Plusieurs s’inquiètent de l’effet des nominations judiciaires du gouvernement Harper sur nos droits et libertés. Ils pensent que les juges nommés par Harper auront pour mission de réduire la protection des droits et surtout de s’assurer que le programme législatif du gouvernement Harper, y compris les peines minimales et l’expansion de l’appareil sécuritaire antiterroriste, survive à toutes les attaques constitutionnelles déjà amorcées. Est-il possible de « conservatiser » le pouvoir judiciaire, c’est-à-dire de l’inonder de valeurs conservatrices ? Le gouvernement Harper réussira-t-il à immuniser son projet politique contre l’influence de la Charte canadienne des droits et libertés ?

On sait que Harper s’est prévalu des protections constitutionnelles pour s’attaquer aux limites des dépenses électorales, et ce, en vertu de la protection de la liberté d’expression. Il a été débouté de sa requête par la Cour suprême qui a reconnu que de limiter les dépenses électorales pouvait être nécessaire dans une société qui cherche à s’assurer que tous et toutes sont entendus sur la place publique dans le cadre d’élections. Depuis, le gouvernement Harper a perdu bien des batailles dans l’arène judiciaire : le centre d’injection supervisée Insite à Vancouver a eu le feu vert malgré l’opposition du gouvernement, des peines minimales ont été jugées inconstitutionnelles, et la réforme du Sénat et la nomination du juge Nadon ont été complètement freinées par la Cour suprême. On sent une frustration grandissante dans les déclarations du chef conservateur. Lui suffit-il pour préserver son héritage politique de nommer « les bonnes personnes » qui comprennent bien les priorités conservatrices et sont en mesure de bien le protéger dans le forum judiciaire ?

Ce n’est pas aussi simple que cela. Le pouvoir judiciaire impose des contraintes intellectuelles importantes aux juges : ils et elles ne font pas ce qui leur plaît. En fait, la règle des précédents limite beaucoup la capacité des juges de déroger à un courant jurisprudentiel établi. De plus, le principe de l’indépendance de la magistrature les protège contre toute interférence. On se rappelle bien la décision américaine Roe v. Wade qui a reconnu l’avortement comme un droit constitutionnel ; c’est une juge nommée par le président Nixon, opposé au droit à l’avortement, qui l’avait formulée Une fois nommés, les juges basent leurs décisions sur la preuve et les arguments présentés : ils peuvent changer d’idée, évoluer dans leur pensée ou encore être convaincus par de nouveaux arguments.

Somme toute, au cours des prochaines années, on peut s’attendre à une interprétation moins agressive des droits protégés par la Charte. Par exemple, une protection des droits socio-économiques sera peut-être retardée. Il se peut également que dans le cadre de l’analyse fondée sur  l’article 1 de la Charte, qui permet de tolérer une violation des droits lorsqu’elle est justifiable dans une société démocratique, les juges soient plus sensibles à des arguments de sécurité nationale ou à l’opportunité de laisser plus de marge de manœuvre au législateur. Cependant, on ne devrait pas s’attendre à des revirements spectaculaires. Le pouvoir judiciaire a sa propre discipline qui impose une forme de pensée institutionnelle peu encline au changement. C’est un peu le paradoxe des nominations « conservatrices », une juge intellectuellement conservatrice hésite normalement à « changer » le droit de façon dramatique.

Il faut donc se demander de quel type de conservatisme sont imprégnés ces juges nouvellement nommés : s’agit-il d’un conservatisme politique ou d’un conservatisme judiciaire ? Un conservatisme politique peut mener à l’activisme judiciaire et des revirements de courants jurisprudentiels pour faciliter les visées néolibérales ou le soutien de politiques précises en matière pénale, par exemple. Par contre, un conservatisme judiciaire mène davantage au maintien du statu quo avec quelques nuances apportées ici et là.

En général, les nominations reflètent davantage une forme de conservatisme judiciaire qui tempérera le conservatisme politique. Même si des juges nouvellement nommés sont personnellement en désaccord avec les décisions de la Cour suprême, ils sont encore liés par elles et ne pourront pas si facilement les écarter. Le droit change très lentement, peu importe la couleur des nominations. Néanmoins, on peut déplorer le recul des nominations de femmes et de minorités ou encore l’absence d’une saine diversité intellectuelle dans les tribunaux. C’est surtout ce qu’on reprochera à Harper : il semble ne pas vouloir nommer des personnes d’appartenances politiques diversifiées, et amenuise ainsi la possibilité que la magistrature soit représentative de la société canadienne et enrichie par la divergence d’opinions. Il est trop tôt pour dire si cette apparente homogénéité survivra au choc de la confrontation avec les affaires complexes qui se retrouveront devant les tribunaux au cours des prochaines années. L’histoire n’est certainement pas terminée. La « conservatisation », si elle se développe, aura assurément un parcours houleux.

Nathalie Des Rosiers
Nathalie Des Rosiers est codirectrice de l'Oxford Handbook of the Canadian Constitution, professeur de droit constitutionnel, ancienne présidente de l'Association canadienne des libertés civiles et ancienne membre du parlement provincial de l'Ontario.

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