Presque deux ans jour pour jour après son arrivée au pouvoir (le 19 octobre 2015), le gouvernement du premier ministre Justin Trudeau n’a pas encore concrétisé sa promesse faite en campagne électorale et réitérée lors de la visite du secrétaire général des Nations unies Ban Ki-moon à Ottawa en février 2016, celle de réengager le Canada au sein des missions de paix de l’ONU. À la veille de la réunion des ministres de la Défense sur le maintien de la paix des Nations unies, l’urgence d’une annonce se fait sentir, alors même que les pressions contraires des partenaires augmentent. D’une part, le secrétaire général des Nations unies António Guterres appelle à un renfort des troupes en République centrafricaine, d’où 600 Casques bleus de la République du Congo ont été rapatriés en août 2017 après avoir fait l’objet d’accusations d’abus sexuels ; d’autre part, l’ambassadrice de France à Ottawa Kareen Rispaal a exprimé le souhait de voir le Mali faire partie des options que le premier ministre devrait présenter sous peu.

Il importe de réfléchir aux options qui s’offrent au Canada en fonction de la plus-value qu’il peut apporter aux missions de paix et des facteurs qui influencent sa politique étrangère. À cet égard, toute analyse doit reconnaître que le Canada sera l’un des derniers arrivés à la table. Plusieurs pays occidentaux se sont déjà réinvestis dans le maintien de la paix onusien. Lors du sommet de 2015 sur le maintien de la paix, qui s’est tenu en marge de la réunion annuelle de l’Assemblée générale de l’ONU à New York, une cinquantaine d’États, parmi lesquels les pays scandinaves, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l’Italie et les États-Unis, se sont notamment engagés à envoyer 40 000 militaires supplémentaires dans les 16 opérations en cours. Le retard du Canada réduit sa marge de manœuvre ; Ottawa doit désormais contribuer en répondant aux besoins qui n’ont pas encore été comblés. De plus, le réinvestissement de plusieurs pays occidentaux réduit l’avantage comparatif associé à un réengagement de troupes canadiennes. L’atout de la langue par exemple, souvent souligné comme un avantage dans les missions déployées en Afrique, est partagé notamment par la France, qui promettait en 2015 d’offrir des formations linguistiques à 25 000 Casques bleus.

L’engagement onusien et le soutien aux alliés

Pour Ottawa, en dépit de l’attachement supposé des Canadiens au maintien de la paix, le coût politique d’un engagement militaire demeure élevé. D’une part, le déploiement de troupes canadiennes dans un contexte asymétrique et très hostile est une opération toujours risquée, comme l’engagement en Afghanistan l’a démontré, qui peut se solder par des pertes de vie ou de séquelles laissées par des interventions. D’autre part, le Canada doit baliser ses promesses de manière à ne pas hypothéquer sa capacité d’intervention sur d’autres théâtres d’opération, comme en Lettonie et en Irak. Il lui faut notamment respecter ses engagements envers l’OTAN et soigner sa relation avec Washington, plus incertaine depuis l’élection de Donald Trump.

Certes, il n’est pas impossible de concilier les deux, par exemple en mettant en œuvre une mission de paix onusienne en Ukraine dont on parle de plus en plus à New York et dont le principe a été fortement appuyé par notre premier ministre. À en juger par la revue de sa politique de défense de juin 2017, il est néanmoins clair que le Canada n’a actuellement ni les capacités ni les ressources pour assurer d’importants déploiements simultanés dans la durée.

Une contribution au-delà des Casques bleus

Dans ce contexte, le Canada, qui demeure avec une prise en charge de 2,92 % du budget des opérations l’un des principaux contributeurs au maintien de la paix de l’ONU, pourrait décider de diversifier sa contribution plutôt que d’envoyer exclusivement les 600 Casques bleus annoncés par le gouvernement. L’appui aux missions est un sujet brûlant à l’ONU, et il exige des capacités de pointe et des compétences hautement spécialisées dont les principaux pays contributeurs de troupes (Éthiopie, Bangladesh, Inde, Pakistan, Rwanda, etc.) ne disposent pas. Le Canada pourrait miser sur un soutien technologique et devenir ainsi un « pays à contribution technologique » (« technological contribution country »), une notion avancée dans le rapport final du Panel de haut niveau sur les opérations de maintien de la paix de l’ONU.

La mise en place d’hôpitaux mobiles, un soutien aérien logistique et stratégique, un appui technologique et logistique visant à créer des conditions de vie appropriées pour les troupes dans des environnements hostiles (déploiements en zones géographiquement isolées, climatiquement ardues et dépourvues d’infrastructures de base) sont autant d’atouts que le Canada serait en mesure de faire valoir. Il pourrait également envisager une contribution dans le domaine du renseignement dans le cadre de la Peacekeeping Intelligence Policy, une politique développée en avril 2017 par le Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU. Les compétences acquises à l’intérieur du pays, où la diversité des conditions géographiques et climatiques a obligé les Forces armées canadiennes à développer une expertise, permettraient à Ottawa d’offrir une plus-value tout en minimisant les risques politiques associés au déploiement de troupes.

