pos des répercussions qui s’ensuivraient sur le statu quo, John Whyte prédisait pour sa part qu’une société fondée sur la Charte créerait entre l’EÌtat et les citoyens des liens systé- matisés, centralisés, uniformisés, permanents, directs et uni- latéraux, laÌ€ ouÌ€, dans un systé€me fédéral, ils sont plutoÌ‚t diversifiés, filtrés, dilués, complexes et négociables.
Outre les droits et libertés individuels, la Charte con- sacre aussi bon nombre de droits collectifs liés au sexe, aÌ€ la langue, aux minorités visibles et aux personnes handi- capées, de mé‚me qu’aÌ€ la reconnaissance des Autochtones et des traités des peuples autochtones (dont la définition englobe désormais les peuples indien, inuit et métis). Presque aussitoÌ‚t, les Canadiens, dans leur immense majorité, ont adhéré aux principes d’une charte qui deviendra pour beaucoup symbole de « canadianité ».
En ce qui nous concerne ici, l’enchaÌ‚ssement de la Charte aura plusieurs conséquences : pre- mié€rement, les clivages au sein de la fédération relé€veront moins du territoire que du conflit entre les « nouveaux » intéré‚ts pancanadiens définis par la Charte et les « anciens » droits acquis (ou, comme on l’a dit, entre le parti des tribunaux et celui de la réforme) ; deuxié€mement, au niveau interprovincial, la tradition d’asymétrie sera mise aÌ€ mal par une approche symétrique préconisant l’égalité des provinces et un sénat élu ; enfin, la clause d’« action positive » (s.15(2)) fraiera la voie aÌ€ une loi longtemps atten- due sur l’équité salariale, mais aussi aÌ€ des dispositions plus controversées sur l’équité en matié€re d’emploi. Plus récem- ment, les tribunaux ont interprété les clauses d’égalité de la Charte en faveur du mariage homosexuel, et le Parlement légiférera suÌ‚rement en ce sens début 2005. Certes, diverses ques- tions comme l’intégration nord-améri- caine et l’émergence de régions économiques transfrontalié€res ont ravivé ces derniers temps les clivages fédéraux-provinciaux et le débat sur l’asymétrie. Mais l’adoption de la Charte n’en marque pas moins un tour- nant fondamental dans l’évolution du rapport EÌtat-citoyen comme dans notre évolution constitutionnelle et sociale.
Le Canada comptant parmi les pre- miers pays d’immigration et jouis- sant d’une situation unique du fait de ses deux langues officielles de conver- gence, il était indispensable que nous appliquions une approche globale d’intégration des immigrants. Ce faisant, nous avons rejeté l’approche américaine du « melting pot » pour adopter une impressionnante poli- tique de multiculturalisme inspirée de la Charte. Si bien que depuis la Loi sur le multiculturalisme canadien de 1988, la politique du gouvernement canadien consiste notamment aÌ€ : « ReconnaiÌ‚tre le fait que le multiculturalisme reflé€te la diversité culturelle et raciale de la société canadienne et se traduit par la liberté, pour tous ses membres, de maintenir, de valoriser et de partager leur patrimoine culturel. »
Parmi les moyens essentiels aÌ€ la mise en œuvre de cette politique, on retiendra les suivants : les organismes issus de la Charte et voués aÌ€ la défense de ses principes, tels : la Commission canadienne des droits de la personne, qui a notamment pour mandat de réparer toute discrimination fondée sur la race, l’origine ethnique et nationale ou la couleur de la peau ; la Loi sur l’équité en matié€re d’emploi, qui vise l’équité professionnelle pour les personnes ou groupes défavorisés ; diverses mesures comme la reconnais- sance officielle des qualifications et titres de compétences obtenus aÌ€ l’étranger, qui ont pour but de permet- tre aux nouveaux arrivants de con- tribuer pleinement aÌ€ leur propre développement comme aÌ€ celui de la société canadienne ; et, bien suÌ‚r, dif- férents programmes d’apprentissage linguistique, civique et professionnel offerts aux immigrants et réfugiés.
