La prévention de l’exploitation sexuelle est plus que jamais dans l’actualité, notamment depuis la déferlante #MeToo (#MoiAussi). Les actions à mener visent non seulement à empêcher qu’advienne cette exploitation et à mieux comprendre et soutenir les victimes, mais aussi à agir sur les personnes qui génèrent le marché de l’exploitation.

Rappelons brièvement les trois types possibles de prévention. La prévention primaire consiste à diminuer ou contrer les risques avant qu’un problème ne survienne, en créant les conditions requises pour éviter qu’il ne se produise. Elle vise donc une très large population, dans le cas présent tous les jeunes et toutes les personnes susceptibles de participer à l’exploitation des jeunes.

La prévention secondaire vise à intervenir à court terme, dès l’apparition des premiers signes d’un problème, avant qu’il ne produise davantage de dégâts et de séquelles. Elle cible en particulier les personnes à risque d’adopter ou de subir des conduites d’exploitation, ou celles qui se trouvent déjà dans cet engrenage.

La prévention tertiaire constitue moins une prévention au sens premier du terme qu’un soutien à la réadaptation active des personnes qui ont vécu un problème et qui sont en voie de s’en sortir. C’est une action qui a pour but de contrer ou d’atténuer les risques de récidive. Elle doit cibler essentiellement les personnes ou les groupes ayant déjà vécu de l’exploitation, afin d’assurer à moyen et à long terme la complète résilience des victimes et leur donner la capacité d’agir sur leur propre vie. Il s’agit aussi d’assurer la désistance et la réhabilitation des auteurs ou des complices d’exploitation sexuelle.

En matière d’exploitation sexuelle de personnes mineures, une prévention primaire devrait idéalement cibler tous les jeunes et surtout toutes les personnes, mineures ou adultes, susceptibles de les exploiter. En effet, il est contreproductif de faire porter sur les seules épaules de victimes potentielles la prévention de crimes commis à leur encontre. Si on veut combattre efficacement l’exploitation sexuelle, il faut logiquement agir sur les individus qui en sont à l’origine : les clients, les proxénètes et tout autre acteur qui tirent profit de ces crimes, directement ou indirectement, ou quiconque est témoin complice, fût-ce par son silence.

Une prévention primaire de l’exploitation sexuelle devrait idéalement cibler tous les jeunes et surtout toutes les personnes, mineures ou adultes, susceptibles de les exploiter.

Bien sûr, il n’est pas inutile de faire en sorte que les jeunes ― filles, garçons, personnes trans, intersexuées ou non binaires quant à leur genre ― aient des conditions de vie qui maximisent les facteurs de protection et minimisent les facteurs de vulnérabilité devant la prédation et l’exploitation sexuelles. Mais cela sera sans grand effet si les personnes qui génèrent le marché de l’exploitation sexuelle et en profitent ne sont pas directement touchées : une victime en remplacera vite une autre si les actions préventives n’atteignent pas ces personnes et qu’un système produit et rentabilise la « demande ».

À cet égard, saluons le fait que l’éducation sexuelle fasse enfin son retour dans nos écoles. Le Web et les réseaux sociaux dont sont friands jeunes et moins jeunes sont d’affligeants colporteurs de mythes sur la sexualité humaine. Le nombre d’hommes de tous âges croyant encore que leur sexualité provient d’une pulsion incontrôlable illustre bien l’aspect dangereux de ces mythes. Certes, personne ne choisit ses désirs, mais une société civilisée devrait enseigner à les gérer afin de valoriser le respect de soi, des autres et des lois qui protègent ces derniers. C’est là un processus et un apprentissage continus, à peaufiner la vie durant, qu’il vaut mieux commencer le plus tôt possible. Cela est d’autant plus vrai que les auteurs de prédation et d’exploitation sexuelles commencent en général leurs exactions avant l’âge adulte. Il n’est pas nécessaire d’attendre que l’irréparable ait été commis pour éduquer et sensibiliser à une sexualité qui respecte les droits et le bien-être des autres (et pour critiquer le mythe persistant des pulsions indomptables).

