En cette froide soirée de novembre, l’étudiante en droit de 24 ans, Caitlin Tolley, s’adresse aux convives de la salle de bal du Château Laurier, alors qu’ils sirotent leur vin et dégustent les charcuteries, pour les appeler à honorer ce soir la relation avec le sol, l’eau et le peuple de ce territoire algonquin non cédé, occupé par Ottawa. Il s’agit d’une invitation à une réciprocité amicale et responsable, pour rappeler aux décideurs, universitaires, bureaucrates et politiciens venus assister au 12e Colloque annuel de la Fondation Pierre Elliott Trudeau que toute activité qui a lieu au pays doit tenir compte d’une relation respectueuse avec les territoires autochtones et les Premières Nations dont le Canada a la responsabilité.
C’est un message que les boursiers, lauréats et mentors autochtones de la Fondation s’efforcent de relayer, que la plupart des membres non autochtones de la Fondation appuient et que la Fondation elle-même endosse. Bien que ce message soit répété depuis des générations, le moment est spécialement opportun pour y prêter l’oreille. En effet, le Canada est en plein cœur d’un nouveau débat national sur les relations entre les autochtones et l’État, débat motivé en partie par le dépôt en mai 2015 du rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, qui qualifie sans détour de génocide culturel la politique des pensionnats du gouvernement. D’autre part, l’impact collectif du mouvement Idle No More, qui a éveillé voix et consciences un peu partout en 2012 et 2013, continue de dynamiser les discours et les initiatives d’autonomie gouvernementale dans les communautés autochtones du continent. Par ailleurs, la volonté d’établir des relations de nation à nation entre les peuples autochtones et l’État canadien est explicite dans les déclarations récentes du gouvernement actuel. Ces déclarations témoignent, en effet, d’une reconnaissance des enjeux tels que le besoin de réconciliation ou encore les violences coloniales structurelles qui ont donné lieu à la crise des 1 186 femmes, filles et personnes bispirituelles autochtones disparues ou assassinées au Canada au cours des 40 dernières années.
Dans le cadre de ses efforts, la Fondation a ajouté un nouveau volet au colloque de cette année, soit la présence de rapporteurs autochtones responsables d’exposer leur point de vue aux participants du colloque. Nous étions quatre : Caitlin Tolley (de la Première Nation Kitigan Zibi), Jesse Flowers (de Nunatsiavut), Aaron Mills (de la Première Nation Couchiching et de North Bay) et Zoe Todd (Métis d’Amiskwaciwâskahikan/Edmonton). Nous avons tous été invités à présenter nos commentaires à des moments précis au cours des deux journées et demie du colloque.
Dans sa présentation à titre de rapporteur, le statisticien Jesse Flowers a présenté ses réflexions quant aux défis liés aux analyses statistiques dans l’Inuit Nunangat depuis l’abandon, en 2010, du questionnaire détaillé de recensement. Il a incité les participants du colloque à considérer les relations entre les régions méridionales du Canada et le Nord comme sources d’investissement dans la région arctique, plutôt que comme un fardeau aux yeux des peuples colonisateurs. Il a énuméré les défis et réussites qui parsèment l’Arctique canadien, rappelant à l’auditoire de penser les relations avec le Nord sur le plan de la réciprocité et de la responsabilité. Caitlin Tolley a participé à l’ouverture du colloque en dansant sur un chant d’honneur, après avoir rappelé à l’auditoire tout le travail à venir pour que les peuples autochtones et non autochtones comprennent l’impact de l’occupation d’un territoire non cédé, tel que le territoire algonquin sur lequel s’est déroulé le colloque. L’intervention de Zoe Todd a porté sur sa relation avec le peuple, l’espace, l’ordre juridique et la pêche dans son territoire natal en Alberta, tandis qu’Aaron Mills a clos le travail des rapporteurs en invitant l’auditoire à réfléchir devant la vidéo musicale Echo My Soul réalisée par des jeunes de la Première Nation du lac Seul.
Ensemble, nous avons senti que nous apportions quelque chose de véritablement utile à la communauté, et les commentaires de plusieurs participants allaient en ce sens. Bien qu’il s’agisse d’une expérience à parfaire, comme l’est toute tentative visant à incorporer un nouvel élément à un colloque annuel, nous avons été en mesure de proposer un point de vue original issu d’un système de connaissances auquel la plupart des membres de la communauté de la Fondation Pierre Elliott Trudeau n’ont habituellement pas accès. Cela veut dire, par ailleurs, que nos messages étaient parfois bien différents du discours général véhiculé pendant le colloque. Cela dit, nous accueillons favorablement le nouveau leadership qu’assume ici la Fondation, et nous incitons d’autres institutions qui s’intéressent aux grands défis sociaux du Canada à en suivre l’exemple. Nous tenons à préciser, ici, que nous avons particulièrement apprécié la façon de procéder de la Fondation. En effet, tout en s’intéressant à la question des relations entre les Autochtones et les nouveaux arrivants au Canada, la Fondation n’a pas eu la prétention d’imposer sa propre vision du dialogue qu’elle souhaite mettre en place, pas plus qu’elle ne définit ce rôle à travers le prisme habituel des institutions d’État, lesquelles accommodent habituellement les revendications des Premières Nations au sein d’un statu quo libéral. La Fondation a plutôt choisi de demander conseil, à des autochtones avec qui elle entretient déjà des relations, sur la meilleure façon de procéder. Cette sage démarche inscrite dans la réciprocité est la raison pour laquelle nous, Zoe et Aaron, avons décidé de participer.
