Les commentateurs canadiens surestiment nettement les tensions entre le gouvernement conservateur et la branche judiciaire (voir, entre autres, Radio-Canada) et ils surestiment encore davantage les effets du règne conservateur sur le caractère de la magistrature (article du Globe and Mail).
Certes, Stephen Harper a reçu d’importantes gifles de la part des juges, par exemple dans les renvois relatifs aux valeurs mobilières et au juge Marc Nadon. Mais son gouvernement a aussi connu des victoires importantes, notamment dans un dossier qui lui est très cher, celui du registre des armes à feu. Parfois, il n’a pas eu de chance, particulièrement dans le domaine des peines minimales où son argument innovateur concernant la discrétion des procureurs n’a pas reçu l’aval de la Cour suprême.
Par ailleurs, les conservateurs ont démontré une capacité de tirer des leçons de leurs défaites. Loin de se méfier de la magistrature, ils ont réagi de façon pertinente dans le dossier des valeurs mobilières, où leur nouveau projet de loi sera probablement jugé constitutionnel, et également dans celui des sites d’injection supervisée, érigeant des barrières importantes pour les demandeurs souhaitant établir de tels lieux. L’image d’un premier ministre aux couteaux tirés avec la Cour suprême est simpliste, sinon trompeuse, même si M. Harper peut la mettre à profit auprès des électeurs préoccupés par une branche judiciaire trop puissante.
Il en va de même pour ce qui est de la magistrature. La chose la plus étonnante du reportage du Globe and Mail est comment le processus décisionnel du gouvernement conservateur n’était pas systématique. Se basant plutôt sur l’instinct politique que sur une bonne compréhension des principes du droit constitutionnel, les conservateurs ont nommé des juges qu’ils pensaient « fiables », c’est-à-dire des candidats et candidates qui ne repousseraient pas les limites existantes du rôle des tribunaux.
Pourtant, le candidat « fiable » peut rapidement changer d’idée une fois protégé par l’imposant principe de l’indépendance judiciaire. Et celui qui ne repousse pas les limites n’est pas nécessairement quelqu’un qui essaie de les restreindre. Quoi qu’il en soit, le statu quo, où les tribunaux jouent un rôle primordial, surtout dans l’interprétation de la Charte canadienne, n’est aucunement menacé par des juges « fiables ». Dans un contexte où 84 % des Canadiens pensent que la Charte est une bonne ou une très bonne chose, il serait difficile de trouver des avocats qui voudraient s’attaquer directement au rôle maintenant très bien ancré des tribunaux canadiens.
Néanmoins, au cours de ces derniers jours du troisième mandat de Stephen Harper, nous avons peut-être assisté à un léger changement de cap. Les nominations d’éminents juristes de tendance conservatrice au sein de la Cour d’appel de l’Ontario (Grant Huscroft et Bradley Miller) et de la Cour suprême (Russell Brown) démontrent que le gouvernement conservateur a compris qu’afin de limiter le rôle des juges, il faudra peupler la magistrature avec des intellectuels ayant des racines idéologiques profondes plutôt qu’avec des avocats « fiables ».
D’où un problème fondamental pour les conservateurs : il n’y a pas de regroupement canadien tel que la Federalist Society for Law and Public Policy Studies, qui compte parmi ses rangs les meilleurs juristes américains engagés dans le débat intellectuel, et qui sert ainsi de bassin de futurs juges. L’observateur de l’histoire du mouvement conservateur aux États-Unis, Steven M. Teles, dirait sans doute que les conservateurs canadiens se trouvent là où leurs confrères américains étaient dans les années 1970, voulant renverser les avancées importantes du juge en chef Earl Warren, mais déçus par la malheureuse habitude de « leurs » juges « fiables » de suivre les tendances décisionnelles existantes. Peut-être que les nominations de Brown, Huscroft et Miller seront, en rétrospective, la première étape dans le développement d’une pensée critique envers la Charte au sein de la magistrature canadienne, mais il y aura un chemin non négligeable à parcourir avant que la calme situation politico-juridique canadienne ressemble à la tempête de l’autre côté de la frontière.