Le maintien de la paix est fondamentalement une entreprise collective, basée sur la bonne volonté des États et la coïncidence des intérêts particuliers et internationaux. En ce sens, l’objectif de renforcer les « engagements conjoints » et d’adopter une « nouvelle approche axée sur les partenariats » de la Réunion des ministres de la Défense des pays participant aux missions de paix, qui a eu lieu cette semaine à Vancouver, semble aller de soi. En réalité, pourtant, cette préoccupation est éminemment contemporaine, en raison de la fragmentation grandissante de l’engagement collectif.

Depuis près d’une décennie maintenant, le nombre de Casques bleus déployés se maintient tout près de 100 000 soldats et policiers. À ceux-ci s’ajoutent les Casques verts des opérations conduites par les États et par les organisations régionales, en particulier de l’Union africaine et de ses organisations subrégionales affiliées, ainsi que de l’Union européenne (UE) et de l’OTAN, entre autres. Ces acteurs alternatifs à l’ONU ont pris le devant de la scène à partir du milieu des années 1990, notamment dans les Balkans, marginalisant temporairement les Casques bleus. L’explosion des demandes d’intervention et le processus de réformes entrepris par l’ONU ont néanmoins replacé l’organisation au centre de la gestion des crises à partir du début des années 2000, sans pour autant écarter les nouveaux protagonistes. En effet, les opérations de maintien de la paix combinent aujourd’hui des initiatives de tous ces acteurs, qui prennent en charge des mandats complexes. On assiste ainsi à un certain partage des rôles, selon des configurations très variables. À titre d’exemple, en République centrafricaine, l’ONU a pris le relais d’une succession de missions mises sur pied par des organisations africaines. L’UE a fourni un soutien financier et la France une assistance logistique, mais les deux ont aussi déployé en parallèle leurs propres opérations. Pour constater la complexité des interventions de paix contemporaines, il suffit de jeter un coup d’œil à une carte des opérations de paix.

L’ONU cherche à s’adapter à la nouvelle réalité en jouant un double rôle : celui  de commandant de missions de Casques bleus et celui de facilitateur de l’engagement d’autres acteurs.

Composées de manière ad hoc, négociées à la pièce, les opérations de paix contemporaines sont ainsi devenues des assemblages complexes fondés sur des partenariats multiples. Bien que les acteurs alternatifs obtiennent généralement le soutien du Conseil de sécurité, les problèmes de cette coopération sont évidents. L’ONU cherche à s’adapter à cette nouvelle réalité en jouant un double rôle : celui de commandant de missions de Casques bleus et celui de facilitateur de l’engagement d’autres acteurs. C’est en particulier le cas en Afrique, où se concentrent à l’heure actuelle les activités de l’ONU et 87 % des effectifs de Casques bleus.

La coordination des contributions (humaines, logistiques, financières, techniques, etc.) représente un délicat ballet diplomatique où l’on cherche à lier mandat et ressources. En effet, leur correspondance est cruciale à la réussite de chaque mission, comme l’a démontré par le passé la gestion difficile des conflits armés dans l’ancienne Yougoslavie. Il paraît évident que le succès d’une opération de paix repose sur l’adéquation des moyens et des fins, mais la fragmentation des participations et les nombreuses restrictions posées à l’engagement collectif rendent cet arrimage extrêmement ardu. D’autant plus que les situations d’intervention sont très complexes, d’un point de vue tant sécuritaire que politique, et qu’elles sont susceptibles d’évoluer rapidement. Cette instabilité potentielle requiert une capacité de réaction rapide, qui est à l’opposé du modèle onusien actuel. À plusieurs occasions, des acteurs régionaux ont accepté de pallier ce handicap en fournissant une force d’appoint, ce que notamment l’UE a fait en Afrique. Cette complémentarité est pourtant loin d’être parfaite et, en réalité, l’ONU dépend du bon vouloir des acteurs qui détiennent les capacités convoitées.

