Profitant d’un gouvernement minoritaire de plus en plus précaire, le Bloc québécois a sorti ses muscles politiques comme il ne l’avait pas fait depuis longtemps. Une de ses conditions pour soutenir temporairement les libéraux consiste à hausser de façon significative les prestations aux aînés canadiens.
Le Bloc aimerait que son projet de loi C-319 soit adopté. Il a maintenant le soutien symbolique des autres partis d’opposition – et d’une poignée de députés libéraux actuels ou récents – grâce à une motion de l’opposition adoptée par la Chambre des communes au début octobre.
Le Bloc propose des changements au programme quasi universel de la Sécurité de la vieillesse (SV) et au Supplément de revenu garanti (SRG), ce dernier complétant la SV pour les personnes âgées disposant des revenus les plus faibles.
En ce qui concerne le SRG, le Bloc souhaite que l’exemption fiscale du revenu d’emploi passe de 5000 $ à 6500 $ afin que les aînés à faible revenu puissent gagner un peu plus d’argent en travaillant, avant que leurs prestations ne soient diminuées.
En ce qui concerne la SV, le projet de loi prévoit une hausse de 10 % des prestations pour les aînés de 65 à 74 ans. (Les prestations pour les aînés de 75 ans avaient déjà été augmentées de 10 % suite au budget fédéral de 2019.)
Le projet de loi a été étudié en comité en février. Plusieurs témoins qui se sont exprimés en faveur du projet l’ont présenté comme une mesure visant à réduire la pauvreté chez les aînés. Par exemple, la marraine du projet de loi, la députée de Shefford Adréanne Larouche, a fait valoir ce qui suit :
« Il est également important de noter que la pauvreté parmi les personnes âgées est une réalité préoccupante. En 2020, 13 % des personnes âgées étaient en situation de pauvreté; ce taux est supérieur à celui de tous les autres groupes d’âge. Il est de notre responsabilité de veiller à ce que les aînés puissent vivre dignement après avoir consacré leur vie au bien-être de notre société. »
C’est vrai, mais on doit aussi noter que les difficultés financières des personnes âgées ont considérablement diminué grâce au système canadien de revenus de retraite, qui arrive à maturité et qui inclut maintenant la SV/SRG, le Régime de pensions du Canada (RPC) et le Régime de rentes du Québec (RRQ), ainsi que de généreuses incitations fiscales pour l’épargne privée et l’épargne par travail – au Québec, les REER et les RVER. Ainsi, quand on compare aux années 1970, les taux de faible revenu des personnes âgées ont fortement chuté.
On notera que depuis 2016, les taux de faible revenu calculés à l’aide de la mesure de faible revenu après impôt (MFR-ApI) sont plus élevés chez les aînés que chez les mineurs et les adultes de moins de 65 ans. La MFR prend en compte les revenus de tous les Canadiens, les équilibre (ou les met en équivalence) en fonction de la taille de la famille, calcule la médiane (la valeur à laquelle exactement la moitié de la population se situe au-dessus et au-dessous), puis divise la médiane en deux. Si votre revenu est sous ce seuil, vous êtes dans une situation de faible revenu. Il s’agit d’une mesure relative de la pauvreté, de sorte que si d’autres revenus augmentent (par exemple grâce à des gains salariaux ou à une amélioration des allocations familiales), les taux de faible revenu chez les personnes âgées peuvent augmenter, puisque ces taux sont établis sur la base des revenus généraux de l’ensemble des Canadiens.
La mesure officielle de la pauvreté au Canada utilise plutôt la mesure du panier de consommation (MPC), qui a été adoptée après une étude et une consultation approfondies. Il s’agit d’une mesure absolue de la pauvreté qui prend un panier de biens et de services, trie les coûts et détermine le revenu nécessaire pour acheter ce panier, avec des ajustements en fonction du lieu et de la taille de la famille.
En utilisant la MPC, les taux de pauvreté des personnes âgées sont systématiquement les plus bas de tous les groupes d’âge du pays.
