Depuis près d’un an, les agences de placement de personnel font régulièrement les manchettes. Il a notamment été question de l’opportunisme de certaines d’entre elles qui auraient profité des contrats dans le secteur de la santé et des services sociaux pour s’enrichir. Beaucoup ont également souligné leur rôle dans la propagation de la COVID-19 au sein des établissements de soins, compte tenu des mouvements de personnel souvent inhérents au mode de fonctionnement de ces agences.

Outre le secteur de la santé et des services sociaux, les agences de placement sont notamment présentes dans le secteur de la transformation alimentaire et du ravitaillement des commerces de détail. Plusieurs de ces entreprises ont recours à des agences pour combler des besoins permanents de main-d’œuvre, et pas uniquement pour pourvoir à un besoin ponctuel. L’importance des fonctions assumées par ces travailleurs et ces travailleuses sur le plan sociétal a été révélée au grand jour au cours de la dernière année, ces secteurs ayant été jugés essentiels.

Pourtant, le personnel de ces agences ne jouit pas toujours d’une pleine protection. Bien que, sur le plan formel, les personnes qui le composent ne soient pas exclues des mesures de protection prévues par le droit du travail, l’inadéquation structurelle entre les lois du travail et l’organisation de la production en réseaux en prive plusieurs de l’accès à la syndicalisation et aux mesures de protection prévues par ces lois.

Les normes du travail

Selon Statistique Canada, pour la période de 2001 à 2011, les revenus d’exploitation des agences ont doublé au Canada, passant de 5,1 à 10,6 milliards de dollars ; au Québec, ils sont passés de 0,8 à 1,3 milliard de dollars. Sur le plan sociodémographique, les personnes issues de l’immigration sont surreprésentées parmi les travailleurs d’agence. Selon le recensement de 2016, 36 % des travailleurs sur l’île de Montréal sont des personnes immigrantes, alors que cette proportion s’élève à 55 % chez les travailleurs d’agence. Ces personnes issues de l’immigration sont plus susceptibles de méconnaître les lois et les institutions qui encadrent leurs activités au travail.

Au cours des dernières années, plusieurs provinces canadiennes ont introduit des normes visant à encadrer les agences de placement et à accroître la portée des mesures de protection accordées au personnel de ces agences. Le Québec a tardé à le faire.

Au cours des dernières années, plusieurs provinces canadiennes ont introduit des normes visant à encadrer les agences de placement et à accroître la portée des mesures de protection accordées au personnel de ces agences. Le Québec a tardé à le faire. Ce n’est qu’en juin 2018 qu’une réforme de la Loi sur les normes du travail (LNT) a établi de nouvelles protections à leur égard, introduisant notamment deux mesures phares. La LNT prévoit désormais ceci : « L’agence de placement de personnel et l’entreprise cliente qui, dans le cadre d’un contrat avec cette agence, recourt aux services d’un salarié sont solidairement responsables des obligations pécuniaires fixées par la présente loi ou par les règlements. » La responsabilité solidaire prévue ne touche donc que le salaire et d’autres indemnités pécuniaires indiquées dans la LNT. La loi ajoute également une norme en matière d’égalité de traitement : elle interdit désormais formellement à une agence de placement d’accorder à une personne salariée un salaire inférieur à celui consenti par l’entreprise cliente aux personnes embauchées directement qui effectuent les mêmes tâches dans le même établissement (art. 41.2).

Par ailleurs, le Règlement sur les agences de placement de personnel et les agences de recrutement de travailleurs étrangers temporaires (ci-après le « Règlement sur les agences »), entré en vigueur en janvier 2020, propose une première définition législative des agences de placement. Il oblige également ces dernières à obtenir un permis pour mener ou poursuivre leurs activités, et précise les conditions de délivrance et de renouvellement du permis. Les agences doivent désormais fournir un cautionnement de 15 000 dollars.

Ainsi, le Règlement sur les agences et les modifications apportées à la LNT constituent un premier pas pour mieux protéger les travailleurs d’agence. Mais il semble que ce soit une œuvre, somme toute, inachevée. Le Règlement sur les agences au Québec prévoit qu’une agence de placement de personnel ne peut empêcher un travailleur d’être embauché directement par l’entreprise cliente au-delà d’une période de six mois suivant le début de son affectation. Cela signifie que, contrairement à ce qui prévaut en Ontario et au Manitoba, une agence est autorisée à empêcher contractuellement une personne salariée d’accepter un emploi chez l’entreprise cliente dans les six premiers mois de son affectation. Or de telles restrictions à la mobilité professionnelle des personnes salariées ne sont pas sans conséquence sur la capacité de celles-ci à accéder à des postes qui offrent de meilleures conditions de travail.