L’exploitation sexuelle est toujours le résultat d’un abus de pouvoir. En théorie, toute personne peut donc se retrouver ainsi piégée. Malheureusement, il existe des facteurs de vulnérabilité accrus chez des personnes mineures. En passer quelques-uns en revue permettra d’entrevoir quelle forme peut prendre une prévention secondaire, certains jeunes étant plus à risque que d’autres d’être sous le joug d’exploiteurs.

  • La pauvreté et le désœuvrement : il existe encore des jeunes qui croient que leur seule ressource pour vivre ou survivre est la vente de leur corps ;
  • La faible estime de soi : plusieurs jeunes filles demeurent sous le joug de proxénètes pour un semblant d’amour ;
  • Des problèmes affectifs ou familiaux : ils font en sorte que des jeunes peuvent devenir des proies faciles, en particulier lors du passage de l’adolescence à l’âge adulte (c’est souvent le cas chez des jeunes des Centres jeunesse, fréquemment laissés à eux-mêmes au moment de cette transition) ;
  • La vision de la prostitution : nombre de jeunes en quête identitaire voient la prostitution parfois comme une « aventure », croyant que les adultes alors rencontrés pourront leur apporter davantage que leur propre famille ou leurs amis ;
  • Les agressions sexuelles antérieures : des enfants ou des adolescents ayant vécu des agressions sexuelles peuvent avoir intégré des réflexes ou des scénarios permettant plus aisément qu’on abuse d’eux. Une personne qui a développé une sexualité sur la base d’une expérience traumatique est mal armée pour se défendre face à des prédateurs, car on ne lui a pas permis d’apprendre à le faire.

Mener des actions qui toucheront aussi les auteurs (actifs ou potentiels) d’abus de pouvoir et d’exploitation sur le plan sexuel est évidemment décisif. Ce volet a traditionnellement été négligé. Il y a certes de l’éducation sexuelle à faire auprès des jeunes, mais il y en a aussi à faire auprès des adultes de tous âges.

Beaucoup d’exploiteurs semblent avoir du mal à saisir que la question du respect des personnes mineures relève non seulement de la morale et de l’éthique, mais aussi des droits. Raison de plus pour le leur rappeler, par exemple par des campagnes sociétales. Puisqu’il n’existe pas de groupe naturel d’hommes exploiteurs ou agresseurs de personnes mineures, il faut s’adresser en amont à tous les hommes. S’ils sont déjà passés aux actes ou sont à risque de le faire, il faut alors assurer auprès d’eux des suivis menés par des professionnels compétents.

Beaucoup d’exploiteurs semblent avoir du mal à saisir que la question du respect des personnes mineures relève non seulement de la morale et de l’éthique, mais aussi des droits.

Comme je crois au changement tant personnel que social, je voudrais porter un regard sur la prise de conscience qui peut le provoquer ou du moins l’amorcer chez les victimes s’étant tues jusque-là (pour des motifs légitimes, comme des sentiments d’anxiété, de peur, de honte) ou chez leurs exploiteurs. Il s’agit ici de prévention secondaire et tertiaire, puisqu’il faut veiller à ce que des réactions préjudiciables chez les victimes ou des conduites criminelles chez les exploiteurs non seulement cessent, mais soient remplacées par des conduites socialement plus acceptables. Cela exige de l’écoute et de l’imagination de la part des intervenants et de la motivation de la part des personnes en processus de changement. Il faut donc impérativement fournir des ressources qui encouragent et permettent le changement. La nature ayant horreur du vide, il faut présenter aux personnes concernées des alternatives concrètes aux conduites que l’on veut modifier.