Certains soutiennent que cette mesure du panier de consommation ne devrait pas être utilisée pour les personnes âgées puisque cette mesure de la pauvreté ne tient pas compte des dépenses de santé auxquelles les aînés doivent faire face. La véritable explication de leur faible taux de pauvreté est que beaucoup d’entre eux sont propriétaires de leur logement et n’ont plus d’hypothèque à payer. Cela signifie que le rôle des dépenses de logement dans le panier de la MPC a des effets très différents pour les personnes âgées que pour les autres Canadiens.
Si l’on tient compte des données sur la MFR (figure 1), on peut en déduire que les revenus des autres groupes ont augmenté plus rapidement que les revenus des retraités, mais que les personnes âgées demeurent moins susceptibles de se priver des biens et services que nous considérons comme essentiels à la dignité au Canada.
La réduction de la pauvreté est également une justification étrange pour la hausse de la SV proposée par le Bloc, étant donné que 95 % des personnes âgées reçoivent cette prestation. Une augmentation de 10 % des prestations profiterait à toutes les personnes âgées de moins de 75 ans, qu’elles soient riches ou pauvres.
Pour les personnes âgées à faible revenu, le SRG est un complément. Il est présentement versé à un tiers des personnes âgées, alors près de la moitié d’entre elles le recevaient en 1970. Encore une fois, le système de revenus de retraite ayant évolué, les aînés canadiens d’aujourd’hui n’ont heureusement pas été confrontés aux privations qu’ont connues leurs parents ou leurs grands-parents.
La SV est un revenu imposable, et le directeur parlementaire du budget estime que sur les quelque 3,6 milliards $ supplémentaires qui seraient versés au titre de la SV, jusqu’à 15 % retourneraient aux gouvernements sous la forme d’une hausse de l’impôt payé sur le revenu. Malgré tout, le coût net de la hausse demeurerait considérable, à 16 milliards $ sur cinq ans.
Certains défenseurs des personnes âgées ont fait valoir que les aînés canadiens paient des impôts substantiels et qu’ils contribuent donc à constituer la réserve de financement gouvernemental qui servirait à hausser les prestations de la SV. En réalité, de nombreuses personnes âgées paient très peu d’impôts sur le revenu, voire pas du tout.
Dans le tableau ci-dessous, j’ai pris les données de la déclaration de revenus de 2019 pour les Canadiens âgés de 65 ans et plus, trié le groupe en déciles de revenus (10 groupes égaux par ordre de revenu personnel, du plus faible au plus élevé), puis calculé les valeurs médianes de leurs revenus totaux avant impôts, de leur revenu imposable, des impôts prévus aux taux légaux (sans déductions ni crédits) et des impôts réels payés après déductions et des crédits.
Tous les montants ont été ajustés pour 2023, l’année fiscale la plus récente. Pour les taux légaux, j’utilise les taux d’imposition provinciaux de l’Ontario ainsi que les taux fédéraux qui s’appliquent à l’ensemble du pays.
Ce tableau est frappant à deux égards.
Premièrement, à la médiane, les cinq premiers déciles (qui totalisent la moitié des personnes âgées) ne paient pas ou très peu d’impôts provincial et fédéral sur le revenu.
Deuxièmement, les déductions et crédits d’impôt réduisent considérablement les taux d’imposition réels des personnes âgées, y compris celles qui ont les revenus les plus élevés. Cela s’explique en partie par le fait que certaines formes d’allègement fiscal (comme le crédit d’impôt pour personnes handicapées ou le crédit d’impôt pour frais médicaux) sont plus susceptibles d’être demandées par les personnes âgées. Mais il existe également d’importantes formes d’allègement fiscal réservées aux personnes âgées.
Par exemple, le montant en raison de l’âge est un crédit non remboursable qui réduit de jusqu’à 1259 $ l’impôt payé par les personnes âgées de 65 ans et plus. En maintenant constants tous les autres éléments du régime fiscal, le ministère fédéral des Finances estime que le crédit d’impôt en raison de l’âge retire environ 5 milliards $ par an aux recettes fiscales fédérales. Le fractionnement des revenus de pension enlève encore 2 milliards $ par an, et le crédit pour revenus de pension 1,4 milliard $ de plus.
