Les courses à l’investiture démocrate et républicaine ont connu des évolutions radicalement différentes (voir le tableau 1). Dans le camp républicain, le phénomène le plus étonnant est l’effondrement de Rudy Giuliani. L’ancien maire de New York disposait d’une avance considérable sur ses adversaires il y a un an et détenait toujours la position de tête à l’automne 2007. Les perceptions des électeurs à son égard étaient encore très positives à quelques semaines du caucus de l’Iowa au début du mois de janvier. L’effondrement de ses appuis n’en est, dans les circonstances, que plus remarquable.

L’évolution du soutien à Barack Obama a connu une toute autre évolution. Son retard de 25 points sur Hillary Clinton il y a un an était réduit de moitié à la mi-janvier. Au moment du « super mardi », le 5 février dernier, ce recul était presque entièrement comblé, Barack Obama ayant pratiquement obtenu le même nombre de voix et de délégués que son adversaire à cette occasion (à peine un demi-point de pourcentage a séparé les deux candidats dans l’ensemble des États où des primaires ont été tenus). L’augmentation substantielle des contributions financières à sa campagne depuis quelques semaines et le net avantage dont il a bénéficié au cours des récents scrutins ont encore renforcé la tendance en sa faveur.

Comment expliquer les succès d’Obama et l’échec de Giuliani ? Le concept de momentum fournit une première clé. Le principe est simple. Dans une série d’élections successives, le succès engendre le succès. Des victoires lors des premiers scrutins, comme en Iowa et au New Hampshire, permettent à certains candidats de se démarquer et d’obtenir plus de visibilité médiatique et de financement pour poursuivre leur campagne. Mike Huckabee et John McCain ont bénéficié d’un certain élan après leurs succès dans ces États. La victoire de Barack Obama en Iowa et sa solide performance au New Hampshire ont eu le même résultat. L’absence virtuelle de Giuliani lors de ces premières joutes a produit l’effet inverse. Peu présent au début de la course, l’ancien maire de New York a concentré ses efforts sur les primaires de la Floride à la fin janvier. Cette stratégie a causé sa perte.

Le profil des candidats est une autre variable clé. Seules des personnalités connues, expérimentées et bien implantées dans leur parti peuvent se permettre d’amorcer leur campagne plus lentement. Ce n’était pas le cas de Barack Obama ni de Rudolph Giuliani. Ces deux candidats se devaient d’occuper le terrain rapidement et d’enregistrer des succès hâtifs afin de créer un engouement en leur faveur. En se comportant comme un candidat établi, Giuliani a perdu sa mise. En adoptant la stratégie d’un candidat émergent, Obama a remporté son pari.

Au-delà de la stratégie, comment expliquer que Barack Obama soit actuellement en mesure de tenir tête à Hillary Clinton et peut-être même de la battre ? L’étude des comportements électoraux permet d’avancer trois explications. La première tient à la personnalité des candidats et aux impressions qu’ils suscitent parmi diverses catégories d’électeurs. Barack Obama possède un net avantage sur sa rivale à cet égard. Il est aussi populaire qu’Hillary Clinton chez les démocrates, mais il dispose de plus d’un fort capital de sympathie chez les électeurs indépendants et chez bon nombre de républicains. Cette situation lui permet de se présenter comme un candidat plus rassembleur et mieux en mesure de vaincre John McCain, un candidat dont la popularité dépasse aussi les frontières partisanes (voir le tableau 2).

Un deuxième facteur dans le choix d’un candidat est sa capacité à s’occuper des questions que les électeurs estiment prioritaires. Ces priorités changent d’une élection à l’autre. La guerre en Irak et la lutte au terrorisme ont occupé l’avant-scène lors de l’élection présidentielle de 2004. La tenue de l’économie préoccupe davantage les Américains cette année. Les électeurs chercheront à déterminer au cours des prochains mois quel candidat est le mieux en mesure de relancer l’économie américaine et de trouver une issue favorable à la guerre en Irak.

La compétence attribuée aux candidats jouera donc un rôle important dans les choix électoraux. Hillary Clinton semble bénéficier d’un certain avantage à cet égard puisqu’elle est perçue comme étant plus compétente que son rival face à des enjeux comme l’économie ou la santé. Contrairement à son adversaire, Barack Obama paraît moins expérimenté et moins familier avec des questions importantes qui préoccupent les Américains. Un atout le favorise toutefois : celui d’être associé au changement et au renouveau.

