« Si je connaissais le lieu de ma mort, disait le vieil homme, je n’y mettrais jamais les pieds. » Un apocryphe non dénué d’esprit. Si nous connaissions l’avenir, peut-é‚tre changerions-nous des choses au présent mais, ces changements, justement, viendraient modifier cet avenir. Et, pour compliquer le portrait un peu plus, puisque nous ne pouvons prévoir l’avenir, nous nous tournons sou- vent vers le passé pour essayer de l’anticiper. Or, le passé est rarement un bon guide. On trouverait sans doute tré€s peu d’analyses anticipant, il y a 25 ans, la fin de la guerre froide, l’implosion de l’Union soviétique, la réunification de l’Allemagne, le génocide du Rwanda, les attentats du 11 sep- tembre et la présence militaire des EÌtats-Unis au Moyen- Orient. Et pourtant, chacun de ces événements a eu de profondes répercussions sur la sécurité mondiale.
En 1980, tous les enjeux de sécurité gravitaient autour des deux superpuissances nucléaires. La guerre froide s’était aggravée avec l’envoi de troupes soviétiques en Afghanistan. La tension entre les EÌtats-Unis et l’Union soviétique s’était avivée avec l’augmentation des dépenses militaires décidée par le président Ronald Reagan. Et les dirigeants soviétiques avaient mis leurs troupes en état d’alerte en réaction aux exercices de l’armée américaine. Tous les leaders du monde redoutaient une confrontation nucléaire tandis que les manifestations se multipliaient en Europe contre ceux qui envisageaient le déploiement d’armes nucléaires tactiques.
Le contexte actuel diffé€re énormément de l’environ- nement routinier et hyper-organisé qui a perduré durant l’interminable guerre froide. L’environnement restait certes menaçant mais il s’est structuré au bout de quelques décen- nies et est devenu plus prévisible. Les EÌtats en étaient les principaux protagonistes. Ils controÌ‚laient les gros engins de guerre tandis que leurs bureaucraties avaient la main haute sur les stratégies militaires et la gestion des conflits. Les questions de « haute sécurité » détournaient l’attention des enjeux plus courants de commerce et d’investissement.
Tré€s peu sinon aucune de ces caractéristiques ne s’ob- serveront dans un quart de sié€cle. Les EÌtats ne seront plus qu’un des nombreux protagonistes du contexte de sécurité, l’accé€s aux engins de guerre sera beaucoup plus répandu, la notion de pouvoir aura sensiblement évolué, la distinction entre affaires « intérieures » et « étrangé€res » se sera diluée dans des réseaux internationaux d’une grande densité, et ces réseaux constitueront avec les hiérarchies les principales formes d’organisation encadrant la conduite des guerres. Bref, le contexte de sécurité mondiale sera plus fragmenté, plus indécis et plus complexe. En fait, il l’est déjaÌ€. D’ouÌ€ l’exigence d’élaborer des mesures inédites sur le double plan stratégique et organisationnel. Plus les EÌtats sauront s’adapter, mieux ils tireront leur épingle du jeu.
Certaines tendances toutefois passeront le test du temps et se renforceront. La guerre ”” comment l’em- pé‚cher, la mener, l’arré‚ter ”” restera au cœur des politiques de sécurité. Il y a 25 ans, la perspective d’un conflit entre EÌtats démocratiques postindustriels était déjaÌ€ improbable malgré la crainte bien réelle d’une confrontation nucléaire : on aurait difficilement pu imaginer, en 1980, que l’Allemagne et la France, ou celle- ci et la Grande-Bretagne, entrent en guerre. La chose est aujourd’hui carré- ment impensable. Ce qui représente une extraordinaire rupture avec des sié€cles d’histoire militaire.
Mais depuis un quart de sié€cle, les guerres civiles ont été plus nom- breuses et beaucoup plus meurtrié€res que les conflits entre nations, suivant une tendance qui devrait mal- heureusement se poursuivre.