Les sommes exactes dépendront de la myriade d’interactions entre les différentes mesures fiscales et des comportements qui en découlent, mais ces chiffres nous donnent une estimation utile de l’ordre de grandeur des coûts fiscaux des réductions d’impôts pour les aînés.
Les réalités fiscales de la redistribution de notre système d’imposition et de transfert entre les groupes d’âge ne devraient pas être ignorées.
Des éléments importants de notre système de revenus de retraite ont été introduits à des époques où les personnes âgées étaient beaucoup plus exposées au risque de pauvreté (voir la figure 1) et représentaient une part beaucoup plus petite de la population. La SV a été lancée en 1952, le montant en raison de l’âge en 1972.
Les figures 3 et 4 illustrent l’évolution de l’équilibre entre le nombre d’adultes en âge de travailler et de payer des impôts et le nombre de personnes âgées bénéficiant de prestations pour les années 1952 et 1972, ainsi que les estimations pour l’année en cours et jusqu’en 2043 (l’année la plus éloignée pour laquelle nous avons des données).
Notre population a considérablement vieilli depuis et continuera à être beaucoup plus âgée dans les décennies à venir. On s’attend déjà à ce que les coûts de la SV augmentent considérablement. Dans le dernier rapport actuariel sur le programme, l’actuaire en chef du Canada estime que le coût annuel de la SV va pratiquement doubler d’ici 2040, passant de 64 à 124 milliards $, même si les prestations moyennes versées aux particuliers n’augmenteront qu’au rythme du taux d’inflation projeté.
La pression sur les coûts est due à l’augmentation du nombre de Canadiens admissibles à la prestation. Une hausse généralisée des prestations de la SV à partir de l’âge de 65 ans accélérerait considérablement cette pression fiscale, et plus encore si le traitement fiscal préférentiel accordé aux personnes âgées n’est pas ajusté.
Dans le budget fédéral de 2019, Ottawa a haussé de 10 % les prestations de la SV pour les personnes âgées de 75 ans et plus. Ce changement de politique visait à faire face au risque de longévité, qui se réalise lorsque des personnes âgées survivent à une partie de leurs sources de revenus de retraite.
Avant ce changement de politique, on pouvait constater une légère hausse des taux de pauvreté chez les personnes âgées de plus de 70 ans. Cette hausse avait disparu en 2020. Le coût de ce changement de politique a été estimé à 2,7 milliards $ en 2024, puis à 6,8 milliards $ par an d’ici à 2040.
Le risque de longévité aurait-il pu être traité efficacement et à moindre coût en ne haussant que le SRG, plus ciblé, contrairement à la proposition du Bloc? C’est une question qui mérite d’être sérieusement étudiée. Il est vrai que la politique du gouvernement a sans doute rendu plus acceptable l’argument selon lequel les personnes âgées plus jeunes devraient également profiter de la hausse de 10 % des prestations. Mais une simple comparaison entre aînés plus jeunes et plus âgés masque le portrait d’ensemble de la situation démographique et fiscale.
Le fait que les Canadiens vivent plus longtemps et qu’ils sont beaucoup moins susceptibles de vieillir dans la pauvreté devrait être célébré. Il s’agit là de gains sociétaux considérables, dus en grande partie à une politique publique efficace.
Mais à l’avenir, il serait judicieux de s’interroger sur une extension des prestations à l’ensemble des personnes âgées, qui ne constituent plus le groupe d’âge minoritaire au Canada et qui ne sont plus confrontées à des taux de pauvreté élevés. Il est difficile de justifier une expansion importante d’outils quasi universels comme la SV et le crédit d’impôt en raison de l’âge, et à plus forte raison si l’objectif est d’aider la petite proportion de personnes âgées confrontées à la pauvreté réelle.