Du 8 au 9 juin 2018, Charlevoix accueille le sommet annuel des sept pays les plus industrialisés, le G7. Pour les sociologues que nous sommes, la rencontre du G7 évoque le « phénomène social total » décrit par Marcel Mauss dans son Essai sur le don. Elle offre un cadre cérémoniel et ritualisé qui mobilise plusieurs dimensions de la société-monde : des rapports personnels entre les dirigeants où la psychologie compte tout autant que la raison ; des flux économiques de plus en plus complexes ; des conflits politiques entre les partisans de la gouvernance mondiale et les groupes qui la combattent ; et une appropriation nuancée du sommet par la population locale.

Au-delà du commentaire diplomatique, analyser le sommet du G7 comme un phénomène social total permet de mieux comprendre l’état du monde et les rapports de force qui le traversent.

Une diplomatie « de salon »

Du congrès de Vienne (1815) au traité de Versailles (1919) jusqu’aux accords de Bretton Woods (1944), la diplomatie multilatérale a été faite par des hommes (rarement des femmes) se réunissant dans des palais ou des hôtels. Malgré la création d’organisations formelles comme les Nations unies, les dirigeants politiques ont toujours préféré le contact personnel.

Durant les sommets du G7, le cadre est monté afin d’adoucir les rapports humains, apaiser les personnalités, euphémiser les conflits. Le G7, c’est toujours un salon, une grande table, des fleurs et une vue imprenable sur un paysage magnifique. Les dirigeants échangent quelques politesses avant d’aborder un ordre du jour préalablement négocié par leurs sherpas. Paradoxalement, l’ambiance décontractée, voire intime, est rendue possible par une mise à l’écart du monde extérieur, relégué loin derrière les barrières de sécurité.

À La Malbaie, tout a été orchestré pour que le sommet ne devienne pas le G6+1, isolant Donald Trump de ses convives. Mais le principal intéressé a montré qu’il ne se souciait pas plus des normes de l’ordre international que des bonnes manières attendues dans un salon.

Civil et courtois, l’ordre qui s’installe pendant deux jours dans Charlevoix respecte néanmoins une hiérarchie. Comme l’écrit le politologue Vincent Pouliot, le leader compétent peut exercer de l’influence auprès de ses « pairs », mais à condition de savoir y « tenir sa place », celle que prescrit le rang de son État. Justin Trudeau jouit du privilège de l’hôte et peut mettre son entregent à profit. Personne n’aura besoin de lui rappeler qu’il représente le plus petit pays du G7.

Une gouvernance de plus en plus décalée des rapports économiques

La mondialisation des échanges et l’explosion des flux financiers ont fait prendre conscience des limites de la diplomatie traditionnelle. Le G6, créé en 1975, devenu le G7 avec l’invitation du Canada en 1976 ― et qui, de 1997 à 2014, formait un G8 avec l’admission de la Russie ― permet à la gouvernance mondiale de s’exercer autour d’un petit cercle de chefs d’État et de gouvernement censés partager les mêmes valeurs. Le G7 n’est pas un club occidental, puisque le Japon en fait partie depuis les débuts, mais il est l’héritier des rapports économiques du 20e siècle.

Or la hiérarchie des États a changé. Dans le salon du Manoir Richelieu sont concentrées 11 % de la population mondiale et 33 % de la richesse. En 1980, les pays du G7 représentaient 51 % de l’économie de la planète. Entretemps, il y a eu l’émergence de la Chine, de l’Inde et du Brésil, dont les économies dépassent désormais celle du Canada.

Parallèlement, les lieux où se façonne l’ordre du jour mondial se sont multipliés. Depuis 2008, la plupart des pays émergents (et quelques autres) se retrouvent au G20, qui reprend plus ou moins l’ordre du jour du G7 dans un format élargi incluant la Chine, l’Indonésie ou encore l’Afrique du Sud. Comme au Forum de Davos, qui est dominé par les dirigeants d’entreprise, la cause des femmes y côtoie la promotion des intérêts commerciaux et de l’innovation.

Le G7 et les résistances politiques

Si le sommet du G7 attire l’attention des médias du monde entier, c’est aussi parce qu’il suscite la convergence de luttes d’habitude cantonnées sur le terrain local ou national.

