Les médias nous renvoient des images d’aînés en santé qui continuent de pratiquer toutes leurs activités. Mais elles peuvent être trompeuses : tout le monde ne vieillit pas de la même façon. Et si vieillir ne signifie pas nécessairement d’être fragilisé, le vieillissement augmente véritablement le risque de développer un problème de santé chronique ou un état de fragilité. Une stratégie axée sur les aînés ne peut donc être fondée uniquement sur l’âge. Il faut aussi établir une stratification selon le risque et l’utilisation des ressources en santé.

La fragilisation clinique s’observe chez les personnes qui ont un état de santé précaire ou qui sont aux prises avec des déficiences multiples et importantes. Leur risque de mortalité est plus élevé. Chez elles, un léger problème, comme une infection ou une blessure mineure, qui incommoderait peu quelqu’un d’autre, peut déclencher rapidement une grave détérioration de la santé.

C’est la fragilisation, bien davantage que le facteur âge pris isolément, qui permet de déterminer avec plus d’exactitude l’utilisation des soins de santé et les résultats obtenus dans le domaine de la santé parce qu’elle est un indicateur fondé sur des données. Parmi les personnes de plus de 80 ans, plus de 50 % sont fragilisées, et ce segment de la population est celui qui est en plus forte croissance.

Une partie importante et sans cesse croissante de nos dépenses en santé et en services sociaux est consacrée aux Canadiens âgés et fragilisés, ceux qui sont aux prises avec de multiples problèmes de santé, concurrents et souvent interreliés. D’un point de vue social, la fragilisation impose aussi un lourd fardeau aux proches aidants, notamment des coûts financiers et sociaux et des coûts liés à la productivité. La fragilisation touche tout le monde.

Pourtant, elle est un état fort méconnu. Elle passe encore trop souvent inaperçue, et son importance est sous-estimée par les professionnels de la santé et la population. Il n’y a pas suffisamment de professionnels spécialisés dans les soins aux personnes fragilisées, et nous ne disposons pas d’assez de données probantes pour orienter les soins prodigués aux personnes âgées et fragilisées.

Le problème, c’est qu’un grand nombre de thérapies, de traitements et de stratégies de soins n’ont été étudiés que chez des personnes non fragilisées. Nous ne savons donc pas si certains traitements appliqués aux personnes fragilisées sont bénéfiques ou nuisibles, s’ils sont rentables ou s’ils gaspillent nos ressources déjà limitées en soins de santé et services sociaux. Quand on ne dispose pas des renseignements nécessaires, on surutilise souvent des technologies agressives et coûteuses sans obtenir les résultats souhaités, on cause indûment de la douleur aux patients, de l’inquiétude à la famille, on gaspille des ressources en santé et on menace la pérennité de notre système de santé.

Notre système de santé et de services sociaux doit s’efforcer d’améliorer la qualité et la quantité des soins prodigués aux Canadiens âgés et fragilisés. Qu’est-ce que cela signifie ? La pression populaire finira peut-être par faire changer le système et les politiques de santé ainsi que le soutien social destiné aux aînés. Une stratégie nationale qui touche les aînés et leur famille doit rassembler tous les groupes qui ont un rôle à jouer et tenir compte de divers besoins, en particulier la fragilisation. À titre d’unique organisme canadien se consacrant aux soins destinés aux Canadiens âgés et fragilisés et au soutien offert aux proches aidants, le Réseau canadien des soins aux personnes fragilisées (RCSPF) est bien placé pour participer à l’élaboration de cette stratégie.

Le travail du RCSPF consiste principalement à prôner le dépistage et l’évaluation de l’état de fragilité, à fournir des données probantes pour faciliter la prise de décisions éclairées, que ce soit au chevet du malade ou lors de l’élaboration de politiques, à former la prochaine génération de professionnels de la santé et de chercheurs, et à mobiliser les connaissances qui permettront de transformer le système de santé et de services sociaux. Tous les contextes de soins sont visés, depuis les établissements de soins de courte durée et de soins intensifs aux soins communautaires, y compris les soins de fin de vie et la planification préalable des soins.

À quoi ressemblerait notre système de santé et de services sociaux si la fragilisation était prise en compte?

