Le ministre de la Santé du Québec, Christian Dubé, annonçait récemment le lancement d’un nouveau tableau de bord qui permettra de suivre l’évolution de la performance du réseau. L’outil, qui contient une quarantaine d’indicateurs et sera régulièrement mis à jour, vise à améliorer la performance et la reddition de comptes du secteur public.

En mars dernier, le Dr Alain Vadeboncoeur qualifiait de « moyenne » la pertinence de cette initiative. Je crois pour ma part qu’une attention accrue à la mesure de la performance s’impose de manière urgente dans le domaine de la santé, comme dans tous les autres secteurs de politique publique. L’initiative du ministre me semble donc prometteuse, dans la mesure où l’on ne semble pas vouloir mesurer la performance de manière symbolique, c’est-à-dire seulement pour préserver les apparences et bien paraître.

Cela dit, le lancement de ce nouveau tableau de bord constitue une excellente occasion de mettre en exergue quelques-uns des défis et enjeux généraux associés à la mesure de la performance dans le secteur public.

Mesurer quoi?

Cette mesure soulève d’emblée des enjeux techniques et organisationnels importants, comme le souligne John Mayne, un conseiller en performance du secteur public. D’abord, sur le plan technique, les données alimentant les indicateurs doivent être de qualité adéquate et régulièrement mises à jour. En outre, les indicateurs utilisés doivent véritablement mesurer le phénomène qui intéresse les décideurs. Cela peut sembler aller de soi, mais la relation entre les indicateurs et ce qu’ils sont censés mesurer est loin d’être toujours claire et univoque.

Par exemple, le nouveau tableau de bord en santé mesure l’accès aux soins de première ligne – et l’accès à un médecin de famille en particulier – à l’aide de plusieurs indicateurs, dont la proportion de personnes inscrites à un médecin de famille. Cet indicateur d’accessibilité théorique est pertinent, certes, mais insuffisant en lui-même. En effet, plusieurs personnes suivies par un médecin de famille passent de longues heures au téléphone afin d’obtenir un rendez-vous avec lui, pour finalement se faire dire qu’il n’a aucune disponibilité avant plusieurs semaines, voire plusieurs mois.

D’ailleurs, cet enjeu d’accessibilité effective ou réelle à la première ligne a récemment fait l’objet d’une entente de principe entre le ministère et les médecins de famille, ceux-ci s’étant engagés à offrir des rendez-vous de dernière minute à leurs patients dans une fourchette de 36 à 72 heures, selon leur condition. Il serait important d’ajouter éventuellement cet indicateur au tableau de bord ou, à tout le moins, un indicateur jouant un rôle similaire.

Le « paradoxe de la performance »

Cependant, même lorsque ses indicateurs sont pertinents et que les données qui l’alimentent sont de qualité, un tableau de bord a tendance à perdre de son mordant avec le temps. Ce phénomène de dissociation progressive entre les indicateurs et la performance, ou « paradoxe de la performance », a fait l’objet de plusieurs études dans le secteur public. Le paradoxe est en partie un phénomène sain et naturel. En effet, dans la mesure où les indicateurs jouent bien leur rôle, les gestionnaires et employés apprennent de leurs erreurs et améliorent leurs pratiques. C’est d’ailleurs l’un des objectifs poursuivis explicitement par le ministre avec la publication du tableau de bord.

Or, si cette amélioration se produit, les indicateurs deviendront moins sensibles pour détecter les changements de performance et devront alors être revus ou complétés par d’autres indicateurs. Ce processus pourrait mener à une « escalade des indicateurs », un problème qui se traduirait par un tableau de bord surchargé.

Le paradoxe de la performance peut également être causé par des comportements opportunistes de la part d’acteurs qui tentent de déjouer le système, de contourner les règles ou même de tricher.

La tentation de la manipulation

Ainsi, le temps d’attente à l’urgence a fait l’objet depuis quelques années d’une attention soutenue de la part des élus et des journalistes, augmentant la tentation de manipuler le système. Or, certains hôpitaux québécois avaient créé il y a quelques années des « unités de débordement », accueillant des patients qui auraient normalement dû rester aux urgences. Cela leur permettait de manipuler les statistiques sur le temps d’attente à leur avantage. Ce risque de « maquillage » (un euphémisme !) est d’autant plus présent si les établissements plus performants sont financièrement récompensés, comme Québec compte le faire avec les hôpitaux.

De même, certains gestionnaires pourraient être tentés de se concentrer sur ce qui est aisément mesuré par le nouveau tableau de bord (par exemple la durée moyenne de séjour sur une civière) au détriment d’autres dimensions importantes mais difficiles à mesurer, telles que la qualité des soins.

Par ailleurs, les cibles de performances qui sont définies par le ministre pour l’ensemble du Québec peuvent entraîner d’autres effets pervers en démotivant les régions et les établissements les plus performants. Par exemple, en date du 31 mars 2022, la cible pour l’inscription à un médecin de famille était de 85 % pour l’ensemble du Québec (et le taux réel de 78,7 %). Si une telle cible peut d’un côté contribuer à motiver la région de la Montérégie (taux d’inscription de 74,79 %), elle pourrait de l’autre envoyer le signal indésirable que le Saguenay Lac St-Jean (90,96 %) n’a pas à déployer d’efforts supplémentaires. Cet enjeu soulève d’ailleurs la question de savoir comment cette cible a été établie par le ministère, et sur quels critères.

Les quelques défis et enjeux abordés dans ce texte visent à sensibiliser les producteurs et les consommateurs de données de performance, et non pas à les rebuter : il ne faudrait surtout pas jeter le bébé avec l’eau du bain ! Ni panacée, ni boîte de Pandore, la mesure de la performance demeure en effet un ingrédient fondamental à une saine gestion des organisations publiques.

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Pierre-Marc Daigneault
Pierre-Marc Daigneault est professeur agrégé au Département de science politique de l’Université Laval et chercheur au Centre d’analyse des politiques publiques (CAPP).

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