C’est entre 1999 et 2001, avec les vagues successives de mobilisation à Seattle, Québec, Göteborg, Gênes et Prague, que commence le mouvement altermondialiste. Ces manifestations d’envergure répondent aux divers sommets internationaux (Organisation mondiale du commerce, Zone de libre-échange des Amériques, Fonds monétaire international, G8, Union européenne), accusés de gouverner le monde de manière illégitime et antidémocratique, formant ce que le sociologue Leslie Sklair nomme une « classe transnationale capitaliste ». La visibilité politique et l’ordre du jour économique du G7 en font une des principales cibles de ce mouvement.

Deux grands courants se dégagent dans ces contre-sommets. Le premier défend la justice sociale mondiale et opte pour la voie réformiste. Il rassemble des organisations altermondialistes, des syndicats, des associations communautaires, certains politiciens et des citoyens de gauche. Leur moyen d’expression est essentiellement pacifique, faisant véhiculer leur message dans des forums ou des manifestations officielles et légales. L’autre courant défend un mode d’action radical, à la mesure de son projet de société. Il réunit les mouvements anticapitalistes prônant l’autogestion et l’exercice direct de la démocratie, en recourant à toutes les formes possibles d’assemblées populaires, spontanées ou organisées. Une de ses manifestations emblématiques est le black bloc, un assemblage spontané, anonyme et fugitif d’individus prêts à utiliser la violence politique pour s’attaquer au système institué.

La Malbaie mise en demeure

Afin de ne pas répéter la débâcle du sommet de Gênes en 2001, qui avait dégénéré en affrontements, le G7 se déroule désormais dans des endroits reculés. La délocalisation rurale de cet événement global recompose le paysage des résistances, à la fois parce qu’il oblige les contestataires politiques à adapter leurs tactiques, mais aussi parce qu’il influe directement sur la vie des résidents de la région, qui ne sont pas habitués à accueillir un événement de cette envergure.

Les rapports entre le sommet du G7 et les résidents de La Malbaie sont médiatisés de différentes manières : l’accès à Internet haute vitesse par fibre optique, la couverture cellulaire étendue le long des routes principales, une clôture métallique d’une hauteur de trois mètres. Ces rapports s’incarnent dans la multiplication des contrôles routiers et une présence policière massive, la restriction du droit de circulation sur terre, sur mer et dans les airs, et la réquisition de milliers de chambres d’hôtel et de nombreux bâtiments publics (arénas, hôpitaux, hôtel de ville). Aux paysages bucoliques de la région s’oppose l’image forte d’une Malbaie assiégée.

Pour en savoir davantage sur les rapports nés de la métamorphose d’une région excentrée en forum de l’économie mondiale, il faut aller dans l’intimité des Malbéens et observer ce que James C. Scott, spécialiste des résistances rurales en Mélanésie, appelle la « version cachée » des relations de pouvoir : sur la base d’entretiens que nous avons menés, il nous a été possible de voir dans des actions symboliques (chaîne humaine), dans l’exil (les 8 et 9 juin), dans les insubordinations (refus de travailler), la divulgation d’informations (stratégiques ou sensibles), la moquerie, le commérage et l’indifférence les principaux modes fragmentés d’opposition mettant en lumière une « infrapolitique » des Charlevoisiens en marge du G7.

Analyser le sommet du G7 comme un « phénomène social total », c’est non seulement souligner l’importance des cérémonies et des rituels dans le fonctionnement de l’ordre international. C’est aussi prendre conscience qu’ils révèlent l’évolution du rapport entre le politique et le psychologique, l’économique et le politique, le mondial, le national et le local. Et comme le potlatch des nations autochtones analysé par Marcel Mauss, un sommet du G7 donne lieu à une « consommation » considérable de biens. Si le budget est respecté, le sommet de La Malbaie coûtera 605 millions de dollars, ressources englouties à la fois dans le maintien du lien entre les nations et le rappel de la position de chacun dans l’ordre social et politique.

Du 4 au 9 juin, les deux auteurs organisent une école d’été immersive sur le G7 dans Charlevoix.

Photo : Le Manoir Richelieu à La Malbaie, le 2 mai 2018. Le gouvernement fédéral dépensera plus de 2,2 millions de dollars pour faire venir au Québec 3 000 policiers et des dizaines de bergers allemands afin d’assurer la sécurité au sommet du G7. La Presse canadienne / Sean Kilpatrick.


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Régis Coursin
Régis Coursin est chercheur postdoctoral au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM).
Frédéric Mérand
Frédéric Mérand est directeur du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM).

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