Il faut prendre garde de ne pas surinterpréter les résultats de l’élection présidentielle américaine. Après tout, plus d’électeurs ont voté pour Hillary Clinton que pour Donald Trump, et un plus grand nombre d’Américains encore s’est tout simplement abstenu (presque 100 millions de personnes, ou 54 % des électeurs). Comme le montre la figure ci-dessous, la victoire de Trump reflète davantage l’incapacité de Clinton à mobiliser l’électorat démocrate qu’un sursaut spectaculaire du vote républicain engendré par la campagne de Trump.

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Il ne faut donc pas exagérer les conclusions sur les ouvriers blancs en colère. En gros, les républicains ont voté pour le candidat républicain — en moins grand nombre que lors des deux élections précédentes —, et ils ont bénéficié de la tiédeur des démocrates pour leur candidate.

Il n’en reste pas moins que le pouvoir vient de changer de mains et que les États-Unis s’engagent définitivement dans une nouvelle direction. Dans un tweet lancé le 9 novembre, Mark Blyth, professeur de science politique à l’Université Brown, écrivait que l’élection de la veille marquait la fin d’une époque, celle du néolibéralisme dominant, et le début d’une nouvelle, portant le sceau du néonationalisme.

Blyth additionnait, on s’en doute, le vote britannique du mois de juin sur le Brexit et la victoire inattendue de Trump. Dans les deux cas, on trouve une réaction contre la mondialisation des échanges, une affirmation des frontières et du destin national, et une grande méfiance à l’égard de l’immigration et de la reconnaissance de la diversité. Donald Trump, Theresa May, mais aussi des dirigeants encore plus éloignés de l’éthos démocratique comme Victor Orban en Hongrie, Jaroslaw Kaczynski en Pologne, ou même Recep Tayyip Erdogan en Turquie, parlent tous au nom de la nation qui doit se protéger, de la manière forte s’il le faut, dans un monde foncièrement hostile.

Jusqu’à maintenant, ce néonationalisme demeurait le fait de démocraties nouvelles ou fragiles, telle que la Hongrie, ou de forces populistes de droite à la frange du système partisan, comme le Front national en France. Mais à l’élection de juin 2015 au Danemark, le Parti populaire est devenu le premier parti de la coalition de droite qui gouverne le pays. Et ce sont maintenant les deux grandes démocraties qui s’affichaient comme les figures de proue du néolibéralisme, le Royaume-Uni et les États-Unis, qui ont pris le virage.

Il n’est pas facile de définir le néolibéralisme, un concept utilisé à toutes les sauces depuis les années 1980. Mais on peut s’entendre pour y voir une préférence pour la rationalité économique et la logique du marché, tant sur le plan intérieur qu’en politique internationale. En principe, cette prédilection pour le marché encourageait un recul de l’État et de la redistribution. En pratique, les inégalités ont augmenté, mais l’État n’a pas régressé autant qu’on le pense. Le néolibéralisme, en effet, n’a jamais été une simple politique de retour en arrière. Le combat des femmes pour l’égalité, par exemple, s’est largement déployé dans un monde néolibéral sans y rencontrer d’obstacles incontournables. D’un point de vue néolibéral, l’accès des femmes au marché du travail était même une bonne nouvelle.

Dans un article maintenant classique, paru en 1982, le politologue américain John Gerard Ruggie parlait d’un « libéralisme encastré » pour expliquer comment le libéralisme des années d’après-guerre, qui favorisait le libre-échange sur le plan international, se combinait assez harmonieusement avec le développement de l’État-providence, ce dernier offrant les garde-fous et les contreparties qui rendaient l’élimination graduelle des barrières tarifaires acceptable, et donc possible.

