Après le « retour aux sources conservatrices » lors de l’élection provinciale d’avril 2019, personne ne pouvait être vraiment surpris de voir que l’Alberta vote de nouveau massivement pour les conservateurs, cette fois d’Andrew Scheer. La seule surprise, c’est que le raz de marée bleu a déferlé non seulement en Alberta mais aussi en Saskatchewan, où même un pilier de la première heure du Parti libéral du Canada, soit l’ex-ministre Ralph Goodale, a été emporté par le vote conservateur. Sa défaite illustre la nature de la débandade libérale dans les Prairies, tout comme celle d’Armajeet Sohi, ex-ministre des Ressources naturelles, lui qui était responsable, depuis l’été 2018, du pipeline Trans Mountain.

À ceux qui seraient tentés de minimiser l’ampleur des résultats, rappelons que dans les quatre circonscriptions du nord de l’Alberta, région de l’exploitation pétrolière, le vote conservateur se situe entre 80 et 84 %. De plus, la Colombie-Britannique de l’intérieur et des Rocheuses s’est elle aussi rangée fermement derrière les conservateurs. En d’autres termes, l’opposition, très forte, déborde l’Alberta et la Saskatchewan, ce qui compliquera la tâche pour le gouvernement libéral minoritaire.

Aux yeux de l’élite politique conservatrice albertaine, la perspective d’un tel gouvernement représente le scénario catastrophe, pire encore qu’une majorité libérale. Surtout que la grande question qui se pose maintenant est la suivante : quid du sort du pipeline Trans Mountain ? Certes, dès le soir des élections, l’environnementaliste Steven Guilbeault, élu sous la bannière libérale, déclarait que le dossier était clos, le projet ayant déjà été approuvé par le gouvernement. Quelques jours plus tard, c’était au tour de Bill Morneau de clamer que l’expansion de ce pipeline était non négociable. Si les libéraux paraissent résolus à achever l’agrandissement de ce pipeline, et qu’ils pourront pour cela compter sur l’appui des conservateurs, il faut tout de même rappeler que tout ce qui touche les oléoducs se transforme rapidement en dynamite politique. Or les risques d’explosion sont d’autant plus grands que le capital de sympathie dont bénéficient les libéraux est à son plus bas depuis la fin des années 1970.

Il faut tout de même rappeler que tout ce qui touche les oléoducs se transforme rapidement en dynamite politique. Or les risques d’explosion sont d’autant plus grands que le capital de sympathie dont bénéficient les libéraux est à son plus bas depuis la fin des années 1970.

D’une part, de nombreux électeurs albertains ont eu l’impression d’assister à la campagne électorale en spectateurs impuissants, alors que les chefs se démenaient pour courtiser la grande couronne de Toronto, Vancouver et le Québec. Rappelons que Justin Trudeau n’a effectué que deux courtes visites en Alberta, l’une au début de la campagne, l’autre à la dernière heure, le samedi 19 octobre, à Calgary cette fois. Sur le plan symbolique ― et on sait que les libéraux adorent les images ―, c’était lancer un mauvais message concernant le caractère national de leur parti. Justin Trudeau ne doit pas attendre le prochain Stampede pour revenir à Calgary.

D’autre part, l’ensemble du programme libéral vient heurter de plein fouet l’électorat albertain. Avec les retards pris dans l’agrandissement du réseau de Trans Mountain, la taxe carbone est aussi vue comme une mesure punitive et coûteuse. De plus, la législation issue des projets de loi C-48 et C-69 a été décriée comme étant injuste envers l’Alberta aussi bien par les conservateurs que par les néodémocrates albertains. Aux yeux de la classe politique albertaine, la première, qui porte sur la réduction du transport maritime de pétrole au nord de la Colombie-Britannique, et la deuxième, qui propose un nouveau processus d’évaluation des impacts, empêcheront tout développement futur du transport de pétrole. Sans compter les éternelles critiques de la péréquation. Ce dossier risque de s’imposer, car il pourrait devenir prioritaire pour les conservateurs de Jason Kenney, qui veulent tenir un référendum sur la question en 2021. En fait, une pétition circule sur Internet venant du groupe Project Confederation, qui demande de devancer d’un an ce référendum et d’en tenir deux autres, l’un sur les articles 92 et 121 de la Constitution canadienne, l’autre pour ressusciter la réforme du Sénat selon la proposition « des trois e ». Pas un, mais trois référendums ! Se dirige-t-on alors vers un « Wexit » ?