Comme nous l’a appris Will Kymlicka, les Canadiens (et les Australiens) respectent la diversité eth- nique et favorisent l’intégration sociale mieux que les citoyens de tout autre pays. Plus précisément, et par compara- ison avec l’approche du « melting pot », le taux de naturalisation des immigrants est ici deux fois plus élevé qu’aux EÌtats-Unis, celui des mariages mixtes est beaucoup plus important, la participation politique et l’acquisition d’une langue officielle sont également plus courantes, alors que la ségrégation résidentielle est moins marquée et que l’origine ethnique influe moins sur l’établissement de liens d’amitié. Tout bien considéré, on peut parler d’une vraie réussite, voire d’un modé€le. Surtout depuis les attentats du 11 sep- tembre et en regard d’un certain rejet du multiculturalisme qu’ils ont provo- qué en Grande-Bretagne et dans plusieurs pays d’Europe continentale (surtout en Allemagne et aux Pays-Bas).
La composante politico-démocra- tique du lien EÌtat-citoyen est sans doute la plus difficile aÌ€ cerner, notam- ment parce qu’elle subit la double influence de la mondialisation et de la révolution de l’information. Comme nous l’avons vu, cette dernié€re favorise les citoyens plutoÌ‚t que les gouverne- ments et les entreprises en raison d’une démocratisation des technolo- gies leur donnant un vaste accé€s aÌ€ l’in- formation, en raison également de l’émergence du capital humain et du savoir comme sources d’innovation et de compétitivité. Suivant par ailleurs le principe de subsidiarité, la mondialisa- tion a servi aÌ€ transférer les pouvoirs des gouvernements des EÌtats-nations vers le haut et vers le bas, y compris en faisant des villes (surtout ce qu’on appelle maintenant les « grandes cités- régions ») les nouveaux moteurs de l’économie mondiale. Autrement dit, chacun des deux éléments du lien EÌtat- citoyen est en pleine évolution.
Pour ce qui est tout d’abord de l’in- fluence croissante des citoyens, l’époque ouÌ€ les gouvernements disposaient d’un pouvoir fondé sur un quasi-monopole de l’information est bel et bien révolue : nous pouvons aujourd’hui obtenir, transformer et transmettre des flux d’information d’une manié€re qu’aucun gouvernement ne peut plus empé‚cher. Mieux encore, ce ne sont plus les « émetteurs » traditionnels de cette information qui en déterminent la nature mais bien ses « récepteurs ». Un phénomé€ne dont témoigne aÌ€ l’évidence l’explosion des relations en ligne entre gou- vernements et citoyens, ceux-ci faisant figure de « peuple élec- tronique » conquérant qui exige de ses dirigeants qu’ils satisfassent ses besoins de précieux « client ».
Mais selon une crainte répandue, cette nouvelle é€re serait caractérisée par un « déficit démocratique », les grandes décisions étant prises dans des forums, le plus souvent interna- tionaux, ouÌ€ les citoyens n’ont aucune représentation directe. Une crainte fondée aÌ€ premié€re vue, mais qui ne résiste pas aÌ€ l’examen. On pourrait mé‚me soutenir le contraire pour deux raisons. Premié€rement, parce que leur représentation indirecte s’accroiÌ‚tra aÌ€ mesure que différents pouvoirs seront transférés au niveau international. Will Kymlicka soutient ainsi que la plupart des Européens ne veulent d’aucune représentation directe au Parlement européen, préférant une démocratie indirecte leur permettant de débattre entre eux et dans leur langue des posi- tions que leurs gouvernements défendront aÌ€ Bruxelles. Bref, le modé€le international qui prend forme est con- fédéral avant d’é‚tre fédéral, d’ouÌ€ la nécessité d’une représentation plus indi- recte. Deuxié€mement, parce que d’influents groupes de pression, qui rassem- blent des citoyens souvent organisés aÌ€ l’échelle transnationale ou mondiale, ont entrepris de défier le capital interna- tional et les grandes institutions de ce monde, comme l’ont illustré la « bataille de Seattle » et, ici mé‚me au Canada, le roÌ‚le de Maud Barlow dans le déraille- ment de l’Accord multilatéral sur l’in- vestissement. Parmi les institutions supranationales, la Banque mondiale a réagi en prenant les devants, confiant aÌ€ des membres de la société civile un roÌ‚le majeur dans ses délibérations internes. La représentation directe par excellence, mé‚me si elle n’est pas électorale.