Les missions de paix sont désormais mises sur pied dans des contextes où il n’y a pas vraiment de paix à protéger. Les crises d’aujourd’hui sont caractérisées par des tensions intercommunautaires et des accords de paix obtenus à l’arrachée entre protagonistes réticents. Elles exigent un investissement accru dans des modalités alternatives de résolution des conflits, notamment dans la médiation. Elles nécessitent également des capacités de sécurisation des villes bien plus proches du travail de la police que de celui des Forces armées. Il serait donc judicieux qu’Ottawa ne définisse pas son réengagement dans le maintien de la paix onusien uniquement en termes militaires. Les capacités civiles sont essentielles au succès des missions de paix contemporaines, et le Canada peut faire une contribution notable grâce à son expérience en médiation (que reflète notamment le nombre de Canadiens ayant fait partie de l’équipe volante d’experts en médiation de l’ONU) et la longue expérience de déploiement de corps policiers, acquise entre autres Haïti.

Le Mali ou la République centrafricaine ?

Point névralgique du Sahel et pays francophone avec lequel le Canada a des relations de longue date sur le plan diplomatique et commercial ainsi qu’en matière d’aide au développement, le Mali est souvent considéré comme un lieu de prédilection pour le réengagement canadien dans le maintien de la paix. Il rappelle l’Afghanistan à certains égards. Pour plusieurs, la présence de djihadistes, les dynamiques de radicalisation et la lutte contre le terrorisme font du Mali la suite logique de l’expérience afghane, qui a été formatrice pour les troupes canadiennes pendant les quinze dernières années. L’engagement dans une région où sont présents des alliés traditionnels du Canada, tels que les États-Unis, la France et d’autres pays européens, et la proximité d’autres pays francophones de l’Afrique de l’Ouest constituent d’autres critères rassurants pour Ottawa.

Ces similarités cachent toutefois d’importantes différences et une situation plus complexe. Au Mali, la dimension islamiste se greffe sur des problèmes politiques et socioéconomiques inter-maliens ayant déjà fait l’objet de plusieurs tentatives de résolution qui ont échouées, en raison, entre autres, d’un manque de volonté de la part des autorités étatiques. Si la mission de l’ONU au Mali, la MINUSMA, qui a connu de lourdes pertes, a assurément un rôle à jouer dans la stabilisation du pays, la solution doit néanmoins être politique d’abord. Dans un contexte où le processus de paix piétine et entraîne la résurgence de groupes radicaux, le risque d’enlisement est réel. Compte tenu de la multitude d’acteurs régionaux et internationaux déjà impliqués dans la gestion de la crise, la valeur ajoutée d’un engagement canadien ne semble pas évidente.

Bien qu’à première vue plus éloignée des intérêts canadiens, la République centrafricaine pourrait être une autre option pour un réengagement canadien. La mission de l’ONU en République centrafricaine, la MINUSCA, a comme priorité la protection des civils aux prises avec des cycles récurrents de violence intercommunautaire. Dans la mise en œuvre de son mandat, elle fait face à d’énormes défis technologiques associés à la géographie du pays et à l’absence quasi totale d’infrastructures routières entre la capitale et la périphérie. La dissolution des Forces armées centrafricaines et l’absence de forces de sécurité intérieure compliquent également son action.

Dans un tel contexte, l’envoi d’un bataillon d’intervention rapide serait une option si on a établi un tel besoin et si la mission ne dispose pas suffisamment de moyens à cet égard. Au-delà, le déploiement de corps policiers canadiens serait avantageux pour le Canada. Premièrement, la police canadienne, dûment formée, est en mesure de reconnaître le rôle important que joue l’insécurité communautaire dans les dynamiques de conflits. Deuxièmement, l’envoi de policiers pour aider au rétablissement de l’ordre soulignerait l’importance d’éviter une militarisation de la sécurité nationale. Troisièmement, les corps de police canadiens sont aussi formés et sensibilisés aux questions de genre, les violences et abus sexuels étant l’une des dimensions de l’insécurité en Centrafrique. Dans la mesure où la MINUSCA explore une implication accrue dans le soutien aux processus de médiation locale à l’échelle du pays, le Canada apporterait également un appui précieux. En choisissant la République centrafricaine, malgré la complexité de ce théâtre d’intervention, le réengagement canadien pourrait faire une différence et permettre à la MINUSCA de pleinement remplir son mandat. Cette option semblerait, de prime abord, relativement moins coûteuse pour Ottawa sur le plan politique.

Alors qu’il a fait du réengagement au sein des missions de paix de l’ONU un argument central de son discours de politique étrangère au pays et à l’étranger, notamment en vue d’obtenir un siège non permanent au Conseil de sécurité en 2020, le gouvernement Trudeau se doit désormais de passer de la parole aux actes. Reste à savoir comment il parviendra à concilier sa promesse avec les différentes contraintes qui pèsent sur lui. À vouloir plaire à tout le monde, le risque est grand de ne satisfaire personne.

Cet article fait partie du dossier Réinventer le rôle du maintien de la paix.

Photo : La Presse canadienne / Hussein Malla


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Marie-Joëlle Zahar
Marie-Joëlle Zahar est directrice du Réseau de recherche sur les opérations de paix (ROP) et professeure au Département de science politique de l’Université de Montréal.
Sarah-Myriam Martin-Brûlé
Sarah-Myriam Martin-Brûlé est professeure au Département de politique et d’études internationales à l’Université Bishop’s et membre du Réseau de recherche sur les opérations de paix (ROP).
David Morin
David Morin est vice-doyen de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Sherbrooke, et professeur à l’École de politique appliquée. Il est aussi membre du Réseau de recherche sur les opérations de paix (ROP).

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