L’enthousiasme avec lequel le Canada a accueilli la victoire de Joe Biden ne devrait pas empêcher Ottawa de tirer toutes les leçons en matière de politique étrangère des quatre années de l’administration Trump. En effet, ce serait un manque de vision et un signe de dépendance stratégique que la diplomatie canadienne prenne pour acquis que « l’Amérique est de retour », comme l’a annoncé Joe Biden.  Car l’unilatéralisme et l’agressivité qui ont caractérisé la politique étrangère de Washington ont exposé la faiblesse structurelle de l’Alliance atlantique et élargi les lignes de fracture du système international déjà malmené par les luttes hégémoniques entre les grandes puissances.

Tirer des enseignements du passé

L’ère Trump a montré à de nombreuses occasions que le programme politique d’un pays et le destin du monde international reposent en grande partie sur les idées que défendent les chefs d’État, particulièrement ceux à la tête des grandes puissances. Ce qui devrait conduire le Canada à réorienter sa politique étrangère en tenant compte non seulement des alliés, mais aussi de l’instabilité et de la fragmentation idéologique et normative du système international.  Un multilatéralisme qui manque de prévoyance et entraîne une dépendance se traduit par une absence de souveraineté en matière de politique étrangère. C’est très exactement le premier enseignement que le Canada et ses alliés européens doivent tirer du passage de Donald Trump à la Maison-Blanche. Surtout que les résultats de l’élection américaine nous montrent que persistent les conditions sociales, économiques et politiques qui ont conduit le milliardaire républicain au pouvoir en 2016. Quant au programme de Joe Biden en matière de politique étrangère, il porte à croire que les démocrates ne renoueront pas sans prudence avec l’idée d’une mondialisation enchantée.

Certes, il y aura un retour de l’Amérique sur la scène internationale sous la forme d’une relance du multilatéralisme. Mais ce réengagement américain dans le train du monde ne sera qu’une reconquête de son influence et de son rayonnement. C’est pourquoi le Canada doit avoir une stratégie diplomatique autonome et adaptée à la réalité des rapports de force à l’échelle mondiale. Car les turbulences que traverse le monde depuis les attentats du 11 septembre 2001 se sont considérablement intensifiées ces quatre dernières années  en raison de plusieurs stratégies américaines, notamment l’approche « l’Amérique d’abord », la remise en cause de certains traités sur le désarment nucléaire, le retrait de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, la guerre commerciale et technologique avec Pékin, et l’hostilité grandissante à l’égard des institutions internationales. S’y sont ajoutés d’autres bouleversements comme le repositionnement spectaculaire de la Russie au Moyen-Orient et en Afrique, l’attitude belliqueuse de la Turquie, la montée de ce qu’on appelle les démocraties illibérales, le terrorisme au Sahel ainsi que le retard dans l’atteinte des objectifs du Millénaire pour le développement.

Mais ce réengagement américain ne sera qu’une reconquête de son influence et de son rayonnement. C’est pourquoi le Canada doit avoir une stratégie diplomatique autonome et adaptée à la réalité des rapports de force à l’échelle mondiale.

C’est toute la structure normative, institutionnelle et politique du système international qui s’est trouvée lourdement fragilisée par la politique étrangère de Trump et les réactions qu’elle a suscitées de la part de Pékin et de Moscou. De la paix à la sécurité internationale, en passant par la lutte contre les changements climatiques et les problèmes de justice globale, le programme de Washington a accentué le dérèglement du monde international et confronté ses alliés à leurs faiblesses. Il a montré aussi que la mondialisation n’a pas entraîné l’érosion de la souveraineté des États, du moins de ceux qui contrôlent et définissent les règles du jeu de la coopération internationale.

D’un point de vue stratégique, le Canada devrait donc retenir que le poids et l’influence d’un État au sein du système international dépendent de leviers internes et de l’image que cet État veut projeter à l’échelle mondiale. Pour bâtir son influence, un État n’a pas besoin de faire du multilatéralisme un objectif de sa politique étrangère. Le multilatéralisme doit demeurer un cadre d’action dans lequel peuvent s’inscrire ses engagements diplomatiques.