La santé et la sécurité au travail

La pandémie de COVID-19 a permis de mettre en lumière d’autres déficits au chapitre de la protection des travailleurs et des travailleuses d’agence. En effet, la législation en vigueur peine à assurer une protection effective de la santé et de la sécurité des travailleurs d’agence. En 2016 déjà, le Rapport du directeur de santé publique de Montréal sur la santé et la sécurité de ces travailleurs soulignait le « flou » important qui règne à cet égard.

La tendance des employeurs à faire effectuer les travaux les plus pénibles et les plus dangereux par des travailleurs d’agence, le manque de formation et d’information de ceux-ci, le roulement du personnel des agences et la désorganisation expliquent le degré élevé de risque dans ce secteur.

Il importe de souligner que les agences sont un secteur où le degré de risque est considéré comme élevé et extrême, selon la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). Le risque de lésion dans le secteur des agences est environ trois fois et demie supérieur à celui des autres industries (14,1 contre 3,8 %). La tendance des employeurs à faire effectuer les travaux les plus pénibles et les plus dangereux par des travailleurs d’agence, le manque de formation et d’information de ceux-ci, le roulement du personnel des agences et la désorganisation qui guette tout milieu de travail « fissuré » où se côtoient des travailleurs relevant juridiquement de plusieurs employeurs expliquent le degré élevé de risque dans ce secteur. L’actuel régime québécois de la santé et de la sécurité du travail permet l’existence d’un modèle d’affaires basé sur l’externalisation des risques, au détriment de la santé et de la sécurité des travailleurs. Force est de constater que les modifications apportées à la LNT en 2018 n’ont pas permis de changer cette situation de façon significative.

Si c’est l’agence de placement temporaire qui recrute les personnes salariées et les affecte à une entreprise cliente, ce sont en grande partie les entreprises clientes qui, dans les faits, profitent du travail effectué. Il faut donc s’assurer qu’elles sont aussi tenues responsables, lorsque les circonstances l’imposent, des droits et des obligations que prévoit la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST).

D’une part, il est essentiel d’interdire formellement et explicitement le transfert contractuel d’obligations prévues par la LSST. Dans certains contrats liant les agences et les entreprises clientes, c’est l’agence qui sera responsable des obligations qui pourraient normalement incomber à l’entreprise cliente. D’autre part, il importe de préciser que les responsabilités en matière de santé et de sécurité du travail incombent à l’agence en tant qu’employeur, mais également à l’entreprise cliente. Pour ce faire, la LSST doit explicitement prévoir une règle non équivoque établissant que l’entreprise cliente et l’agence sont coresponsables de toutes les obligations que prévoit la loi.

L’Assemblée nationale étudie actuellement un projet de loi visant à moderniser le régime de santé et de sécurité du travail. Ce projet de loi titanesque modifie de façon importante les deux lois qui constituent le socle de ce régime, soit la Loi sur la santé et la sécurité du travail, qui porte sur la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles, et la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, qui a pour objet la réparation des lésions professionnelles et des conséquences qu’elles entraînent. Or ce projet de loi ne propose aucun changement susceptible de mieux protéger les travailleurs et les travailleuses d’agence, et ce, malgré les ratés que la COVID-19 a mis en lumière.

Au cours des dernières années, la quête de flexibilité des entreprises, la mise en place de structures organisationnelles transnationales et décentralisées ainsi que l’accélération des transformations technologiques ont profondément bouleversé l’organisation du travail. Les agences de placement constituent un exemple emblématique de cette réorganisation. Il est indispensable que les lois du travail soient ajustées en conséquence.

Nous tenons à remercier nos collègues Jean Bernier, Katherine Lippel et Guylaine Vallée pour leur contribution à cette réflexion.

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Dalia Gesualdi-Fecteau
Dalia Gesualdi-Fecteau est professeure au Département des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal.
Rachel Cox
Rachel Cox est professeure au Département des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal.

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