(Cet article a été traduit de l’anglais.)

Un gouvernement doit-il indemniser financièrement les citoyens lésés par son recours à la disposition de dérogation de la Charte canadienne des droits et libertés ? Plus précisément, ces citoyens doivent-ils assumer eux-mêmes les préjudices causés par une loi qui viole leurs droits fondamentaux et que le pouvoir législatif n’aurait pu adopter sans cette disposition ? À mon avis, un tribunal pourrait ordonner à un gouvernement de verser une indemnité ou des dommages-intérêts pour les préjudices qu’il a causés.

À l’évidence, la question se pose tout particulièrement au Québec, où le gouvernement Legault a adopté en juin le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État, en recourant à la disposition de dérogation (article 33) pour se soustraire aux contestations directement fondées sur une grande partie de la Charte. Parmi ses mesures les plus controversées, la loi interdit le port de signes religieux chez les employés de nombreuses catégories de la fonction publique. Elle interdit notamment d’embaucher comme enseignants, directeurs d’école et avocats de l’État des personnes visiblement religieuses. Une clause de droits acquis est prévue pour celles qui occupaient ces postes en mars 2019, mais elle cesse de s’appliquer en cas de promotion ou de réaffectation.

J’estime qu’il est tout à fait possible de réclamer des dommages-intérêts en vertu du processus de réparation de la Charte, dont l’article 24(1) qui établit : « Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances. »

Les tribunaux ont rarement ordonné à un gouvernement d’indemniser un citoyen au motif d’une violation des droits reconnus par la Charte, mais la Cour suprême du Canada a clairement ouvert la voie à cette possibilité. De fait, il y a près d’une décennie, elle a défini une approche applicable dans l’arrêt Ward. L’affaire concernait un citoyen du nom d’Alan Cameron Ward, arrêté par erreur parce que la police croyait qu’il voulait entarter le premier ministre. L’homme a été fouillé à nu, en violation de son droit à la protection contre les fouilles et les perquisitions abusives. Il a finalement obtenu une indemnisation de 5 000 dollars. La Cour suprême a souligné la possibilité d’inclure des « dommages-intérêts en matière constitutionnelle » dans les réparations fondées sur la Charte. L’arrêt Ward montre ainsi que des dommages-intérêts peuvent être accordés pour violation des droits garantis par la Charte. Et la Loi 21 porte atteinte à ces droits. Les préjudices qu’elle cause seraient-ils tout aussi indemnisables ?

Il est ici indispensable de comprendre le texte qui encadre le recours à la disposition de dérogation par un gouvernement. Ainsi, selon l’article 33(1) : « Le Parlement ou la législature d’une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte. » Et ensuite (2) : « La loi ou la disposition qui fait l’objet d’une déclaration conforme au présent article et en vigueur a l’effet qu’elle aurait sauf la disposition en cause de la charte. » Ce langage constitutionnel nous dit que la loi protégée produira ses effets, mais il ne dit rien de l’éventuelle action des juges.

Aussi devons-nous éviter de lire dans le texte des restrictions qui en sont absentes. Comme l’a observé Léonid Sirota, l’article 33 ne fait aucune mention de l’article 24, c’est-à-dire l’article sur les recours en cas d’atteinte aux droits et libertés. Ce qui signifie qu’un gouvernement ne peut invoquer la disposition de dérogation pour soustraire une loi à l’article sur les recours. Il ne peut donc légiférer de manière à ce qu’une loi ― dont les effets pourraient être préjudiciables ― soit appliquée nonobstant l’article 24. Par conséquent, je ne vois aucune raison pour les juges d’accorder aux gouvernements une plus forte immunité à l’égard de la Charte que celle prévue par les rédacteurs de la disposition de dérogation.