Se donner les moyens de la puissance

Ainsi, les difficultés rencontrées sous l’ère Trump devraient être le point de départ pour l’élaboration d’une politique étrangère capable de défendre, de manière autonome, l’intérêt national du Canada et, en même temps, de relever les défis liés à la sécurité et à la justice mondiale. Pour ce faire, deux axes de réflexion se présentent, l’un sur le plan national, l’autre sur le plan international.

Sur le plan national, il s’agira de repenser les institutions politiques et juridiques canadiennes de manière à ce que les intérêts canadiens dans le monde ne soient pas pris au piège de la lutte hégémonique entre les grandes puissances. L’affaire Huawei, au-delà de la problématique de la séparation entre le politique et le juridique, est une preuve de la vulnérabilité internationale du Canada. Ce litige ainsi que d’autres événements montrent les conséquences de l’extraterritorialité du droit américain, celui-ci étant devenu une stratégie d’influence et une arme de guerre économique des États-Unis pour défendre leurs intérêts.

Il est temps que le Canada se dote de mécanismes juridiques et politiques efficaces pour contrer l’usage du droit comme instrument de puissance par Washington. Sinon, le Canada sera condamné à la diplomatie de suivisme comme ce fut le cas dans la crise politique au Venezuela et même dans le dossier iranien. Le Canada devrait détacher son identité internationale des engagements américains dans le monde sans pour autant souscrire à une stratégie unilatérale.

Il est temps que le Canada se dote de mécanismes juridiques et politiques efficaces pour contrer l’usage du droit comme instrument de puissance par Washington. Sinon, le Canada sera condamné à la diplomatie de suivisme comme ce fut le cas dans la crise politique au Venezuela et même dans le dossier iranien.

En se donnant à l’interne les moyens de sa politique étrangère, le Canada pourrait, à l’échelle internationale, renforcer ses engagements en matière de sécurité internationale et de justice globale. Sur ce plan, la diplomatie canadienne pourrait prendre l’initiative de se réapproprier le principe de la responsabilité de protéger ― ce grand legs de l’ancien secrétaire général des Nations unies Kofi Annan ― et lui donner une traduction politique et institutionnelle. Il pourrait ainsi créer, au sein du ministère des Affaires mondiales, un groupe d’experts canadiens qui se consacrerait exclusivement à la problématique des conflits armés et à la lutte contre l’extrême inégalité dans le monde. Les observations de ces experts  permettraient au Canada, par exemple, d’engager des actions diplomatiques dans la guerre actuelle en Éthiopie ou de mettre à profit l’expertise canadienne en matière d’organisation institutionnelle pour aider les pays de l’Afrique de l’Ouest à mieux gérer et redistribuer les bénéfices issus de l’exploitation des ressources naturelles.

Rien n’empêche par ailleurs que l’évaluation de la situation conduise le gouvernement fédéral à réorienter sa stratégie en fonction des pays disposés à créer les conditions d’un monde juste et sécuritaire. L’important est que le Canada ne fasse pas du multilatéralisme une condition essentielle à la satisfaction de ses obligations en matière de sécurité et de justice internationale. Le Canada peut devenir une grande puissance. Il lui suffit de mettre ses ressources intellectuelles, politiques, économiques et technologiques au service d’un monde plus juste et sécuritaire.

Cet article fait partie du dossier L’élection présidentielle américaine de 2020.

Photo : Joe Biden, alors vice-président sortant des États-Unis, et le premier ministre Justin Trudeau dans le hall d’honneur sur la colline parlementaire à Ottawa, le 9 décembre 2016. Joe Biden a été élu président des États-Unis en novembre 2020 et remplacera le républicain Donald Trump à la tête du pays en janvier 2021. La Presse canadienne / Patrick Doyle.

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Amadou Sadjo Barry
Amadou Sadjo Barry est professeur de philosophie au Cégep de Saint-Hyacinthe. Spécialisé en éthique des relations internationales et en politiques de développement, il s’intéresse aussi aux questions de la diversité ethnoculturelle. Il vient de publier Essai sur la fondation politique de la Guinée (éditions L’Harmattan).

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