Les institutions de la société civile modifient aussi le rapport EÌtat- citoyen sur le plan national. Généralement qualifiées d’organismes sans but lucratif, ces institutions occu- pent l’espace socio-économique séparant les citoyens et le monde des affaires, laÌ€ ouÌ€ les organismes non gouvernemen- taux (ONG) occupent plutoÌ‚t l’espace séparant citoyens et gouvernements. Dans une époque soumise aux forces impersonnelles des marchés (interna- tionaux) et aÌ€ l’apparente opacité du fonctionnement gouvernemental, les ONG et le secteur communautaire au sens large servent aÌ€ créer de nouveaux liens collectifs et de nouvelles sphé€res de citoyenneté. La participation citoyenne s’en trouve améliorée graÌ‚ce aÌ€ une action mobilisatrice fondée sur des valeurs et des objectifs sociaux plutoÌ‚t que sur la recherche du profit ou les directives gou- vernementales. Aussi nous appartient-il aÌ€ tous de faire en sorte que ces institutions de la société civile réalisent tout leur potentiel, ce qu’elles feront notamment en continuant de rendre des comptes aux citoyens et en évi- tant une dépendance trop étroite sur les gouvernements. Donc en restant des organismes non gou- vernementaux plutoÌ‚t que néo- gouvernementaux.
Le dernier aspect de cette dimension politico-démocra- tique concerne le systé€me élec- toral lui-mé‚me, et notamment les diverses tentatives provin- ciales en cours de repenser le systé€me majoritaire uninomi- nal en l’assortissant d’un élé- ment de proportionnalité. On vise ici une répartition des élus correspondant mieux aÌ€ la pro- portion des suffrages exprimés en leur faveur. Et bien qu’on puisse légitimement douter de l’intéré‚t de certaines variantes de représentation proportionnelle (surtout quand elles renforcent le pouvoir et l’influence des partis), on favoriserait sans doute la participation électorale en donnant plus de poids aÌ€ chaque vote. Et l’on peut effective- ment supposer que le rapport EÌtat- citoyen ne s’en porterait que mieux.
L’attention porte souvent de nos jours sur la manié€re dont la mon- dialisation et l’é€re du savoir modifient le lien socio-économique entre citoyens et gouvernements. Comme l’a formulé Dani Rodrik, de Harvard, le défi con- siste ici aÌ€ éviter que l’intégration économique internationale n’entraiÌ‚ne une désintégration sociale. Une inquié- tude avivée au tournant du millénaire par l’internationalisation grandissante des marchés (doublée de la crainte d’une éventuelle disparition des classes moyennes et des effets de la sous-trai- tance et des délocalisations), qui sem- blait partout coïncider avec une réduction de l’EÌtat-providence. On craignait de fait que la rupture citoyen- marché suscitée par la mondialisation n’entraiÌ‚ne une rupture EÌtat-citoyen. D’autant que le ratio canadien des dépenses de programme-PIB avait alors baissé aÌ€ son niveau de l’apré€s-guerre (ce qui a modifié en soi le lien citoyen-gou- vernement comme nous le verrons plus loin). Depuis, le Canada a toutefois assaini ses finances (aÌ€ tout le moins au niveau fédéral) et relevé sensiblement ses dépenses de programme dans des domaines comme la santé, la péréqua- tion et l’aide aÌ€ l’enfance. Pour relever ce défi, nous devrons tout de mé‚me rester tré€s vigilants afin d’éviter que les avan- tages de l’é€re du savoir ne s’obtiennent au détriment des plus défavorisés.
Les succé€s remportés depuis 1995 en matié€re de controÌ‚le du déficit, quali- fiés par Business Week de « miracle cana- dien », ont aussi eu un effet salutaire sur le ratio dette-PIB. De sixié€me qu’il était parmi les pays les plus endettés du G7 ”” suivi seulement de l’Italie ””, le Canada a engrangé huit surplus budgé- taires consécutifs qui en font aujour- d’hui le pays le moins endetté du groupe. Un exploit qui devrait inciter les contribuables aÌ€ une certaine bien- veillance aÌ€ l’endroit de leur gouverne- ment, puisqu’un faible ratio dette-PIB se traduit nécessairement par l’injection d’une part plus importante de leurs impoÌ‚ts dans les programmes publics.