Cette forme de violence contin- uera de déborder les frontié€res et d’al- lumer des conflits. Les grandes puissances ont consacré depuis dix ans beaucoup d’efforts aÌ€ la gestion des vio- lents conflits suscités par les divisions ethniques, tribales ou religieuses déchirant un pays. Un phénomé€ne qui devrait subsister sinon s’aggraver. Mais la prévention, la gestion et la résolu- tion de tels conflits dépassent d’ores et déjaÌ€ les capacités dont dispose mé‚me une superpuissance. Et les EÌtats-Unis, seule superpuissance des quinze dernié€res années, sont sans doute par- ticulié€rement mal placés pour agir aÌ€ ce chapitre. Sous la pression de po- pulations soutenues par des réseaux médiatiques hyperconnectés, d’autres nations prospé€res pourraient é‚tre for- cées d’y engager des ressources, que celles-ci passent ou non par les institu- tions internationales officielles. Et ces institutions, les Nations unies notam- ment, devront adapter leurs pratiques afin de réagir avec beaucoup plus d’ex- pertise, de souplesse et de rapidité aux vagues de guerres civiles et aux hécatombes qu’elles provoquent.
Mais il n’y a pas que la nature des guerres qui change, leurs prota- gonistes aussi. La science et les technolo- gies privilégient déjaÌ€ la miniaturisation, la diffusion des pouvoirs et des tech- nologies vers d’autres acteurs que les EÌtats. Jusqu’ici tré€s hiérarchisés, les fondements de l’organisation sociale évoluent vers un modé€le de réseaux favorisant ceux qui ont assoupli et aplani leurs structures. Deux changements dont la combinaison modifie déjaÌ€ le terrain sur lequel s’élaborent le programme de sécurité mondiale et la contestation dont il fera l’objet.
La science et les technologies ont longtemps été non pas des déterminants mais des agents de changement économique, social et politique. Aujourd’hui, leur évolution impose aux organisations d’opérer des changements qualitatifs. Il y a 25 ans, les entreprises industrielles dominaient l’économie des pays développés et les multinationales commençaient aÌ€ peine aÌ€ mondialiser leur production. De nos jours, la rentabilité n’est plus affaire d’échelle mais de miniaturisation, de flexibilité et de vélocité au sein de réseaux distribués. Et nous n’en sommes qu’aÌ€ la premié€re phase de cette révolution de l’informa- tion et de la biotechnologie. Dans ces deux domaines, les innovations servi- ront aÌ€ diffuser le pouvoir au-delaÌ€ des structures de commande et de controÌ‚le. Au-delaÌ€ de l’EÌtat.
La capacité des minuscules pla- quettes de silicium se multiplie sans cesse, gonflant la puissance informa- tique tout en réduisant son couÌ‚t unitaire. La révolution du secteur militaire repose d’ailleurs sur cette capacité de miniaturi- sation et de développement de logiciels toujours plus intelligents. AÌ€ mesure que baisseront les couÌ‚ts, les réseaux se multi- plieront et se densifieront, et les logiciels gagneront en raffinement jusqu’aÌ€ repro- duire les fonctions de la vue et de la voix. Nous verrons sans doute l’« abolition de la distance » d’ici aÌ€ 25 ans, quand les gens pourront partout se brancher en temps réel. Les avancées de la biotech- nologie et de la microélectronique créeront aussi de nouvelles fonc- tions de connectivité et de « micro- captation ».
Certains prédisent que ces avancées provoqueront un saut qualitatif en matié€re de collecte de renseignements et de com- préhension des systé€mes dis- tribués. Tout notre environnement deviendra inter- actif et les gouvernements controÌ‚leront de plus en plus difficilement les flux d’information. Chose certaine, la diffusion du pouvoir s’accentuera aÌ€ mesure que les citoyens accéderont plus facilement et aÌ€ moindre couÌ‚t au savoir et aÌ€ l’information. Mais d’autres groupes moins bien intentionnés ”” cartels de la drogue, crime organisé, groupes terroristes ”” auront égale- ment accé€s aÌ€ ces technologies. Ils auront des moyens nettement supérieurs aÌ€ ceux qu’ils possé€dent déjaÌ€ pour agir aÌ€ l’échelle mondiale. La bataille entre cryptage et décodage s’intensifiera et les gouvernements devront investir dans l’un et l’autre domaine. Enfin, il sera plus difficile encore de maintenir la centralisation et la hiérarchisation des systé€mes de pouvoir, et quasi impossible de monopoliser l’information.
