D’aucuns ont redécouvert le bel ouvrage de Baudelaire sur les effets et risques de la consommation d’opium et de haschisch, intitulé Les Paradis artificiels. Baudelaire, membre en règle du Club des haschischins, consomma en plusieurs occasions cette drogue (en compagnie notamment de Victor Hugo, Alexandre Dumas, Gérard de Nerval et du curieux mais réticent Honoré de Balzac).

Mais il déchanta rapidement :

Jamais un État raisonnable ne pourrait subsister avec l’usage du haschisch. Cela ne fait ni des guerriers ni des citoyens. En effet, il est défendu à l’homme, sous peine de déchéance et de mort intellectuelle, de déranger les conditions primordiales de son existence et de rompre l’équilibre de ses facultés avec les milieux. S’il existait un gouvernement qui eût intérêt à corrompre ses gouvernés, il n’aurait qu’à encourager l’usage du haschisch.

L’emballement des marchés boursiers

En mai 2015, alors que l’idée de légaliser l’usage récréatif du cannabis n’était encore qu’un engagement politique d’un éventuel premier ministre, des sociétés faisaient déjà commerce du cannabis utilisé à des fins médicales. Leur titre en Bourse stagnait. La valeur de toutes les actions et options détenues par la direction et les membres des conseils des huit plus importantes sociétés canadiennes de cannabis totalisait alors quelque 49 millions de dollars (calcul de l’IGOPP).

Au 31 mai 2018, maintenant que la promesse électorale de légaliser la consommation de cannabis est devenue une réalité toute proche, les dirigeants et membres des conseils de ces mêmes huit sociétés détenaient des actions et options valant plus de 1,1 milliard de dollars (calcul de l’IGOPP) ! Cette somme faramineuse « gagnée » en si peu de temps, sans avoir vendu encore un seul gramme de cannabis à usage récréatif, rivalise probablement avec les profits de la vente illégale de cannabis qu’a pu réaliser le crime organisé durant la même période de trois ans. Il est certain que cette richesse de papier suscitera des comportements pour protéger ou augmenter la valeur du pécule. La logique des marchés financiers, implacable mais mal comprise par les politiciens, imposera sa loi.

Voici un premier exemple de cette logique : craignant que la valeur de leurs actions et options chute brutalement si les attentes suscitées par la création de ce vaste nouveau marché devaient être déçues, des initiés des sept plus grandes sociétés canadiennes de cannabis ont vendu entre le 1er juillet 2017 et le 30 juin 2018 des actions totalisant quelque 242 millions de dollars.

Ce montant n’est peut-être que la partie visible de manœuvres financières occultes faites de produits dérivés et de monétisation secrète. Le risque est grand que tous les petits investisseurs attirés par l’allure de ce nouveau marché restent seuls debout lorsque la musique s’arrêtera dans ce jeu de chaise musicale.

Toutefois, quiconque comprend la logique des marchés financiers peut prédire les comportements stratégiques et tactiques des dirigeants de ces entreprises pour soutenir et mousser le plus longtemps possible le prix de leurs actions.

Jouissant d’une latitude d’action bien supérieure à ce dont disposaient les réseaux criminels, les sociétés commerciales productrices de cannabis auront recours à toutes les manœuvres et stratégies pour accroître la demande et faire augmenter leur bénéfice par action : acquisitions et fusions pour réduire la concurrence, expansion du potentiel de production au-delà de la capacité d’absorption du marché canadien, contrats à long terme avec les acheteurs, expansion internationale, intense lobbying auprès des politiciens et des organismes de contrôle pour faire desserrer les règles et contraintes juridiques en ce qui concerne les activités de marketing, création de magazines et de sites Web par des entrepreneurs « indépendants » pour vanter les mérites du cannabis et rassurer les néophytes quant aux risques (« négligeables ») pour leur santé ou leur fonctionnement cognitif.

Faire augmenter la consommation

La logique même des marchés financiers veut, exige, que l’on entretienne l’espoir d’un marché en formidable croissance et que l’on fasse grimper le pourcentage de la population s’adonnant aux plaisirs du cannabis bien au-delà de la consommation observée pour le marché illicite. Ceux qui consommaient déjà consommeront plus ; ceux qui ne consommaient pas, ou ne consommaient plus depuis un bon moment, adopteront des habitudes de consommation occasionnelle ou régulière.

Un sondage Ipsos mené en septembre 2017 auprès de 1 026 Canadiens rend compte de leurs réponses aux questions sur la consommation. Quand on leur a demandé pourquoi ils ne consommaient pas de cannabis actuellement, 32 % ont dit craindre les effets négatifs pour leur santé, 19 % ont affirmé vouloir respecter les lois actuelles, 5 % ont peur d’être arrêtés parce que la consommation est illégale, tandis que 2 % ne savent pas où se procurer le produit. Interrogés sur leur consommation éventuelle une fois le cannabis légalisé, 13 % des répondants estiment qu’ils consommeront plus, et 6 % des non-consommateurs ont l’intention de commencer à en consommer.