Mais de tré€s loin, la nouveauté la plus stimulante sur le front socio-économique réside dans la montée du savoir et du capital humain au premier rang des facteurs de compétitivité et d’innovation. C’est dire que, dans ces deux dimen- sions, la politique sociale ne se dis- tingue aÌ€ peu pré€s plus de la politique économique. Une transformation qui vient aussi balayer la rhétorique selon laquelle l’argent investi dans les politiques sociales relé€ve des trans- ferts ou des subventions. Dans l’é€re du savoir, politique sociale rime avec investissement en capital humain et accumulation de ce précieux capital, et bientoÌ‚t avec crédits d’impoÌ‚t et pro- visions pour amortissement. Nombre des récentes politiques sociales prévoient justement une part d’in- vestissement en capital humain ou l’égalisation des chances aÌ€ cette fin ”” en témoignent notamment les mesures d’aide aÌ€ la petite enfance, le Programme des chaires de recherche du Canada et la prestation fiscale pour enfants ainsi que certains aspects de la péréquation et des dépenses en matié€re de santé. Un processus qui vient confirmer ce que nous disions aÌ€ propos de la montée en puissance des citoyens, et qui ne pourra manquer d’influer favorablement sur la façon dont ils perçoivent l’évolution du lien EÌtat- citoyen.
Autre changement clé au cadre sociopolitique canadien, qui relé€ve cette fois de l’avancée de la mondiali- sation et pourrait présager aussi bien de l’avenir de la nation que de celui du lien EÌtat-citoyen : nos politiques sociales visent de plus en plus le redressement des inégalités plutoÌ‚t que la sécurité du revenu. Plus concré€te- ment, elles tendent aÌ€ délaisser le principe d’universalité (sauf en matié€re de santé) au profit de pro- grammes ciblés, comme en font foi la transformation des allocations fami- liales en prestations fiscales pour enfant en fonction du revenu, la ten- dance aÌ€ récupérer les prestations d’as- surance-emploi et de sécurité de la vieillesse des plus nantis, et le rem- placement des déductions par des crédits d’impoÌ‚t. Les recherches de Keith Banting ont montré qu’en comparaison de la décision améri- caine de maintenir l’universalité, l’ap- proche canadienne a favorisé une relative stabilité de nos indices d’iné- galité du revenu apré€s impoÌ‚t et trans- fert, alors que ceux des EÌtats-Unis ont connu une dégradation appréciable. AÌ€ tout le moins dans le domaine du sou- tien au revenu, le ciblage semble le meilleur moyen d’égaliser les chances parmi l’ensemble des citoyens et de prendre en compte la tendance aÌ€ la polarisation des revenus de marché dans l’économie du savoir. Comme je l’ai souligné dans mon ouvrage A State of Minds, la véritable solution aÌ€ long terme consiste aÌ€ égaliser pour tous les Canadiens les chances d’améliorer leurs compétences et leur capital.
La dernié€re force agissant sur la rela- tion EÌtat-citoyen réside dans la nature changeante du fédéralisme canadien. Nous en avons déjaÌ€ touché un aspect en évoquant le roÌ‚le de l’é€re du savoir et de la mondialisation dans la montée des grandes cités-régions. Ce phénomé€ne découle de la concentra- tion de savoir et de capital humain qu’on y trouve et qui font d’elles les lieux principaux de production et d’ex- portation et, par conséquent, les fers de lance de l’intégration économique nord-américaine. Il est ainsi presque assuré que les cités-régions et les municipalités en général voudront miser sur ce nouveau pouvoir pour participer pleinement et officiellement aÌ€ la mise en œuvre du fédéralisme canadien, aÌ€ tel point qu’on pourrait toÌ‚t ou tard parler de relations fédérales- provinciales-municipales. Cette évolu- tion s’explique en partie par l’autonomie accrue qu’elles gagneront en matié€re de revenus et de dépenses. Dans la foulée, il y a lieu de croire que les citoyens participeront plus et mieux aÌ€ la vie municipale, stimulant, de ce fait, le processus de démocratisa- tion et de responsabilisation des grandes villes. Plus proche des gens (et compatible avec la subsidiarité), ce lieu de création de biens collectifs mar- quera aussi une importante étape de l’évolution du rapport entre l’EÌtat et les citoyens, puisque nombre des déci- sions liées au quotidien de ces derniers seront prises dans leur environnement immédiat.