Le 11 septembre 2001, nous avons assisté aÌ€ la premié€re attaque d’enver- gure lancée contre les EÌtats-Unis sur leur propre territoire. Vingt-cinq ans plus toÌ‚t, le seul type d’assaut que craignait Washington était le lancement prémédité ”” ou accidentel ”” de missiles nucléaires par un EÌtat hostile. Cela ne s’est jamais produit. L’attaque dont nous avons été témoins n’était pas le fait d’un EÌtat mais d’un réseau. Et l’image du réseau s’est imprimée dans les esprits. Celui-ci est, depuis, devenu la forme d’or- ganisation sociale la plus répandue des sociétés postindustrielles. « En tant que tendance historique, observe Manuel Castells, les fonctions et les processus dominants de l’aÌ‚ge de l’information s’or- ganisent de plus en plus autour des réseaux. » Des réseaux qui donnent aussi leur forme aux processus de la terreur et de la violence.
Un réseau se compose de nœuds et de points connectés dont la résilience est généralement assurée par des fonc- tions de redondance. Il peut s’agir de terminaux connectés sur l’Internet ou de deux experts communiquant entre eux dans un réseau créé autour d’une question commune. Autrement dit, un réseau peut é‚tre technologique ou social. Sa conception détermine sa résis- tance, sa flexibilité et sa capacité d’ex- pansion. Mais aussi sa vulnérabilité.
On ne peut le détruire en suppri- mant l’un de ses nœuds, ni mé‚me plusieurs. Il s’adapte, modifie son par- cours, se recrée. Dans sa forme la plus pure, l’Internet par exemple, la sup- pression d’un nœud n’en menace aucun autre. Selon certains observa- teurs, on a pu relancer les réseaux fi- nanciers les plus complexes au lendemain du 11 septembre parce que de nombreuses sociétés avaient mis sur pied des centres d’opérations hors site apré€s les premiers attentats de 1993. Beaucoup avaient repris leurs activités en quelques heures graÌ‚ce aux éléments de redondance de leurs systé€mes d’in- formation. Cette redondance explique aussi que le jour mé‚me du 11 septem- bre, les connexions courriels se sont poursuivies alors que le trafic télé- phonique a été perturbé dans tout le nord-est des EÌtats-Unis.
Les réseaux sociaux partagent d’importantes caractéristiques avec leurs contreparties électroniques. Ils sont tré€s décentralisés et leurs nom- breuses branches de leadership fonc- tionnent avec grande autonomie. Contrairement aux pyramides impéné- trables des structures politiques d’il y a 25 ans, ils sont moins hiérarchisés et leurs leaders ont la liberté voulue pour agir sans grande direction ou surveil- lance. Depuis dix ans, les communica- tions électroniques ont ainsi favorisé la multiplication de réseaux mondiaux dans les domaines les plus variés : affaires, société civile, journa- lisme, sciences, médecine, droit, uni- versités, environnement.
Ces réseaux sont particulié€rement perfectionnés dans le secteur financier, le cybercourtage permettant aux capi- taux de circuler dans le monde entier avec une relative fluidité. Les réseaux les plus fonctionnels conservent cependant un élément de « lieu ». Mé‚me au sein des réseaux financiers mondiaux, écrivait ainsi Nigel Thrift, les grands centres urbains représentent un « nœud » crucial ouÌ€ se concentrent l’expertise et le personnel. C’est ce qui explique que Londres continue de jouer un roÌ‚le central dans l’économie financié€re internationale.