En droit administratif, on peut séparer les conséquences juridiques d’une loi ― sa capacité de modifier la situation juridique des choses ― de l’indemnisation des préjudices qu’elle occasionne. Ainsi, une décision gouvernementale peut être exécutoire tout en donnant lieu à une demande d’indemnisation. Prenons l’exemple d’une loi qui autorise l’expropriation de terrains privés au profit d’un projet d’intérêt public comme la construction d’un aéroport. Si cette loi ne dit rien de l’éventuelle indemnisation des anciens propriétaires, elle restera valide, mais les tribunaux pourront supposer que le gouvernement ait l’intention de respecter les droits d’indemnisation établis. De même, la Loi 21 peut très bien rester en vigueur en vertu de l’article 33, tout en se prêtant à des demandes d’indemnisation pour les préjudices directement causés par son application.

D’aucuns objecteront qu’un gouvernement jouit d’une immunité en matière de politiques publiques et que les tribunaux auraient tort d’accorder des dommages-intérêts pour les préjudices prévisibles occasionnés par une loi en vigueur. D’autres rappelleront que la fouille à nu à l’origine de l’affaire Ward était illégale. Dès lors, quelle approche adopter lorsqu’une loi protégée par l’article 33 légalise la discrimination et d’autres préjudices ?

Il faut d’abord mesurer le caractère exceptionnel de la Loi 21 en tant que loi protégée par la disposition de dérogation. Dans le cours normal des choses, les droits et libertés garantis par la Charte ne sont pas absolus, et nous acceptons qu’ils soient soumis à des limites raisonnables. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, dit l’adage, et chacun admet que ses droits puissent être raisonnablement limités si l’ensemble des avantages d’une loi l’emporte sur les préjudices qu’elle pourrait causer. Fort justement, nous n’imputons pas au gouvernement les préjudices causés par une loi limitant de façon raisonnable et proportionnée les droits reconnus par la Charte. Mais je soutiens que la Loi 21 est différente. Les limites qu’elle impose à certains droits, comme la liberté de religion et la protection contre la discrimination, sont aussi déraisonnables que disproportionnées. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que le gouvernement québécois ne s’est pas donné la peine d’établir le contraire.

L’article 1 de la Charte requiert des titulaires de droits qu’ils acceptent les effets de limites raisonnables et proportionnées à leurs droits au profit de l’intérêt général. Mais en l’absence de motifs qui justifieraient de porter atteinte à des droits en échange d’avantages sociaux, on pourrait justement et pertinemment conclure que les coûts de ces avantages ne devraient pas être assumés par une catégorie de citoyens à la fois vulnérables et identifiables.

Certes, quelques préjudices causés par la Loi 21 pourraient être trop éloignés pour ouvrir droit à une indemnisation, mais dans certains cas, le lien causal serait indiscutable et le montant serait quantifiable. Pensons aux étudiantes en sciences de l’éducation et aux enseignantes immigrantes qui portent le hijab et sont en voie d’obtenir leurs titres de compétences pour enseigner au Québec. Si elles n’étaient pas en poste en mars dernier, comme le prévoit la clause de droits acquis, elles subiront un préjudice directement lié à leurs efforts entrepris pour enseigner dans le réseau d’écoles publiques. Pourquoi seraient-elles seules à supporter les conséquences d’une décision gouvernementale qui suspend toute embauche de personnes visiblement religieuses dans nos écoles ? Une ordonnance imposant au gouvernement de les indemniser contribuerait à réparer les préjudices subis en vertu de la Loi 21. Et elle signalerait clairement qu’un gouvernement ne peut se soustraire à la responsabilité de tous ses actes, même dans un ordre constitutionnel prévoyant une disposition de dérogation.

Ce texte est adapté d’une conférence prononcée le 24 septembre 2019 à la Congrégation Shaar Hashomayim, à Westmount (Québec), dans le cadre des conférences Alan B. Gold Advocacy de l’Association de droit Lord Reading.

Photo : Shutterstock / Alex JW Robinson


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Robert Leckey
Avocat émérite du Barreau du Québec, Robert Leckey est titulaire de la chaire Samuel Gale à la Faculté de droit de l’Université McGill.

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