Plus généralement, l’adoption du libre-échange en Amérique du Nord a mis en évidence l’absence d’échanges ouverts au Canada mé‚me. Pour combler cette lacune, Ottawa et les provinces ont signé en 1994 l’Accord sur le commerce intérieur (ACI) visant aÌ€ assurer entre celles-ci la libre circulation des biens, des services, de la main-d’œuvre et du capi- tal. L’ACI reste une entente en cours d’élaboration dont le dernier développe- ment, au demeurant tré€s significatif, prévoit l’engagement d’éliminer les pra- tiques préférentielles. Dans le mé‚me esprit, l’Entente-cadre sur l’union sociale (ECUS) de 1999 vise aÌ€ protéger et aÌ€ promouvoir l’union sociale interne. Parmi ses dispositions, l’ECUS fait sienne une série de principes servant de base au Canada social, elle accorde aÌ€ Ottawa le pouvoir de dépenser dans des domaines de compétence exclusivement provinciale sous réserve de laisser aux provinces une grande souplesse en matié€re de conception et de prestation de pro- gramme, et elle favorise le renforce- ment et l’intégration du capital humain national en faisant recon- naiÌ‚tre aux provinces les titres de compétences obtenus dans d’autres régions du pays. De fait, l’ACI et l’ECUS ont pour fonction de convertir le Canada en un marché uniforme graÌ‚ce aÌ€ des unions aÌ€ la fois économiques, sociales et humaines, ce qui valorisera en retour la citoyenneté canadienne et les liens entre l’EÌtat et l’ensemble des citoyens.
Mais, en favorisant les échanges transfrontaliers au point que toutes les provinces, sauf le Manitoba, ont avec les EÌtats-Unis des échanges commer- ciaux plus nombreux qu’entre elles- mé‚mes (données de 2001), l’ALENA a aussi introduit dans la fédération des forces centrifuges et décentralisatrices. La manifestation la plus évidente en est sans doute la création de ce qu’on pourrait appeler des « régions-EÌtats » transfrontalié€res, qui ont accentué l’asymétrie politique aÌ€ mesure que diverses provinces codifiaient, suivant leurs intéré‚ts, ces liens économiques nord-sud. De sorte qu’on peut aussi considérer que l’ACI et l’ECUS cherchent aÌ€ protéger les échanges socio-économiques est-ouest en for- mant un rempart contre l’essor des unions commerciales nord-sud. De manié€re intéressante, cette asymétrie provinciale facilite grandement l’ac- ceptation par les provinces des deman- des traditionnelles d’un Québec en qué‚te de reconnaissance officielle et de statut distinct. Ce qui nous offre une transition idéale pour proposer notre interprétation de l’évolution du rap- port EÌtat-citoyen tel qu’il s’applique au Québec et aÌ€ sa population.
La majorité des Canadiens hors Québec voient le Canada aÌ€ la fois comme leur nation et leur EÌtat, mé‚me s’ils ne s’entendent pas toujours sur le degré de centralisation ou de décentrali- sation qui devrait caractériser la fédéra- tion. Mais la majorité des Québécois font une distinction entre les deux, le Québec étant leur nation et le Canada leur EÌtat. Cette équation pourrait toutefois chan- ger puisque les Québécois ont refusé par deux fois de se séparer du Canada pour faire de leur province un EÌtat-nation, mé‚me si le dernier référendum de 1995 s’est conclu sur moins d’un point de pourcentage. Quand le Bloc québécois a raflé 54 des 75 sié€ges du Québec aux élections fédérales de 2004, de nom- breux Canadiens ont ainsi renoué avec leurs craintes touchant l’unité nationale. Mais peut-é‚tre les nouvelles sont-elles meilleures qu’il n’y paraiÌ‚t.