D’une part, la multiplicité des contributions permet à l’ONU de rassembler les capacités et les ressources nécessaires à ses missions. D’autre part, la farouche volonté des acteurs de préserver leur autonomie rend plus difficile la mise sur pied d’interventions optimales. Car les États s’engagent volontairement à déployer des contingents de militaires ou de policiers dans le cadre des missions onusiennes, et ils conservent leur droit de décision finale quant au moment et au lieu du déploiement. À titre d’exemple, en 2016, le Canada a mis à la disposition de l’ONU des effectifs de 600 militaires et 150 policiers ; pourtant, un an plus tard, ceux-ci n’ont toujours pas été déployés, en dépit de la forte demande de contingents francophones. Depuis plusieurs années déjà, la contribution du Canada est largement symbolique ; il néglige en effet les missions de maintien de la paix au profit des activités de l’OTAN (en Afghanistan et, plus récemment, dans les pays baltes).

Ainsi, le Canada n’apporte actuellement aucune contribution substantielle aux opérations des Casques bleus. Les quelques soldats ou officiers canadiens stationnés en République démocratique du Congo (8), à Chypre (1), au Soudan du Sud (9), au Moyen-Orient (4) et en Colombie (2) lui permettent d’avoir une présence sur le terrain sans s’engager réellement. Il s’agit d’une pratique très courante : par exemple, la mission de l’ONU pour la stabilisation de la République démocratique du Congo est composée de 18 000 Casques bleus appartenant à 58 pays, mais 6 États (Afrique du Sud, Bangladesh, Inde, Népal, Pakistan et Uruguay) fournissent à eux seuls 67 % du contingent. Trois autres États déploient de 800 à 1 000 Casques bleus, 6 en envoient de 200 à 500, alors que 43 (dont le Canada) contribuent avec 1 à 199 militaires.

En fait, le Canada est loin d’être le seul cancre pour ce qui est du maintien de la paix ; les États développés ne fournissent en effet qu’une infime proportion des Casques bleus. La majorité des ressources humaines proviennent des États d’Asie du Sud et d’Afrique. À l’heure actuelle, sur un total de 134 États contributeurs en effectifs militaires et policiers, 6 ont déployé plus de 5 000 Casques bleus, soit l’Éthiopie, le Bangladesh, l’Inde, le Pakistan, le Rwanda et le Népal.

Toutefois, le Canada est le 9e contributeur au budget du maintien de la paix, après les États-Unis — qui financent plus du quart du budget total —, la Chine, le Japon, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, la Russie et l’Italie. La plupart des principaux pays subventionnaires ne fournissent pas de contingents importants de Casques bleus. La Chine est sans doute l’exception : elle est à l’heure actuelle le 11e pays contributeur de troupes (avec 2 654 militaires). Par ailleurs, plusieurs pays européens se sont réengagés dans les missions de paix de l’ONU depuis 2006, principalement au Liban (Irlande, Italie, Espagne, Finlande, France, etc.) et au Mali (Allemagne, Pays-Bas, Suède).

En somme, la mise sur pied d’une intervention de paix ressemble à l’un de ces meubles à « assembler soi-même » : l’ONU doit souvent composer avec des segments tout faits (fournis par les organisations régionales, les États ou les coalitions d’États) et y fixer des pièces qui permettront à l’édifice de tenir. Elle y arrive avec un succès assez remarquable dans les circonstances. D’autant que les Casques bleus sont de plus en plus souvent chargés par le Conseil de sécurité de gérer des conflits armés complexes qui se prolongent dans le temps. C’est le constat qu’a fait aussi le Groupe indépendant de haut niveau chargé d’étudier les opérations de paix des Nations unies dans son rapport de 2015 : « L’écart se creuse de toute évidence entre ce qui est demandé aujourd’hui aux opérations de paix et ce qu’elles sont en mesure de fournir. » En d’autres termes, la perpétuation du modèle actuel de gestion des conflits, qui repose sur un partage informel des rôles et une décentralisation des moyens, exige une participation accrue de tous. C’est pourquoi le Canada doit joindre l’acte à la parole. En agissant en dilettante, organisant cette réunion de haut niveau sans s’engager concrètement, il mine sa crédibilité et son influence auprès de l’ONU et de l’ensemble des partenaires du maintien de la paix.

Cet article fait partie du dossier Réinventer le rôle du maintien de la paix.

Photo : La Presse canadienne / Souleymane AG ANARA


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Kathia Légaré
Kathia Légaré a récemment obtenu un doctorat en science politique de l’Université Laval. Elle s’intéresse à la gouvernance internationale de la gestion des crises et des conflits, plus particulièrement à ses implications pour les sociétés hôtes.

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