Les réseaux mondiaux du terrorisme et du crime ressemblent étrange- ment aÌ€ leurs contreparties plus produc- tives et mieux intentionnées. Mais aÌ€ l’inverse de ces réseaux légitimes, ils évoluent dans la clandestinité selon des pratiques violentes et illégales qui ser- vent leurs fins politiques. Forts d’un cycle de vie qui peut s’étendre sur une dizaine d’années, les réseaux terroristes prospé€rent graÌ‚ce aÌ€ l’ouverture, aÌ€ la sou- plesse et aÌ€ la diversité des sociétés démocratiques, traversant les frontié€res presque aussi aisément que les biens et les services, le savoir et la culture. Leur portée est quasi mondiale, surtout lorsqu’ils évoluent dans les sociétés mul- ticulturelles les plus ouvertes et emprun- tent les formes d’organisation postindustrielles. Ils ne peuvent donc exister que dans un monde forte- ment interconnecté. Sans commu- nications et marchés internationaux, sans mobilité des personnes et sans diversité sociale, les réseaux terroristes ne pourraient survivre et moins encore prospérer.
Ces réseaux sont souvent hébergés par des EÌtats faibles qui offrent un environnement suÌ‚r aux ressources et aux infrastruc- tures dont ils ont besoin, y compris parfois un soutien logistique et des sites d’entraiÌ‚nement. En échange, ils rétribuent leurs hoÌ‚tes en obscurs avan- tages politiques et financiers qui aident leurs régimes aÌ€ se maintenir au pouvoir. L’environnement d’« accueil » idéal consiste ainsi en un EÌtat vul- nérable et fracturé auquel les réseaux de la terreur fourniront des atouts décisifs aÌ€ condition de pouvoir mener leurs activités sur son territoire. Mais ils peuvent aussi survivre sans cette protection en se dotant de quartiers généraux mobiles, qui rendent toute- fois plus ardus leur entraiÌ‚nement, leurs opérations et leur recrutement.
Les réseaux du crime, de la violence et de la terreur ne sont pas pré€s de disparaiÌ‚tre car ils s’appuient sur une organisation sociale précisément activée par l’environnement mondial dont ils relé€vent. Ils devraient mé‚me s’étendre et se densifier au cours des 25 prochaines années. Ils soulé€vent donc de nouveaux défis pour les citoyens et les gouvernements, et nécessitent de la part des EÌtats de transformer en pro- fondeur leur approche et leur gestion des problé€mes de sécurité.
L’existence de ces réseaux modifiera aussi la conception du pouvoir. Un seul petit groupe de gens résolus peut déjaÌ€ causer de graves désordres en s’orga- nisant au sein d’un réseau distribué uti- lisant des technologies de plus en plus accessibles. Il peut terroriser et paralyser des sociétés interdépendantes, et d’au- tant plus facilement qu’elles sont com- plexes et interconnectées. C’est ainsi qu’aÌ€ l’aide de moyens relativement faibles, on peut déstabiliser les sociétés les plus riches et les plus puissantes.
C’est pourquoi les gouvernements devront greffer aÌ€ leurs structures hiérarchiques des éléments de réseau. Ils devront changer leur mode d’orga- nisation, transformer leurs processus d’échange d’informations et abréger radicalement leur temps de réaction. Car tels seront les nouveaux détermi- nants du pouvoir.
La division du monde selon l’aÌ‚ge est l’une des tendances les plus mani- festes de l’environnement mondial actuel. En schématisant aÌ€ peine, on observera que la population vieillit partout en Europe, au Japon et en Chine. Au Canada et aux EÌtats-Unis, le vieillissement démographique n’est tempéré que par une forte immigration. Et malgré l’efficacité des politiques visant aÌ€ faire baisser la natalité dans les pays pauvres, la population continuera de s’y accroiÌ‚tre aÌ€ mesure que leurs sociétés s’engageront dans le « tunnel démographique ». Les conséquences de cette « division par l’aÌ‚ge » sur la crois- sance économique, la gouvernance, l’intégration sociale et la sécurité sont potentiellement énormes. Car dans les deux parties de ce monde divisé, les sociétés auront évolué de façon tré€s dif- férente dans un quart de sié€cle d’ici.
