En 2012, 42,5 % des Canadiens âgés de 15 ans et plus déclaraient avoir consommé au moins une fois du cannabis au cours de leur vie (Rapports sur la santé), malgré la loi qui en interdit la consommation. L’usage de cannabis estime qu’environ 10 % des usagers pourraient développer une dépendance.

Dans un discours prononcé au siège des Nations unies à New York au mois d’avril dernier, la ministre fédérale de la Santé Jane Philpott a annoncé que son gouvernement déposera un projet de loi visant la légalisation du cannabis à des fins récréatives dès le printemps 2017. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une réelle surprise, puisque le chef du Parti libéral Justin Trudeau avait clairement indiqué durant la dernière campagne électorale son intention de légaliser le cannabis s’il était élu.

Il faut savoir que, contrairement à ce que l’on suppose, le cannabis n’a pas toujours été une substance prohibée au Canada. Ce n’est qu’au début du 20e siècle, en tentant de contrôler un ensemble de substances psychoactives, dont l’opium et l’alcool, que le gouvernement a mis le cannabis sur la liste des substances interdites.

De la prohibition à la légalisation

La figure ci-dessous présente les infractions liées aux drogues au Canada qui ont été rapportées par la police de 1993 à 2013.  Elle montre que leur nombre était près de 57 000 en 1993 et qu’il avait presque doublé en 2013, atteignant quelque 109 000 infractions (toutes drogues confondues), et ce, même si le taux de criminalité global avait constamment diminué. Cette augmentation s’explique principalement par le nombre d’arrestations liées au cannabis qui étaient fondées sur la simple possession de cette substance. Elles représentaient, en 2013, 54 % de l’ensemble des infractions rapportées, soit 58 965, et près de 80 % de toutes les infractions liées au cannabis.

 

Brochu figure

 

Près de 60 000 infractions par an liées à la simple possession de cannabis : c’est à la fois énorme et peu. C’est énorme, car près de 50 000 personnes risquent chaque année de se voir imposer une sentence pénale et un casier judiciaire du simple fait de posséder quelques joints. C’est peu, car nos analyses indiquent que ces personnes ne représenteraient que 1 à 2 % des Canadiens qui, lors des grandes enquêtes nationales sur le sujet ont affirmé avoir consommé du cannabis au cours d’une année (S. Brochu, N. Brunelle et C. Plourde, voir ci-dessus). Toutefois, plusieurs observateurs de cette scène témoignent d’un malaise devant des lois qui pénalisent davantage les personnes issues de couches sociales moins favorisées, qui n’arrivent pas à endiguer le nombre de consommateurs et qui font en sorte que les énormes profits du commerce de la drogue vont aux mains de groupes criminels, alors qu’aucun contrôle de la qualité des produits n’est effectué.

Dans la deuxième moitié du 20e siècle, il y a eu un débat soutenu sur la prohibition de consommer du cannabis à des fins récréatives et sur la nature du contrôle à exercer. Ainsi, trois comités canadiens avaient été mis sur pied afin de mieux comprendre l’ampleur du problème et d’envisager des solutions concrètes. Tous les trois ont recommandé des assouplissements aux lois ayant trait à l’usage de cannabis. Qu’il s’agisse du rapport de la Commission d’enquête sur l’usage des drogues à des fins non médicales (1973) ou, plus récemment, du rapport du comité sénatorial sur les drogues illicites (2002) et du rapport du comité parlementaire sur la consommation non médicale de drogues (2002), les conclusions se ressemblent : nos lois sont trop punitives et n’empêchent pas l’abus. Bien sûr, les recommandations divergeaient sur la nature précise des actions à entreprendre, certains rapports étaient en faveur de la décriminalisation, d’autres prônaient la légalisation, mais aucun ne soutenait le statu quo. Or le Canada l’a pourtant maintenu jusqu’aux élections de 2015.

Différents modèles de légalisation

La légalisation d’un produit signifie que sa production, sa distribution, sa possession et sa consommation sont autorisées selon certains critères. La mise en marché peut être confiée entièrement à l’État (comme c’est le cas habituellement pour l’alcool) ou au secteur privé (telle la distribution et la vente de tabac), qui doit alors respecter la réglementation.

Depuis novembre 2012, quatre États américains tout comme le district de Columbia ont opté pour la légalisation du cannabis à des fins récréatives et établi une réglementation à cet effet. Ainsi, le Colorado et l’Alaska permettent la culture personnelle (jusqu’à six plants) et la commercialisation, et autorisent des détaillants licenciés à vendre aux adultes (sur une preuve d’identité) jusqu’à 28 grammes de cannabis pour une consommation chez soi. L’État de Washington, selon un modèle légèrement différent, permet aussi l’achat d’un maximum de 28 grammes de cannabis auprès d’un détaillant licencié, mais seules les personnes qui l’utilisent à des fins thérapeutiques sont autorisées à cultiver leurs propres plants. À l’inverse, au district de Columbia, la vente au détail est réservée à l’usage thérapeutique, alors que pour l’usage récréatif, la personne doit faire pousser ses propres plants (maximum de trois plants en floraison en même temps). Enfin, l’Oregon a opté pour le modèle du Colorado, mais l’a mis en place graduellement : en 2015, une famille pouvait cultiver jusqu’à quatre plants, et depuis 2016, la vente au détail à des fins récréatives a été autorisée.