Le tandem formé de la mon- dialisation et de l’é€re du savoir a fondamentalement modifié la notion de souveraineté au XXIe sié€cle et, comme on peut le supposer, l’enjeu mé‚me de la souveraineté du Québec. Cela parce que bon nombre des anciens leviers de construction des nations ont été circonscrits par des accords interna- tionaux (accords tarifaires et commer- ciaux, ALENA, etc.), ou encore par de meilleures pratiques internationales (l’in- flation prise pour cible par la Banque du Canada, diverses politiques de réglemen- tation et de concurrence), de sorte que les clés du XXIe sié€cle et de la construction des nations se trouvent de plus en plus dans l’éducation, la formation, le développe- ment de la petite enfance, le soutien au revenu, la santé et, plus généralement, les questions de citoyenneté. Or ces domaines relé€vent en tout ou en partie des provinces. D’ouÌ€ l’hypothé€se (que j’ai élaborée dans le numéro d’Options poli- tiques de novembre 2004) selon laquelle les nationalistes, comme les fédéralistes québécois, ne cherchent plus vraiment aÌ€ s’approprier de nouveaux pouvoirs mais bien aÌ€ faire en sorte que le Québec dis- pose des revenus nécessaires au plein exer- cice des pouvoirs constitutionnels qu’il possé€de déjaÌ€. Hypothé€se dont on pourrait voir la confirmation dans l’excellent accueil fait aÌ€ la proposition de Jean Charest de créer un Conseil de la fédéra- tion (CDF) ayant pour priorité de rétablir l’équilibre fiscal de la fédération.
Le nouvel ordre mondial offrant au Québec la promesse d’accomplir ses objectifs nationaux dans le cadre de l’EÌtat canadien, il serait on ne peut plus opportun que ses partenaires de la fédération lui signalent leur intention de reconnaiÌ‚tre son caracté€re distinctif au sein de la famille canadienne.
Lors de la rencontre du CDF tenue aÌ€ Niagara en juillet 2004, les neuf autres provinces ont reconnu que, dans le dossier du transfert de l’assurance-médicaments aÌ€ Ottawa, le Québec pou- vait conserver son propre programme et é‚tre indemnisé en conséquence. Et en septembre de la mé‚me année, dans le cadre cette fois d’une entente sur la santé totalisant 41 milliards de dollars sur dix ans, Québec et Ottawa ont signé un addenda intitulé « Fédéralisme asymétrique qui respecte les compé- tences du Québec » dans lequel on sti- pule que les politiques de cette province liées aÌ€ l’Accord sur la santé seront déterminées « en fonction des objectifs, des normes et des crité€res établis par les autorités québécoises compétentes ». On ne saurait parler ici de reconnaissance constitutionnelle, mais il s’agit assurément d’une reconnaissance aÌ€ la fois explicite, officielle et symbolique. Cette reconnaissance sera suÌ‚rement réaffirmée tré€s prochaine- ment dans d’autres domaines (du coÌ‚té notamment des municipalités et de la santé). L’excellente nouvelle aÌ€ ce pro- pos réside dans la possibilité désormais offerte au Québec de renforcer sensible- ment son statut de nation suivant les paramé€tres de l’EÌtat canadien, tout en faisant profiter aux Québécois des avantages qui s’ensuivent sur le rapport citoyen-nation et citoyen-EÌtat.
AÌ€ l’exemple des Québécois, les peu- ples autochtones (inuit ou métis) s’identifient aÌ€ une nation autochtone ou une premié€re nation. Mais con- trairement aÌ€ certains Québécois, ils ne souhaitent aucunement se séparer de l’EÌtat canadien (sauf peut-é‚tre une ou deux des quelque 600 Premié€res nations). Si les premié€res revendica- tions officielles en matié€re de droit des autochtones remontent aux différents traités et aÌ€ la Proclamation royale de 1763, il est indéniable que la Charte (une fois modifiée pour inclure la Proclamation de réforme constitution- nelle de 1983) a joué un roÌ‚le central dans les récentes avancées constitu- tionnelles, juridiques et politiques des peuples autochtones.