On ne peut aider les gens à changer sans comprendre le raisonnement, le contexte et les circonstances qui les ont poussés vers une série de choix conscients menant à leur conduite actuelle. Tant qu’un comportement donne les résultats escomptés, il est prévisible qu’il perdure. Plusieurs jeunes quittent les gangs de rue et la prostitution lorsqu’ils se rendent compte que ce qui semblait être une solution est devenu un problème. Que ce soit du côté des proxénètes ou des victimes, la motivation à demander ou à accepter de l’aide provient presque toujours d’un relatif constat d’échec. Par exemple, un jeune qui est devenu proxénète pour se sentir king au milieu de ses pairs et plus libre grâce à l’argent obtenu se rend compte que, lorsqu’il arrêté par la police, puis emprisonné, il est soumis à plus de contraintes que jamais. Ou encore, une jeune fille qui se prostituait pour aider financièrement son petit ami et proxénète peut se retrouver « vendue » à un pair par ce petit ami. Un déclic se produit alors. Ce sont des moments charnières où une personne peut être amenée à chercher de l’aide, encore faut-il que cette aide soit à portée de main.

Notre travail en prévention et en intervention consiste très précisément à offrir des possibilités aux jeunes et moins jeunes qui veulent s’en sortir et à encourager l’adoption de celles qui apparaissent les plus viables. Personne n’est condamné à être exploité sexuellement, à être proxénète ou à acheter les services sexuels de personnes mineures. Commise ou subie, l’exploitation sexuelle n’est pas une fatalité.

Une société comme la nôtre devrait avoir davantage d’impact sur les personnes qui permettent à ces crimes d’exister et de prospérer, et aussi sur leurs victimes, trop souvent laissées à elles-mêmes (l’indemnisation des victimes d’actes criminels ne leur offre actuellement pas de soutien), voire déconsidérées. Blâmer la victime de crimes sexuels ou lui faire porter l’odieux de sa condition est un réflexe encore courant. Ces personnes sont souvent soupçonnées à tort d’être les seuls artisans de leur malheur.

En somme, deux approches peuvent guider l’action.

La première consiste à redonner à toutes les victimes, réelles ou potentielles, du pouvoir sur leur vie. Cette approche a une visée tant préventive que curative. Les personnes ayant été sexuellement exploitées vivent le plus souvent avec des séquelles incapacitantes, notamment post-traumatiques.

La seconde vise un travail d’éducation qui n’est manifestement pas fait auprès de tous : il faut enseigner aux exploiteurs sexuels, actifs ou potentiels, qu’ils doivent gérer leur sexualité de façon à respecter les autres, tout en reconnaissant les limites légitimes que l’État met en place pour protéger les personnes mineures. Cette deuxième approche devrait conduire à des actions à grande échelle (des campagnes sociétales, par exemple). Ce travail doit être fait aussi à l’échelle individuelle par un suivi adéquat ― encore ce suivi doit-il être accessible à tous les hommes qui en auraient besoin. Gérer ou non sa sexualité dans le respect des autres ne devrait pas être vu comme un choix personnel optionnel, c’est le devoir de tout citoyen, quel que soit son âge.

Cet article est une version abrégée d’un mémoire présenté par l’auteur le 5 novembre 2019 devant la Commission spéciale de l’Assemblée nationale du Québec sur l’exploitation sexuelle des mineurs.

Cet article fait partie du dossier Combattre la violence sexuelle, soutenir les victimes.

Photo : Lors de la première Journée européenne pour la protection des enfants contre l’exploitation sexuelle et l’abus sexuel, des employées du Conseil de l’Europe et des enfants lâchent des ballons bleus ; Strasbourg, le 9 décembre 2015. Shutterstock / Hadrian.


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Michel Dorais
Michel Dorais est professeur titulaire et chercheur à l’École de travail social et de criminologie de l’Université Laval. Il a publié de nombreux ouvrages en sociologie de la sexualité, dont Prévenir (PUL, 2017), Le métier d’aider (VLB, 2018) et Après le silence, coécrit avec Mathieu-Joël Gervais (PUL, 2019).

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