Il est difficile de prendre la question du séparatisme au sérieux, ne serait-ce que parce qu’une Alberta indépendante n’aurait pas un accès plus facile à la côte du Pacifique. Jason Kenney lui-même parle du côté « irrationnel » du projet indépendantiste. En revanche, il faut prendre avec le plus grand sérieux le profond sentiment de frustration qui s’est installé voilà au moins deux ans et qui pourrait dégénérer en des formes perturbatrices de l’ordre politique général. En février dernier, on s’est interrogé sur la nature du mouvement des camionneurs en colère qui, depuis l’Alberta, s’étaient rendus à Ottawa. Or une telle contestation pourrait renaître, et il y a fort à parier qu’elle attirerait des manifestants qu’on préférerait voir rester dans l’ombre.

Toutefois, au-delà de la fièvre séparatiste, une direction plus probable semble être celle du néo-autonomisme albertain. Cette approche implique non seulement une ferme défense des prérogatives du gouvernement provincial, mais aussi une augmentation des pouvoirs de la province. Il ne s’agirait pas du spectre du séparatisme, mais plutôt du retour à l’esprit de la fameuse Firewall Letter que Stephen Harper et cinq autres intellectuels albertains avaient fait paraître dans le National Post, en 2001. Adressée au premier ministre albertain de l’époque Ralph Klein, la lettre proposait que l’Alberta se devait littéralement de « copier » le Québec en se dotant d’une police provinciale ou encore en se retirant du régime de pensions du Canada. Bref, de devenir « maîtres chez nous », pour emprunter l’expression québécoise.

C’est cette résurgence de l’autonomisme à l’albertaine qu’il faut surveiller. À l’époque, Ralph Klein avait fait la sourde oreille à l’appel lancé par Harper et les autres. Il serait étonnant de voir les conservateurs de Jason Kenney faire de même. Le premier ministre albertain d’aujourd’hui  a encore des ambitions nationales et semble plus à l’aise de jouer la carte du néo-autonomisme, tout en se gardant à bonne distance du séparatisme. La lettre de Kenney publiée sur Facebook dès le lendemain de l’élection fédérale pointait clairement dans cette direction, de même que le groupe qu’il compte nommer pour sillonner la province et recueillir des avis et des solutions. On peut trouver à juste titre que Jason Kenney souffle sur les braises de l’aliénation afin de faire oublier les mesures de restrictions budgétaires qui ont été dévoilées quelques jours après ladite élection. Certains y verront de l’esbroufe de la part d’un premier ministre aux abois, mais on aurait tort de sous-estimer le personnage et surtout l’état d’esprit des Albertains.

C’est pourquoi on ne peut simplement blâmer les électeurs albertains pour leur irresponsabilité de ne pas avoir élu un libéral et ainsi obtenir une voix forte au Cabinet, ni tout bonnement affirmer que l’industrie pétrolière mène l’Alberta par le bout du nez, avec des électeurs irrationnels et colériques marchant derrière elle au pas de l’oie. Les admonestations morales ne sont pas de nature à éteindre le feu du Wexit.

Chose certaine, les libéraux, qui s’étaient fait élire en 2015 avec une promesse de relations fédérales-provinciales plus harmonieuses que sous les conservateurs, se retrouvent en 2019 avec un pays fracturé, comme c’était le cas après l’élection de 1972, lorsque les libéraux sous Trudeau père ont été évincés des provinces de l’Ouest. Faudrait-il alors que Justin Trudeau fasse comme son père l’avait fait à l’été 1973 et se rende à Calgary, à la tête d’une délégation de ministres, pour y rencontrer les premiers ministres de l’Ouest ? Les libéraux devront, c’est certain, trouver quelques voix fortes en provenance de l’Ouest pour siéger au Cabinet ou alors pour conseiller le premier ministre. La tâche n’est pas insurmontable, mais elle demandera beaucoup de doigté.

Cet article fait partie du dossier Élections 2019.

Photo : Le convoi de camions sous la bannière « United We Roll » près de Red Deer, en Alberta, se met en route pour Ottawa, le 14 février 2019. Ce mouvement manifestait contre le manque de soutien d’Ottawa pour le secteur énergétique et les pipelines. La Presse canadienne / Jeff McIntosh.


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Frédéric Boily
Frédéric Boily est professeur de science politique à l’Université de l’Alberta.

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