Dans ce monde vieillissant, le « pouvoir gris » représentera une impor- tante force politique réclamant des gou- vernements une série de mesures en matié€re de retraite, de santé ou d’habi- tation. On assistera parallé€lement aÌ€ une diminution de la main-d’œuvre pro- ductive, qui s’accompagnera d’une aug- mentation des attentes. De sorte que les gouvernements feront face aÌ€ un accroissement de la demande alors mé‚me que se raréfieront les ressources nécessaires aÌ€ la création de richesse. C’est d’ailleurs aÌ€ la lumié€re de ces pronostics que les planificateurs met- tent d’ores et déjaÌ€ l’accent sur l’immi- gration d’une main-d’œuvre jeune et productive pour sortir de cette « impasse démographique ».
En Europe déjaÌ€, on observe une escalade des tensions sociales et poli- tiques liées aÌ€ l’accroissement des flux d’immigration. Des tensions qui ne sont pas nécessairement inéluctables et qu’on devrait ici s’efforcer d’éviter en établissant de façon explicite les normes et valeurs d’une « citoyenneté com- mune », de mé‚me que les obligations réciproques que s’engagent aÌ€ respecter les citoyens établis et les immigrants qui aspirent aÌ€ le devenir. Autrement, les immigrants mal intégrés et mal logés, condamnés aÌ€ travailler pour une économie clandestine et privés de toute voix politique, deviendront une source de malaise social et d’aliénation poli- tique. Au pire, ils formeront un bassin de recrutement pour ceux qui croient transformer les choses par la violence, c’est-aÌ€-dire les « nœuds » de funestes réseaux qui menacent de l’intérieur la sécurité des nations.
Les tensions sociales causées par la jeunesse des pays démunis risquent aussi de s’aggraver. La majorité des habi- tants des pays pauvres a aujourd’hui moins de 15 ans. Et l’impact social de cette population ne cesse de s’amplifier au gré de la progression de l’urbanisa- tion. AÌ€ défaut d’une croissance économique porteuse d’occasions pour les jeunes qui entrent sur le marché du travail, de nombreuses sociétés connaiÌ‚tront dans 25 ans de vives pressions sociales, un marché noir et une crimi- nalité endémiques, des problé€mes d’ac- cé€s aÌ€ des services élémentaires comme la santé, l’hygié€ne et l’éducation, un rejet des gouvernements et une montée de la violence comme exutoire aÌ€ la frustration et aÌ€ l’injustice. Dans les cas les plus extré‚mes, certains EÌtats pourraient s’ef- fondrer et attirer, comme d’autres avant eux, des réseaux terroristes et criminels en qué‚te d’hébergement. On peut donc inclure au nombre des principales me- naces aÌ€ la sécurité mondiale du prochain quart de sié€cle une vaste po- pulation de jeunes hommes sans travail, excédés et humiliés, susceptibles d’é‚tre recrutés par les réseaux de la violence.
L’interaction de ce fossé démo- graphique et d’une accentuation des iné- galités aurait des conséquences désastreuses. Sans réduction des inégalités aÌ€ l’horizon des 25 prochaines années, surtout dans les sociétés majoritairement jeunes, la violence ne tardera pas aÌ€ tra- verser les frontié€res ”” d’autant que celles- ci doivent rester relativement ouvertes pour stimuler les échanges commerciaux et les investissements ”” et, par l’entre- mise de réseaux productifs, s’enracinera dans des sociétés comme la noÌ‚tre. Aucune société n’est aÌ€ l’abri de l’effondrement brutal d’une autre, aussi éloignée soit-elle. Le Canada, notamment, est intimement connecté au reste du monde par les réseaux reliant ses citoyens de toute provenance aÌ€ leur région d’origine. L’« ailleurs » et l’« ici » sont aujourd’hui une seule et mé‚me chose.
Il y a 25 ans, les EÌtats-Unis étaient l’une de deux superpuissances. Avec l’implosion de l’Union soviétique, ils sont devenus le principal protagoniste de l’architecture de sécurité mondiale et le premier gestionnaire des menaces aÌ€ cette sécurité. Dans les 25 années aÌ€ venir, ils fourniront et géreront aussi bien le matériel que les logiciels d’exploitation des systé€mes de sécurité. Ils seront l’« opérateur de systé€me » en chef.