L’Uruguay a adopté en décembre 2013 une loi réglementant l’importation, la production, le stockage, la vente et la distribution de cannabis. Elle permet trois formes de culture : à la maison (jusqu’à six plants), en coopérative d’utilisateurs, ou sous licence pour la vente au gouvernement. Toutefois, devant une levée de boucliers de partisans de la prohibition et de nombreuses difficultés liées à l’application de la loi, elle a été suspendue jusqu’en 2015. Le cannabis produit commercialement devrait être vendu dans les pharmacies (un adulte ayant droit à 40 grammes par mois), mais au moment d’écrire ces lignes, aucune mesure n’est encore mise en place, et les consommateurs doivent donc cultiver leurs propres plants.

Vers une politique de santé publique

L’usage de substances psychoactives, que ce soit l’alcool, le tabac ou le cannabis, n’est pas sans risque. Une réflexion s’impose avant d’entreprendre une démarche de légalisation du cannabis. Quels sont les véritables objectifs du gouvernement canadien en légalisant le cannabis à des fins récréatives ?

Les énormes profits découlant de l’émission de permis et de la collecte de taxes pourraient faire paraître la légalisation comme une poule aux œufs d’or pour un gouvernement en quête de nouveaux revenus. En effet, la légalisation du cannabis au Colorado aurait rapporté 3,5 millions de dollars à cet État en un mois, selon le Huffington Post (11 mars 2014). Toutefois, ces profits ne doivent pas constituer le motif principal pour adopter une politique sur une substance psychoactive. Il faut prendre en compte les frais qu’entraîne la légalisation, et ils ne sont pas négligeables : la réglementation devra être précédée et accompagnée de campagnes de sensibilisation et d’information ; l’émission de permis d’exploitation devra faire l’objet de suivi par des inspecteurs bien formés ; l’accessibilité accrue aux produits devra être encadrée par des mesures adéquates et fonctionnelles, qui préviennent aussi les abus. La question du niveau de taxation sera au cœur des débats. Il faudra que les taxes soient suffisamment élevées pour couvrir les dépenses liées à la réglementation, mais suffisamment faibles pour que le produit soit compétitif par rapport au cannabis distribué sur le marché illégal. Par ailleurs, selon les principes de santé publique, le prix d’un produit ne doit pas descendre sous un seuil minimal, car il ne faut pas favoriser une augmentation de la consommation et éventuellement de l’abus.

Les groupes d’experts devront se pencher sur un éventail de questions concernant la réglementation. Faudra-t-il permettre la production personnelle ? Et, si oui, en quelle quantité et dans quelles conditions ? Doit-on autoriser l’extraction de résine du cannabis et sa transformation en produits dérivés (friandises, jus, etc.), et, si oui, quel devrait être le taux limite de tétrahydrocannabinol (THC), la substance psychoactive du cannabis ? Quelles restrictions faudra-t-il imposer en matière d’étiquetage, d’emballage et de publicité ? Qui sera autorisé à commercialiser et à vendre le cannabis ? Combien de permis de production, de transformation et de vente peut-on gérer efficacement ? Dans quels lieux sera-t-il permis de consommer ?

Prenons un exemple pour montrer la complexité des questions : l’âge légal de la consommation. On pourrait vouloir limiter l’accès au cannabis aux adultes de 25 ans et plus, de façon à en prévenir les effets nocifs chez les jeunes. Toutefois, les études de prévalence sont claires : ce sont les 16 à 25 ans qui sont actuellement les plus grands consommateurs de cannabis au Canada. En fixant l’âge légal à 25 ans, on laisserait cette part de marché aux groupes criminels. Les jeunes continueraient donc à consommer un produit de moindre qualité, et le milieu criminel poursuivrait le trafic de cannabis, car ses profits ne seraient que peu touchés.

En légalisant le cannabis à des fins récréatives, on reconnaît que son usage constitue davantage une question de santé qu’une infraction criminelle. En ce sens, la réponse du Canada aux questions soulevées tout au long de cet article doit s’appuyer sur les principes de santé publique. Les restrictions et contrôles seront nombreux. Certains consommateurs de longue date risquent d’être surpris par une légalisation qui, au lieu de leur donner plus de liberté, les soumettra à plusieurs règles et restreindra donc l’accès à leur substance.

Photo: Stock-Asso / Shutterstock.com

 


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Serge Brochu
Serge Brochu est directeur scientifique à Institut universitaire sur les dépendances et professeur émérite à l’École de criminologie de l’Université de Montréal. Ses recherches sont axées sur l’intervention auprès des personnes dépendantes, les relations entre drogues et crime, et les politiques relatives aux drogues. Il est coauteur, avec N. Brunelle et de C. Plourde, de Drogue et criminalité : une relation complexe (2016).

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