Sur le plan constitutionnel, la Charte a reconnu et affirmé ce qui suit : droits des autochtones et droits issus de traités lorsque ceux-ci prévo- yaient des droits existants en vertu d’accords de revendications territo- riales ou pouvant é‚tre acquis aux ter- mes de futurs accords (s. 35 (1 et 3)) ; définition des peuples autochtones englobant les peuples indien, inuit et métis (s. 35(2)), ce qui constitue pour ces derniers une victoire incontestable et sans doute inattendue ; et garantie d’application égale des droits ci-dessus aux hommes et aux femmes (s. 35 (4)).
Sur le plan juridique et législatif, plusieurs ententes territoriales et d’au- tonomie gouvernementale de grande portée servent aujourd’hui de base aux centaines de négociations en cours. De plus, les tribunaux ont rendu en faveur des Premié€res nations plusieurs déci- sions fondamentales dont la plus récente (Haida Nation v. British Columbia [Minister of Forests], 2004) stipule que le ministé€re public est tenu de consulter et de soutenir les peuples autochtones avant de rendre toute décision susceptible de compromettre des droits et des revendication relative- ment aÌ€ des titres encore non reconnus. Sur le plan politique, l’Assemblée des Premié€res Nations (APN) regroupe les chefs nationaux des Premié€res nations (ceux qui exercent leur droit d’en faire partie). EÌlu pour un mandat de trois ans, le chef national de l’APN en est le porte-parole officiel, se voyant par- fois qualifier de « premier ministre » et prenant part aux rencontres fédérales- provinciales de premiers ministres. On notera enfin que, officiellement, l’APN est une institution de nature confédérale puisque les droits autochtones perti- nents s’appliquent aux quelque 630 communautés des Premié€res nations et non aÌ€ l’APN proprement dite.
Tout ce qui précé€de relé€ve de la reconnaissance, de la protection et de l’extension des droits des peuples autochtones. Mais les droits constitu- tionnels, juridiques et politiques des autochtones en tant qu’individus ont aussi fait l’objet de remarquables pro- gré€s, dont le plus important est de loin le projet de loi C-31, promulgué en 1985 aÌ€ titre d’amendement aÌ€ la Loi sur les Indiens pour rétablir le statut d’Indien inscrit de quiconque l’avait perdu en vertu de cette mé‚me loi. AÌ€ cet égard, le cas le plus répandu découlait de la disposition de la Loi sur les Indiens privant de ce statut les femmes qui épousaient un non- Indien de mé‚me que les enfants nés de cette union. Entre autres motifs, ce statut était également retiré avant 1960 (année ouÌ€ les Indiens ont acquis le droit de vote) aÌ€ tout citoyen des Premié€res nations qui votait aÌ€ une élection fédérale. Au moment de l’adoption du projet de loi C-31, on estimait qu’environ 20 000 personnes recouvreraient ainsi leur statut et leur héritage. Signe évident de la fierté des peuples autochtones du Canada, plus de 100 000 personnes se sont finale- ment prévalues de cet amendement pour regagner leur statut d’Indien inscrit, soit un Indien sur sept ayant aujourd’hui statut légal (sans compter les enfants nés de leurs unions).
Ces avancées considérables sur le front constitutionnel, juridique, lé- gislatif et politique ”” et sur le double plan collectif et individuel ”” ont entraiÌ‚né des progré€s tout aussi impor- tants dans le rapport citoyen-nation et citoyen-EÌtat des peuples autochtones.
La relation entre le Canada et les autochtones comporte cependant une dimension moins réjouissante, qui englobe ce que nous appellerons ici le « lien socio-économique ». Sur ce front, le mot « défavorisé » revient sans cesse, quand on ne parle pas carrément de marginalisation en matié€re de revenus, d’emploi, d’éducation, de santé, et d’égalité des chances. Mé‚me les « territoires réservés aux Indiens », prévus par la Constitution, ont été qualifiés par le défunt chef Dave Courchene, du Manitoba Indian Brotherhood, de n’é‚tre gué€re plus, dans bien des cas, qu’une poignée de « tourbe, de pierres et de sable ». Une situation d’autant plus inacceptable que le Canada est souvent cité en exemple s’agissant de répondre aux aspirations des peuples indigé€nes. Selon toute vraisemblance, le reste du monde est mis au fait des avancées constitutionnelles, juridiques et politiques des Premié€res nations sans é‚tre informé de leur réalité socio- économique.