De façon un peu semblable, on pourrait dire qu’il y a eu une sorte de néolibéralisme encastré à la fin du 20e et au début du 21e siècle, qui combinait l’amplification de la mondialisation avec le maintien, dans l’ensemble, de l’État-providence, ainsi qu’avec des orientations politiques permettant des gains symboliques et matériels pour les femmes et les minorités. C’est ce double visage du néolibéralisme qui se révélait quand Hillary Clinton récoltait des appuis à la fois sur Wall Street et parmi les pauvres, les femmes et les différents groupes minoritaires. Et c’est cette formule politique que Donald Trump vient de faire éclater.

Des esprits simples pourraient voir dans cette présidentielle une victoire du « peuple » contre les « élites », le « peuple » souhaitant réaffirmer les bonnes vieilles hiérarchies et les prérogatives nationales. Mais pour tenir ce raisonnement, il faudrait ranger les millionnaires républicains du Sénat parmi le peuple et faire accéder les femmes hispaniques qui font le ménage dans les hôtels de Las Vegas au cénacle des élites.

Ce que l’on trouve plutôt, c’est une recomposition des forces de droite. Une partie de la droite, en effet, remet de plus en plus en question la logique mondialisée des marchés, et avec elle la politique de la diversité, au nom de l’intérêt national et d’un passé plus monochrome, qu’on aime imaginer plus heureux. Il s’agit de rendre le pays « great again ». Les néonationalistes de droite partagent avec les néolibéraux une antipathie pour les taxes et la redistribution, mais ils récusent l’ouverture à la diversité et ne se soucient pas autant de la rationalité économique, ou même de la rationalité tout court. Les faits et la science n’ont plus d’importance. Face aux changements climatiques, par exemple, il suffit de nier le problème et de relancer la production de charbon. Et le racisme n’est jamais loin.

Largement réconcilié avec la mondialisation et enthousiaste quant à la politique de la diversité, le centre gauche ne s’inscrit pas spontanément dans la veine néonationaliste. Bernie Sanders a toutefois montré qu’une partie de la gauche bouge aussi, en mettant en avant une vision plus critique de la mondialisation économique, combinée avec un appel à davantage de générosité et de redistribution.

La montée de populismes de droite critiques à l’égard de la mondialisation et du multiculturalisme force les grands partis sociaux-démocrates à revoir leur positionnement. La pire façon de le faire serait de rejoindre cette droite sur le terrain des angoisses identitaires. La gauche, écrivait Paul Mason dans le Guardian du 9 novembre, n’a pas à se « reconnecter » avec des électeurs racistes ou misogynes. Qu’est-ce qu’on devrait faire, demande-t-il, pousser nos frères et sœurs noirs sous un autobus ? La gauche contemporaine doit au contraire refonder et consolider une large coalition, critique devant l’héritage déficient de décennies de néolibéralisme, sur le plan des inégalités et des services publics notamment, mais ouverte, multiple et progressiste. L’électorat existe pour une telle coalition. Après tout, c’est encore Hillary Clinton qui a récolté le plus de votes.

La meilleure nouvelle de ces dernières semaines de grisaille nous est venue de la Wallonie. Sensible aux préoccupations de ses électeurs face à la mondialisation, le ministre-président et leader du Parti socialiste Paul Magnette a mis les freins avec panache avant d’accepter l’accord de libre-échange avec le Canada. Dirigeant d’une petite nation pas tout à fait souveraine, Magnette savait qu’il n’avait pas le pouvoir de renverser la vapeur. Mais il a articulé une position courageuse et lucide, forçant une reconnaissance des enjeux démocratiques sous-jacents à l’entente avec le Canada. Magnette a ainsi fait la démonstration qu’il est possible, à gauche, de questionner les paramètres de la mondialisation tout en maintenant une posture progressiste et démocratique.

Mais en attendant, ce sont les néonationalistes de droite qui détiennent le pouvoir. Et les dégâts risquent d’être importants.

Cet article fait partie du dossier L’élection présidentielle aux États-Unis.

Photo : Shutterstock / rSnapshotPhotos

 


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Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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