Cette prééminence des EÌtats-Unis revé‚t pour le Canada une signification plus grande que pour tout autre pays étant donné notre frontié€re commune ainsi que notre intégration et notre dépendance grandissantes vis-aÌ€-vis de la société et de l’économie améri- caines. En matié€re de sécurité, notre défi prioritaire consiste donc aÌ€ gérer nos liens avec les EÌtats-Unis de manié€re aÌ€ protéger et aÌ€ améliorer notre propre qualité de vie.
Le fossé entre les EÌtats-Unis et ses alliés continuera de se creuser en ce qui touche le développement de systé€mes d’information perfectionnés, la science et les technologies ou la sophistication des systé€mes d’armement. Ce pro- blé€me n’est pas unique au Canada et concerne plusieurs autres alliés des EÌtats-Unis qui ne peuvent non plus espérer suivre son rythme. Pour rester crédibles, mieux vaut donc renoncer aÌ€ l’illusion de notre capacité globale de combat. Aucun pays ne peut prétendre aÌ€ la puissance militaire des EÌtats-Unis, qui souffrent eux-mé‚mes de lacunes dans leurs rangs de base.
Mais si le Canada souhaite par- ticiper aÌ€ la nouvelle architecture de sécurité gérée par les EÌtats-Unis, il devra accroiÌ‚tre l’effectif de ses forces armées, notamment ses forces terrestres, ainsi que leur capacité de déploiement. Sans capacité de déploiement indépendante, nous abandonnons toute possibilité de contribuer au renforcement de l’archi- tecture de sécurité et d’inciter notre voisin aÌ€ se tourner vers le multilatéra- lisme. Notre indépendance aÌ€ cet égard sera particulié€rement importante si, au cours des vingt prochaines années, les EÌtats-Unis persistent dans leur unilatéralisme et réservent l’appli- cation de leur puissance aux seules situations ouÌ€ leurs intéré‚ts sont directement engagés.
Le Canada faisait face aux mé‚mes défis il y a un quart de sié€- cle, mais ceux-ci sont aujourd’hui plus urgents que jamais et le devien- dront encore davantage. Ils ont gagné en importance parce qu’il est devenu impératif de faire un usage optimal des ressources minimales dont nous dis- posons. Nous devrons ainsi déterminer la part d’autonomie et de pouvoir que nous sommes pré‚ts aÌ€ céder pour aligner sur les EÌtats-Unis nos structures de com- mandement de mé‚me que nos forces aériennes, terrestres et maritimes ”” sans compter nos services de police et de maintien de l’ordre, la sécurité de nos frontié€res, nos politiques d’immi- gration et de réfugiés ainsi que nos ser- vices de renseignement ””, cela afin de créer aÌ€ l’échelle du continent un réseau de sécurité véritablement homogé€ne. Nous devrons aussi déterminer com- ment développer une composante pro- prement canadienne au sein de cette architecture de sécurité transnationale. Des décisions qui toucheront non seule- ment la structure de nos forces armées mais la société canadienne dans son ensemble, et qui devront nécessaire- ment prendre en compte les valeurs fondamentales des Canadiens.
Une autre question d’importance émane directement du caracté€re réseauté de l’architecture de sécurité qu’on est en train de mettre en place. L’analyse des forces aÌ€ l’origine des me- naces aÌ€ la sécurité mondiale indique que la connaissance des cultures étrangé€res est un aspect décisif du renseignement stratégique. Ce ne sont plus les seuls gouvernements étrangers dont il faut tenir compte, comme c’était le cas il y a 25 ans, mais aussi les sociétés d’ailleurs, leur dynamique, leurs mouvements so- ciaux, leurs dissidents et l’espace qu’ils réservent aÌ€ l’hébergement des réseaux. Ce ne sont plus seulement les atouts et les capacités militaires qu’il faut évaluer et surveiller, mais aussi les facteurs d’inclusion et d’exclusion sociale, de développement économique, d’aliénation politique et de pro- pagation des groupes et des réseaux dissidents. Plus que jamais, le renseignement repose sur une compréhension appro- fondie de la dynamique sociale et politique des sociétés étrangé€res.