L’universitaire cri Dwayne Donald emploie, dans son travail, un principe qu’il nomme « relationalité éthique », lequel se décrit comme étant
une compréhension écologique de la relationalité humaine qui ne nie pas la différence, mais plutôt tente d’approfondir les relations en fonction des histoires et des expériences de chacun. La relationalité est éthique en ce sens qu’elle ne fait pas abstraction des contextes historiques, culturels et sociaux qui marquent, chez une personne donnée, la compréhension et l’expérience du monde. Ces considérations sont au premier plan des relations et elles dépassent les frontières de la différence.
Cette prise de position éthique demande que nous soignions nos relations et que nous approchions l’interconnectivité tout en demeurant conscients des spécificités propres à l’histoire et aux lieux, sans oublier les réalités sociales, culturelles, économiques et politiques.
C’est avec le principe de relationalité éthique que nous avons abordé notre travail de rapporteurs autochtones au colloque, un travail qui met en relief les relations entre peuples, lieux, histoires et temporalité. La démarche de la Fondation est honorable ; et bien qu’il soit important d’« accorder une place » aux voix autochtones, il s’agit là d’un petit pas vers un plus vaste dialogue qui ferait état des différences, des inégalités systémiques, de l’expérience des peuples autochtones, des causes de leurs souffrances et de la responsabilité de tous les Canadiens. En ce sens, la présence de rapporteurs autochtones au colloque constitue un premier pas extraordinaire. Les prochaines étapes pourraient prendre une toute autre forme, selon le point de vue des parties en cause. Il est important de noter que les processus collaboratifs gagnent en force dans le dialogue et dans le soin apporté aux besoins de chacun. Ainsi, nous souhaitons souligner non pas la forme que prennent les relations entre la Fondation Pierre Elliott Trudeau et ses interlocuteurs autochtones, mais bien l’intention, la réciprocité et la nature de ces relations. Si, pour les années à venir, le colloque souhaite conserver le mécanisme des rapporteurs, il serait intéressant d’en officialiser le fonctionnement. Dès lors, il faut que l’intention d’instaurer un dialogue tienne compte du fait que les participants non autochtones devront eux aussi réfléchir, partager et prendre part aux relations, avec attention et sensibilité.
Selon nous, cette prochaine étape est essentielle en ce sens qu’elle permet de reconnaître la responsabilité du nouvel arrivant. Les organismes comme la Fondation Pierre Elliott Trudeau, aussi dédiés et complexes soient-ils, ne peuvent accomplir seuls tout le travail : pour y parvenir, il faut aussi compter sur des efforts collaboratifs d’envergure entre diverses personnes, communautés et systèmes à travers le Canada. Le message clé relayé par les rapporteurs autochtones est que chaque citoyen et chaque visiteur du Canada entre constamment en relation avec les personnes, les peuples et les lieux autochtones. Aucun endroit n’échappe à cette réalité, pas plus qu’elle ne prend fin après l’instant de conscientisation que représente le colloque. Les institutions comme la Fondation Pierre Elliott Trudeau peuvent aider à faire comprendre à quel point cela devient une composante de la notion de citoyenneté dans une communauté politique partagée et profondément problématique.
Nous affirmons que des relations éthiques transformatives prendront certainement forme si, d’emblée, nous prenons conscience des réalités que nous partageons en tant que citoyens. Avant de mobiliser l’attention intellectuelle et politique sur les nombreux problèmes auxquels font face les peuples du continent – en fait, du monde entier –, nous demandons à nos collègues et pairs de considérer attentivement et minutieusement ce que veut dire le fait d’être citoyens de lieux partagés. Nous leur demandons de penser aux relations et à l’interdépendance que nous avons tous et toutes, non seulement avec les autres vies humaines, mais avec la terre, l’eau et les liens qui dépassent l’être humain. Nous leur demandons d’aborder tout aspect de notre travail et de notre réalité en reconnaissant que les agissements des autres ont une influence sur nos vies, et d’inclure cette relationalité au centre des processus en jeu dans nos existences personnelles et professionnelles. C’est de ce lieu d’engagement réciproque et conscient que naîtront des solutions responsables, respectueuses et dynamiques pour les enjeux complexes.
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