Notons que ces opinions ont été exprimées avant toute campagne prévisible visant à éliminer ou à atténuer les freins à la consommation, en particulier les risques appréhendés pour la santé. Ce type de sondage orientera les stratégies de communication des producteurs de cannabis, qui cherchent à maximiser le taux d’adoption du produit ainsi que le volume de consommation par utilisateur.

Rendre l’achat le plus commode possible

Au Québec du moins, la vente de cannabis se fera dans des points de vente établis et gérés par une société d’État, la Société québécoise du cannabis. En octobre, une vingtaine de succursales ouvriront leurs portes, mais on prévoit mettre en place quelque 200 d’ici peu. Ouvertes de 10 h à 22 h, 7 jours par semaine, elles auront une superficie moyenne de 2 000 pi2 et comporteront trois sections : l’accueil, qui servira à valider l’âge des clients ; une zone où seront dispensés des services-conseils axés sur l’information et l’accompagnement ; et un espace à accès restreint et sécurisé où se trouveront les produits. En optant pour ce modèle de fonctionnement, le gouvernement souhaite encadrer strictement la vente.

Toutefois, la loi permettra d’acheter du cannabis en ligne (le produit sera livré par Postes Canada), sans services d’information et d’accompagnement pour l’acheteur.  Selon la loi, l’identité et l’âge de la personne qui réceptionne le produit et signe l’accusé de réception doivent être vérifiés ; le colis ne pourra être laissé à la porte ou remis à une autre personne que l’acheteur.

Or cette dernière obligation a peu de sens et ne résistera pas longtemps aux pressions des producteurs et des clients. Le commerce en ligne prendra alors son élan. Les points de vente conventionnels, conçus pour exercer un certain contrôle sur l’achat de cannabis, deviendront périmés, comme cela se produit progressivement dans tous les autres secteurs commerciaux.

Réduire les contraintes à la promotion et à la publicité

La plupart des producteurs qui seront autorisés à cultiver du cannabis à usage récréatif en produisent déjà à des fins médicales. Pour ce faire, ces sociétés ont mis en place, tout à fait légalement, des sites Internet élaborés et attrayants qui vantent les mérites de leurs produits et l’éventail de leur offre.

Or, pour le cannabis à usage récréatif, toutes les activités de marketing sont étroitement encadrées : emballage sans attrait, étiquetage où les avertissements occupent une place prépondérante, absence presque totale de publicité, etc.

Cette distinction entre ces deux usages ne tiendra pas longtemps. Les producteurs inviteront discrètement les consommateurs à consulter leurs sites Internet pour les produits destinés à l’usage médical, et l’acheteur aura certes accès aux sites de producteurs autorisés dans sa province, mais localisés dans des juridictions moins sévères en matière de promotion et de publicité.

La valeur boursière contre la santé publique

Évidemment, les effets sur la santé représentent l’éléphant dans la pièce, que l’on essaie de contourner par des parades comme « pas plus dangereux que l’alcool ou la cigarette, même moins dangereux ». Des campagnes bien orchestrées diffusent déjà une information partielle et partiale à cet effet.

Parce que la consommation de substances dangereuses, comme l’alcool et le tabac, est permise et légale, est-il justifié d’ajouter une autre à la liste ? D’autant plus que les gens consomment déjà du cannabis de façon illégale, avec tous les risques que cela comporte ? Les données du sondage Ipsos montrent bien que la légalisation du cannabis augmentera sensiblement le nombre de consommateurs, soumettant ainsi plus de Canadiens aux dangers de ce produit pour leur santé. Personne ne peut nier les effets malencontreux de la consommation de cannabis, surtout si cette pratique commence à un jeune âge.

D’où le leitmotiv de ce texte : pourquoi légaliser un produit, et en confier la production à des entrepreneurs privés, dont les effets délétères pour la santé publique et le développement cognitif des jeunes générations sont amplement démontrés ?

La recherche du profit dans un cadre licite se traduira en puissantes stratégies pour faire augmenter la consommation du cannabis plus efficacement que ne pouvait le faire le crime organisé.

Cet article fait partie du dossier L’économie canadienne du cannabis.

Photo : Shutterstock / French and Moorish


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Yvan Allaire
Yvan Allaire est président exécutif du conseil d’administration de l’Institut sur la gouvernance d’organismes publics et privés (IGOPP), et professeur émérite de stratégie de l’Université du Québec à Montréal. Il est membre de la Société royale du Canada.
Mihaela Firsirotu
Mihaela Firsirotu est professeure associée au Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches sont axées sur la stratégie, la gouvernance et les changements culturels.

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