On se permettra tout de mé‚me un certain optimisme puisque les défis aÌ€ relever ne dépendent pas du niveau de financement ou des bonnes intentions des Canadiens. Trois défis se dégagent ainsi parmi les enjeux relatifs aux liens nation-citoyen et EÌtat-citoyen des autochtones.
Premié€rement, si l’article s. 91(24) sur les pouvoirs législatifs exclusifs du Parlement fédéral porte l’intitulé « Indiens et territoires réservés aux Indiens », Ottawa interpré€te la respon- sabilité fiduciaire qui en découle comme s’il était question d’« Indiens vivant dans les territoires réservés aux Indiens », créant du coup une division entre les gouvernements fédéral et provinciaux et, surtout, entre autochtones vivant dans les réserves et les autres (en milieu urbain, donc). Cela au détriment flagrant des citoyens des Premié€res nations. Deuxié€mement, les tribunaux ont ten- dance aÌ€ privilégier les droits collectifs des Premié€res nations par rapport aux droits individuels. Et s’il est parfois nécessaire de le faire pour affirmer leurs droits et pouvoirs comme troisié€me ordre de gou- vernement, ces décisions semblent sou- vent éroder les possibilités et les droits proprement « canadiens » des citoyens autochtones. Enfin, le roÌ‚le grandissant joué par les institutions de la société civile ne trouve aÌ€ peu pré€s aucune expres- sion dans les réserves, ce qui montre bien qu’il faut accorder une attention priori- taire aÌ€ la dimension nation-citoyen (et par conséquent socio-économique). Certes, la volonté d’aller en ce sens existe. Mais pour réussir, il faudra centrer résolu- ment toute approche du problé€me sur les aspirations et les besoins individuels des citoyens des Premié€res nations.
Tout exercice de prédiction se heurterait ici aÌ€ de nombreuses diffi- cultés, mais on peut sans doute affirmer que les citoyens continueront de gagner en pouvoir et en influence. Il est cepen- dant plus hasardeux de prédire l’évolu- tion de l’EÌtat. Dans The Shield of Achilles, Philip Bobbitt prévoit le passage de l’« EÌtat-nation » (l’EÌtat agissant pour améliorer le bien-é‚tre de la nation) aÌ€ un « EÌtat-marché » au XXIe sié€cle (l’EÌtat s’em- ployant aÌ€ maximiser les possibilités offertes aÌ€ ses citoyens). Un EÌtat-marché qui découlerait du caracté€re de plus en plus multiethnique ou multinational des nations, ce qui rendrait l’égalité des résul- tats plus controversée en tant qu’objectif politique et ferait pencher la balance en faveur de meilleures possibilités pour tous, et sans doute aussi en faveur de l’é- galité des chances. Cette hypothé€se pour- rait refléter le dilemme de certains pays d’Europe ouÌ€ le multiculturalisme est perçu comme une menace aÌ€ l’EÌtat-provi- dence, de sorte qu’il est sans doute plus judicieux de miser sur l’égalité des chances plutoÌ‚t que l’égalité des résultats. Le Canada, toutefois, en ayant réussi aÌ€ conjuguer EÌtat-providence et multiculturalisme, et en ayant su mieux que d’autres assainir ses finances, a gagné une souplesse qui devrait lui permettre de faire face aÌ€ l’avé€nement de l’EÌtat- marché. S’il devient un jour réal- ité.
Pour conclure, on rappellera que la mondialisation et la révo- lution de l’information permet- tront aux Canadiens d’accéder aÌ€ des biens et des services d’une grande sophistication. Mais aucune garantie du genre ne nous assurera l’accé€s aux biens et aux services clés de l’é€re de l’information (éducation, formation, santé, développe- ment de l’enfant) puisqu’ils sont non échangeables par nature. Par con- séquent, nous n’avons d’autre choix que d’é‚tre les architectes de notre propre infrastructure sociale, c’est-aÌ€-dire des aspects cruciaux des relations EÌtat- citoyen de l’é€re de l’information. Il ne serait certes pas exagéré d’affirmer que la façon dont nous saurons concevoir et mettre en œuvre cette infrastructure sociale déterminera l’identité canadi- enne du XXIe sié€cle. (Article traduit de l’anglais)