La question de la juste utilisation des ressources suscite souvent des débats polarisants, notamment lorsqu’on touche au domaine des soins de santé. La nécessaire répartition des ressources doit respecter au minimum les principes de justice et d’égalité enchâssés dans la Charte canadienne des droits et libertés, la Charte des droits et libertés de la personne, la Loi canadienne sur la santé (LCS) et la Loi sur les services de santé et les services sociaux (LSSSS).

Nous explorons ici des situations bien réelles qui remettent en cause ce pacte de justice : la mortalité infantile au Nunavik et les soins quaternaires en néonatalogie dispensés dans les villes du Québec. Certes, cette comparaison peut sembler arbitraire en considération de l’ensemble des enjeux. Nous l’admettons d’emblée. Mais nous l’avons choisie parce que, d’une part, les deux situations concernent les nouveau-nés, et que, d’autre part, l’écart dans l’allocation des ressources est si important qu’il provoque un questionnement. C’est l’objectif que nous poursuivons.

La réalité nordique

La région du Nunavik (Administration régionale Kativik), couvrant plus du quart du territoire québécois, est peu peuplée. Accessibles par avion uniquement, les villages qui la composent regroupent plus de 13 000 habitants, majoritairement d’origine inuite. Il s’agit d’une population jeune, qui connaît un taux de natalité élevé, soit 25 naissances par 1 000 habitants.

Cette région présente toutefois un taux de mortalité infantile important, soit 19,4 pour 1 000 naissances, selon les données de 2009. Stable depuis 2006, il est plus de quatre fois supérieur à la moyenne québécoise (4,6 pour 1 000 naissances). Concrètement, parmi les 330 naissances annuelles au Nunavik, 6 enfants vont décéder avant leur premier anniversaire. Les seuls chiffres plus récents dont nous disposons sont ceux de tout le Nord-du-Québec (comprenant le Nunavik, la Jamésie et Eeyou Istchee), où le taux est de 14,6 pour 1 000 naissances entre 2008 et 2012 (taux moyenné). À l’échelle mondiale, le Nunavik se situe ainsi entre le Belize (16,5 pour 1 000 en 2015) et le Honduras (20,4 pour 1 000 en 2015), selon les données de l’Organisation mondiale de la santé.

Cette situation n’est pas nouvelle. Les causes sont complexes, et notre but ici n’est pas de les établir. Les données de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) et du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) semblent indiquer que ce taux de mortalité infantile ne découle pas uniquement d’un manque de présence médicale ou d’un sous-financement absolu sur le territoire inuit. D’un point de vue médical, les dépenses en soins médicaux sont proportionnelles au poids démographique de la population dans la grande région du Nord-du-Québec, s’élèvant à 0,59 % de l’ensemble des dépenses en soins médicaux de la RAMQ pour une population qui représente 0,54 % des résidents du Québec. Aussi, avec un taux d’omnipraticiens de 37,1 par 10 000 habitants, le Nunavik se compare favorablement à l’ensemble du Québec, où ce taux est de 10,5 (données de 2011). D’un point de vue administratif, les dépenses en santé et services sociaux de la Régie régionale du Nunavik étaient de 167 millions de dollars en 2014-2015, correspondant à 0,75 % des dépenses administratives et cliniques engagées par le MSSS dans le cadre de ses fonctions régionales. Ce taux est donc supérieur au poids démographique de 0,54 %, mentionné ci-dessus. Ainsi, les chiffres n’indiquent pas clairement que la mortalité infantile élevée au Nunavik — et qui perdure — soit due à un manque de ressources, mais ne nous permettent pas non plus d’exclure un sous-financement relatif. En fait, c’est tout le fonctionnement du système de soins et de services de santé qui semble défaillant, incapable d’augmenter le taux de survie des enfants inuits.

Les ressources au Sud

Regardons maintenant les soins fournis en néotatalogie dans les villes. Pour l’année 2014-2015, les données combinées de l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS) et de la RAMQ montrent que, globalement, le Québec a beaucoup investi dans les soins en néonatalogie. Ces développements entraînent un poids financier pour le système, ce que le tableau 1 ci-dessous illustre avec l’exemple de quatre catégories de patients.

Ces 147 patients qui, rappelons-le, représentent moins de la moitié des enfants nés au Nunavik, auront engendré minimalement des coûts de près de 28 millions de dollars annuellement. Ce montant représente plus de trois fois les dépenses que la RAMQ engage pour les omnipraticiens du Nunavik. (Les données, même si elles réfèrent à des années différentes, restent comparables, les coûts des soins néonatalogiques n’ayant pas beaucoup augmenté au cours des dernières années.)

Ainsi, nous privilégions financièrement des enfants urbains comparativement à ceux naissant et vivant dans une de nos régions éloignées, et ce, dans un silence général, qui contraste avec l’usuelle cacophonie de nos débats sur la santé. Posons-nous la question suivante : quelle serait la réaction politique, médiatique et sociétale si les chiffres sur la mortalité infantile étaient ceux du Sud, et les dépenses en néonatalogie représentaient celles du Nord ? Comment est-il possible d’expliquer ces disparités de traitement, notamment en fonction des valeurs d’égalité et de dignité qui nous sont chères, et garanties par nos lois ?

Une discrimination au sens des Chartes ?