  • Implication de toutes les parties : les personnes âgées et fragilisées et leurs proches aidants seraient partie prenante à toutes les étapes du processus de changement du système, depuis la planification jusqu’à la mise en œuvre et l’évaluation. Lorsque les citoyens participent à la prise des décisions, ils contribuent à améliorer l’expérience des aînés, à faire en sorte que les services de santé soient plus rentables et à rehausser la qualité globale de notre système de santé et de services sociaux. Le RCSPF a effectué une étude visant à déterminer quelles améliorations devraient être prioritaires, selon des commentaires reçus de personnes âgées et fragilisées. En tête de liste se trouve l’amélioration de l’organisation du système de manière à offrir des soins intégrés et coordonnés. Puis, l’amélioration de la prestation de soins, avec des services et des traitements personnalisés afin de répondre aux besoins des personnes âgées seules, ou sans soutien de proches aidants ou de défenseurs de leurs droits.
  • Dépistage et évaluation : le dépistage et l’évaluation de l’état de fragilité seraient pratique courante dans les divers contextes de soins partout au Canada. Les personnes âgées qui consultent un professionnel de la santé et qui répondent à certains critères préétablis feraient l’objet d’une évaluation de l’état de fragilité, le type d’évaluation étant dicté par la situation. Les résultats seraient consignés et versés dans des dossiers médicaux électroniques, semblables au projet auquel collabore le RCSPF avec la régie des soins de santé Fraser (le programme CARES), l’Université de la Colombie‑Britannique et le Réseau canadien de surveillance sentinelle en soins primaires. Cela aidera les praticiens en soins primaires à identifier et à traiter les personnes fragilisées.
  • Collecte de données : il y aurait un seul système de collecte, de mesure et de codage des données au sein du système de santé et de services sociaux, auquel auraient accès les fournisseurs de soins et les chercheurs. Les chercheurs recueilleraient des éléments de données communs et dresseraient des rapports sur les mesures de résultats communes. Un grand projet est mené par le RCSPF en collaboration avec des groupes internationaux comme interRAI.
  • Formation : la formation et les compétences requises pour des prestataires de soins et professionnels de la santé engloberaient le dépistage et l’évaluation de l’état de fragilité. Ce serait un véritable changement de paradigme en matière de formation. L’une des principales activités du RCSPF est son programme de formation interdisciplinaire axé sur la fragilisation. Plus de 850 jeunes chercheurs, étudiants, stagiaires et professionnels en exercice ont acquis ou perfectionné des compétences spécialisées et des connaissances de pointe afin de fournir les meilleurs soins possible fondés sur des données probantes.
  • Recherche : la recherche sur la fragilisation serait prioritaire pour obtenir du financement, ce qui ferait augmenter la quantité de données probantes servant à la prise de décisions en matière de politiques et de pratiques. Le Canada est un chef de file pour ce qui est de la mesure du degré de fragilité, les chercheurs canadiens (et ceux du RCSPF) ayant mis au point certains outils parmi les plus utilisés, tels que l’échelle de fragilité clinique et l’échelle d’Edmonton. Malheureusement, le Canada, comparativement à d’autres pays, tarde à adopter ses propres innovations. Le RCSPF veut renverser cette tendance. Il incite la communauté de chercheurs canadiens à se concentrer sur la fragilisation grâce à un investissement en partenariat de 20,59 millions de dollars, ce qui a donné lieu à des investissements subséquents de 12,76 millions de dollars de bailleurs de fonds externes.
  • Modèles intégrés de soins : des modèles mieux intégrés de soins de santé montreraient que les déterminants sociaux peuvent être aussi importants que les interventions médicales, et accorderaient un rôle particulier au soutien social et à la réadaptation pour l’amélioration des soins et de la qualité de vie. La planification des soins préconiserait des interventions fondées sur des données probantes et liées à des mesures du degré de fragilité établies, et comprendrait des interventions non médicales portant notamment sur la nutrition, l’exercice et la mobilité, la planification préalable des soins, l’hygiène buccale et l’isolement social.
  • Soins à domicile : grâce à des approches novatrices en matière de soins à domicile, les personnes âgées pourraient continuer à vivre de façon autonome et aussi longtemps que possible dans leur collectivité, y compris celles qui sont fragilisées. La planification des soins tiendrait compte des valeurs personnelles des aînés lorsqu’ils reçoivent des soins cliniques ou lorsqu’ils sont dirigés vers d’autres soins.
  • Soutien aux proches aidants : les proches aidants obtiendraient de l’aide pour alléger leur fardeau économique et les autres charges liées aux soins à domicile. On a observé que lorsque les proches aidants des personnes âgées reçoivent de l’aide, les taux d’institutionnalisation, d’hospitalisation et de réadmission sont réduits. On ferait de l’éducation et de la formation spécialisée, on accorderait du répit et du temps pour soi aux proches aidants ainsi qu’un soutien financier.

Un système de santé et de services sociaux qui tient compte et intègre la problématique de la fragilisation aura des retombées sociales et économiques importantes. Pour les Canadiens âgés, leur famille et pour ceux qui sont en première ligne de la prestation des soins, le système canadien doit absolument se transformer.

L’élaboration d’une stratégie nationale dans le contexte plurigouvernemental canadien est un défi complexe sur le plan des politiques publiques. Elle doit tenir compte de multiples facettes ; elle nécessite de la clarté, de la volonté et une réelle détermination de tous les intervenants à collaborer et à agir.

Photo : Pixaby / geralt


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Russell Williams
Russell Williams est président du conseil d’administration du Réseau canadien des soins aux personnes fragilisées (RCSPF) et vice‑président principal, Mission, à Diabetes Canada.

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