Compte tenu de leurs intéré‚ts et de leur parti pris, les EÌtats-Unis ne sont pas néces- sairement les plus aptes aÌ€ faire cette analyse des cultures et des sensibilités. Quant au Canada, il dispose de solides atouts parmi sa population aÌ€ la fois diversifiée et multiculturelle, mais, éton- namment, il n’en a jamais vraiment tiré partie. Il a trop peu investi dans le développement de capacités de renseignement indépen- dantes et s’est contenté de partager des informations sensibles, essentiellement avec les EÌtats-Unis, avec les couÌ‚ts et les avantages qui en découlent.
Contrairement aÌ€ de nombreux pays, le Canada n’a pas vraiment cherché aÌ€ s’adjoindre des spécialistes issus de ses communautés et des institutions extra- gouvernementales pour approfondir ses connaissances. On perd pourtant de pré- cieuses occasions en traitant ainsi l’infor- mation comme une ressource limitée, aÌ€ conserver plutoÌ‚t qu’aÌ€ partager et enrichir graÌ‚ce aÌ€ l’échange de renseignements. Cette stratégie est particulié€rement mal adaptée aÌ€ une époque ouÌ€ l’expertise est indispensable aÌ€ la conversion de l’infor- mation en savoir. Pour maintenir une capacité d’action indépendante dans un contexte de sécurité aÌ€ la fois complexe et fragmenté, nous devrons absolument investir dans la mise aÌ€ niveau de nos services de renseignement, en multipli- ant et en resserrant nos partenariats au sein mé‚me de la société canadienne.
Nous avons vu que la prolifération de groupes non étatiques partici- pant directement aussi bien aÌ€ la sécu- rité mondiale qu’aux menaces dont elle fait l’objet constituera le principal élément du nouvel environnement de sécurité. De plus en plus, ces groupes non étatiques mais aussi des parti- culiers interviendront directement sur l’échiquier international, sans passer par les EÌtats. La capacité de construire et de maintenir des partenariats inter- sectoriels sera donc indispensable aux EÌtats soucieux d’assurer leur sécurité.
Le modé€le hiérarchique de com- mande et de controÌ‚le est de moins en moins adapté aux sociétés mondiale- ment connectées et aÌ€ une organisation sociale qui emprunte chaque jour davantage au modé€le des réseaux. La nouvelle architecture de sécurité serait donc tré€s mal servie par les structures verticales ou les formes de commande- ment descendant privilégiées par les gouvernements. Les EÌtats postindus- triels du monde entier reconfigurent leurs modé€les pour collaborer avec les secteurs privé et communautaire aÌ€ la création de partenariats public-privé et aÌ€ la prestation des biens publics. Dans leur grande majorité, les secours d’urgence et l’aide au développement, par exemple, sont désormais assurés par des orga- nismes non gouvernementaux. Le Canada ne faisant pas exception aÌ€ la ré€gle, il devra également s’associer plus étroitement aux secteurs privé et com- munautaire ainsi qu’aux centres d’excel- lence afin d’enrichir sa base de connaissances et d’améliorer ses capacités d’assurer la sécurité de ses citoyens.
Mais ce modé€le de partenariat restera inopérant si le gouvernement ne renonce pas aÌ€ un certain controÌ‚le pour permettre aÌ€ l’information de circuler horizontalement, et pour favoriser la mise en place de structures inspirées des réseaux. Le défi est de taille pour les institutions hiérar- chisées ouÌ€ l’information cir- cule verticalement, et dont les procédures d’imputabilité reposent sur une culture de controÌ‚le solidement ancrée. Le Canada perdra de précieuses ressources et d’importantes occasions s’il se révé€le inca- pable d’engager ce virage culturel vers une pensée et une action fondées sur les réseaux. Surtout, il compromettra sa capacité d’assurer la sécurité des Canadiens. L’architecture de sécurité mondiale servira véritable- ment ceux qui pensent, qui commu- niquent et qui agissent suivant le modé€le des réseaux. (Article traduit de l’anglais)