Pour examiner cette question, nous nous référons dans un premier temps à l’arrêt Auton c. Colombie-Britannique de la Cour suprême du Canada. Dans cette cause, un groupe de tuteurs d’enfants autistes demandait à la Colombie-Britannique de rembourser une thérapie comportementale (ABA/ICI), invoquant une discrimination des besoins de ces enfants par rapport à d’autres souffrant d’une déficience. Bien que les faits ne soient pas comparables, les questions qu’énumère le jugement peuvent guider notre réflexion (voir tableau 2). Il faudrait possiblement démontrer que le soutien financier pour les soins aux enfants inuits dans certains secteurs est moindre que pour les enfants du Sud, sur la base des mêmes besoins. Or trouver un groupe comparable dans le système québécois est une tâche ardue, surtout que nous avons peu d’information sur les critères qui fondent les choix de financement de la couverture publique des soins et services de santé. Devrait-on donc comparer ces nouveau-nés à l’ensemble des nouveau-nés québécois ?

Cette discrimination est-elle le fait d’une iniquité engendrée par l’État ? Les enfants inuits ont-ils accès aux mêmes soins médicalement requis, comme les mentionnent la LCS et la LSSSS ? Il faut répondre par l’affirmative. Ils sont des utilisateurs du système de santé au même titre que les autres citoyens québécois et ne possèdent pas de statut différent ni dans la LSSSS ni à la RAMQ, et ce, malgré le fait que les autochtones relèvent du champ de compétence fédérale en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867. Le gouvernement provincial, en conséquence de ses compétences législatives en santé et ayant intégré dans son corpus légal plusieurs lois incluant tous les citoyens québécois sans exception, s’est engagé à fournir les mêmes soins aux Inuits qu’aux autres citoyens. Nous pouvons de plus nous référer à la Loi sur les services de santé et les services sociaux pour les autochtones cris qui mentionne :

  1. Les services de santé et les services sociaux doivent être accordés sans distinction ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la religion, la langue, l’ascendance nationale, l’origine sociale, les mœurs ou les convictions politiques de la personne qui les demande ou des membres de sa famille.

Ces dispositions témoignent de la volonté du législateur d’éviter la création de discriminations envers les citoyens québécois, du moins sur le plan formel.

Cependant, la discrimination peut aussi résulter de pratiques réelles. Dans une décision récente sur le soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations, le Tribunal canadien des droits de la personne a souligné la longue histoire des débats sur l’égalité des services pour des citoyens ayant des besoins particuliers. Cette décision nous rappelle justement que l’égalité réelle est au centre de la Charte canadienne des droits et libertés, et non pas l’égalité théorique :

[399]  À cet égard, la Cour suprême du Canada a conclu de manière constante que l’égalité ne signifie pas nécessairement un traitement égal pour tous. Tel qu’il est mentionné plus haut, « un traitement identique peut fréquemment engendrer de graves inégalités » (arrêt Andrews, p. 164)
[…]
[400]  En effet, dans certains cas, « la discrimination peut découler du fait de ne pas prendre de mesures concrètes pour faire en sorte que les groupes défavorisés bénéficient d’une manière égale des services offerts à la population en général […] » (voir l’arrêt Eldridge, par. 78).
[…]
[402] L’analyse visant à déterminer s’il y a des effets réellement discriminatoires doit également être menée de manière téléologique, afin de « […] tenir compte de l’ensemble des contextes social, politique et juridique dans lesquels l’allégation est formulée » (voir l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 RCS 497, par. 30).

Ainsi, les soins de santé sont théoriquement égalitaires sur tout le territoire québécois. Mais, dans les faits, le taux de mortalité infantile semble indiquer une inégalité dans l’organisation des services, qui résulte de choix gouvernementaux, du moins en partie. Ils ont une incidence sur la santé de la population inuite, sans toutefois nous permettre d’établir les manquements en cause, considérant la nature multifactorielle de l’enjeu.

En dépit de l’aspect juridique, l’État ne peut invoquer son ignorance ou nier avoir un rôle à jouer face à cette mortalité infantile effarante qui perdure au Nunavik, tandis que celle des zones urbaines s’améliore. Pour rendre le système de santé plus juste, il faudra amorcer un débat sur l’utilisation des ressources en considérant leur incidence sur l’ensemble des membres de la société et en accordant une attention particulière aux besoins des groupes vulnérables — pas l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre (voir Valéry Ridde et Stéphanie Degroote, dans Sauvons la justice, à paraître en 2017). Chose certaine, l’indifférence ne doit pas être une option.

Remerciements : Les auteures tiennent à remercier Sébastien Brodeur-Girard et Frédéric Bérard pour leurs commentaires. Toute erreur ou omission dans cet article relève de la seule responsabilité des auteures.

Photo : Sean Kilpatrick/The Canadian Press


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Catherine Régis
Catherine Régis est professeure à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, titulaire d’une Chaire de recherche du Canada en droit et politiques de la santé. Elle est aussi chercheuse au Centre de recherche en droit public, au Mila (Institut québécois d’intelligence artificielle) et co-directrice du Hub santé – politique, organisations et droit.
Marie-Andrée Girard

Marie-Andrée Girard est anesthésiologiste pédiatrique et doctorante en droit à l’Université de Montréal. Elle travaille régulièrement à Chibougamau, dans le Nord-du-Québec, et à Puvirnituq, au Nunavik.

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