La troisième variable dans le choix d’un candidat est sa capacité à gagner la course présidentielle en tant que telle, un attribut appelé « electability » par les politologues américains. Cette dimension est mesurée à partir de sondages où l’on demande aux électeurs de faire un choix entre divers candidats potentiels pour le parti démocrate ou républicain. Les résultats de ces simulations sont clairs et montrent que trois candidats sont compétitifs dans l’actuelle course à la présidence. Chez les républicains, seul John McCain paraît avoir des chances de vaincre Barack Obama et Hillary Clinton. Du côté démocrate par contre, Hillary Clinton et Barack Obama semblent tous deux en mesure de remporter la victoire face au sénateur de l’Arizona.

Les démocrates ont donc le choix entre deux candidats compétitifs (ou « electable ») lors de leurs primaires. Cela dit, les enquêtes d’opinion suggèrent que Barack Obama obtiendrait de meilleurs résultats face à John McCain et qu’il aurait ainsi plus de chances de mener son parti à la victoire. Dans un sondage effectué du 1er au 3 février pour le réseau CNN par exemple (donc avant le « super mardi »), Hillary Clinton obtient trois points de plus que McCain lorsque les électeurs sont appelés à trancher entre ces deux candidats (50 p. 100 contre 47 p. 100). L’avance de Barack Obama dans le même contexte est plus significative, puisque huit points le séparent du candidat républicain (52 p. 100 contre 44 p. 100).

Un sondage effectué entre le 1er et le 4 février pour le Time magazine permet de comprendre cet avantage (voir le tableau 3). Dans cette enquête, Hillary Clinton est à égalité avec John McCain alors que Barack Obama l’emporte par 7 points. Cette différence s’explique d’abord et avant tout par le comportement des électeurs indépendants. Alors qu’Obama mène par 12 points dans ce groupe, Clinton tire de l’arrière par 10 points. La popularité d’Obama dans cet important groupe d’électeurs (environ 30 p. 100 de l’électorat) explique à la fois pourquoi le sénateur de l’Illinois se présente comme un rassembleur et pourquoi il pourrait en bout de piste remporter l’investiture de son parti.

L’âpreté de la course à l’investiture démocrate est étonnante. Il y a quelques mois à peine, bon nombre de spécialistes croyaient que cette course allait prendre l’allure d’un couronnement pour Hillary Clinton. L’évolution de cette lutte depuis quelques mois, notamment depuis le caucus de l’Iowa, a déjoué ces prédictions. Au lendemain du « super mardi », qui devait en principe confirmer la victoire d’Hillary Clinton, les deux candidats démocrates sont au coude à coude, et c’est Barack Obama qui paraît avoir le momentum.

La course est cependant loin d’être terminée. Hillary Clinton dispose encore de plusieurs atouts. Sa profonde implantation dans le Parti démocrate lui permet notamment de bénéficier d’un appui plus substantiel chez les délégués d’office, ou « super délégués », nombreux à la convention démocrate (ils représentent près de 20 p. 100 des votants), et qui pourraient faire la différence si la lutte est serrée. L’expérience d’Hillary Clinton rassure bon nombre d’électeurs. Sa base électorale est large et diversifiée. Les sondages montrent qu’elle peut vaincre John McCain. Elle est surtout une candidate mieux connue que son adversaire, peut-être moins capable d’incarner la nouveauté que lui, mais possiblement moins vulnérable que l’inexpérimenté sénateur de l’Illinois face à son adversaire républicain. Cela dit, l’attrait exercé par la personnalité d’Obama, en particulier chez les indépendants dont le comportement scellera le sort de l’élection en novembre, pourrait constituer pour plusieurs démocrates un argument décisif en faveur de sa candidature.

La course à l’investiture républicaine est maintenant terminée. L’effondrement de Rudolph Giuliani a pavé la voie à la victoire de John McCain, le seul candidat républicain en mesure de tenir tête à un adversaire démocrate dans un contexte globalement défavorable à ce parti. Chez les démocrates, au contraire, les jeux ne sont pas encore faits. Cette simple constatation montre l’ampleur du succès de Barack Obama dans la conduite de sa campagne jusqu’à maintenant.

Quel que soit le résultat de la lutte dans le camp démocrate, la course s’annonce serrée et pourrait être âprement disputée jusqu’à la toute fin. Même si l’investiture de son parti devait lui échapper, Barack Obama pourrait toujours se consoler en pensant qu’il a remporté une victoire morale et préservé ses chances pour l’avenir. Quoi qu’il en soit, sa montée dans les sondages et dans l’estime des Américains restera sans doute l’événement le plus marquant de l’actuelle course présidentielle.

Richard Nadeau
Richard Nadeau est professeur au département de science politique à l'Université de Montréal.

Vous pouvez reproduire cet article d’Options politiques en ligne ou dans un périodique imprimé, sous licence Creative Commons Attribution.

Creative Commons License