Les tribunaux canadiens s’apprêtent à rendre prochainement des décisions cruciales concernant la place à accorder au financement et à la prestation des soins de santé par le secteur privé. L’affaire Cambie, entendue ces jours-ci en Colombie-Britannique, n’est que la dernière en liste d’une série de tentatives visant à renverser certaines pièces maîtresses du régime public d’assurance-maladie au Canada.

L’issue de ce procès entraînera des répercussions pendant des décennies et pour des millions de gens. Pouvons-nous tirer des leçons d’expériences faites ailleurs dans le monde ?

L’Irlande offre un exemple particulièrement éclairant. En 1957, soucieux d’alléger le fardeau du régime public, l’État irlandais mettait sur pied un régime d’assurance-maladie volontaire permettant aux personnes qui en avaient les moyens de payer pour obtenir des soins de santé. À l’époque, la mesure semblait raisonnable. Soixante ans plus tard, on constate aujourd’hui que le régime privé couvre quasiment la moitié de la population. Les mieux nantis jouissent ainsi d’un traitement préférentiel alors que les listes d’attente sont très longues dans le secteur public.

Même s’il ne représente que 12 % des fonds alloués à la santé en Irlande, le régime privé d’assurance-maladie mène le bal en matière d’accès aux soins hospitaliers. Il occupe une place particulière, puisqu’il permet un accès plus rapide à la fois aux soins dispensés par le secteur public et aux services du secteur privé. Toutefois, il ne rembourse pas systématiquement les soins hospitaliers et ne couvre souvent qu’en partie ou pas du tout les soins non hospitaliers, comme les consultations chez un spécialiste en centre ambulatoire, les visites chez un omnipraticien ou les soins prodigués par d’autres professionnels de la santé.

Le régime privé ne couvre pas non plus le coût des médicaments, ce qui s’explique peut-être par le fait que le gouvernement rembourse les dépenses des ménages pour les médicaments au-delà d’un certain seuil.

L’abordabilité des cotisations pose évidemment aussi problème. Le prix de l’assurance privée varie énormément selon l’assureur, et il existe environ 300 différents régimes d’hospitalisation. Les coûts de l’assurance pour un adulte qui utilise à la fois les services publics et privés sont d’environ 1 900 dollars par année. Une étude récente a montré qu’en 2015-2016, les dépenses de l’assurance privée étaient devenues trop onéreuses pour environ 19 % des ménages, qui n’ont pu y faire face ou se sont retrouvés au-dessous du seuil de pauvreté.

L’Irlande a toujours accusé un retard considérable en matière de prestation universelle des soins de santé. La portion de son revenu national consacrée aux assureurs privés du régime volontaire est l’une des plus élevées en Europe : elle représentait 13 % en 2017, tandis qu’elle n’était que de 2 % dans l’Union européenne. En résultent un accès à deux vitesses aux soins aigus et des résultats très moyens en matière de santé. (La France et la Slovénie sont les deux autres pays où l’on trouve de larges secteurs d’assurance-maladie volontaire, mais les assureurs prennent en charge les quotes-parts, et le traitement accéléré n’est pas autorisé.)

Plutôt que d’y remédier, l’assurance-maladie privée pourrait avoir contribué aux problèmes du secteur public. Elle a pour effet d’éroder la solidarité sociale, car elle offre aux riches une échappatoire leur permettant de se désengager du système public. Une situation qui risque d’aggraver le problème du sous-financement, puisque l’idée de payer des impôts plus élevés pour maintenir un système dont ils ne se servent pas ne plaît guère aux bien nantis.

Par ailleurs, les fournisseurs de soins qui évoluent à la fois dans les secteurs public et privé ont avantage à conserver de longues listes d’attente dans le public afin d’en faire profiter leurs cabinets privés. L’assurance privée entraîne aussi des coûts sur le plan du financement public et de la réglementation.

Pour tenter de se sortir de cette situation, le gouvernement travailliste Fine Gael a proposé en 2011 que les assureurs privés irlandais constituent la base d’un régime d’assurance-maladie universel, semblable au système de concurrence dirigée des Pays-Bas. Toutefois, cette solution à l’impasse politique s’est avérée trop onéreuse et complexe. Elle a été abandonnée au profit d’une revitalisation plus typique du système public sous le couvert d’une politique baptisée Sláintecare.

Ce plan a pour principal objectif de mettre en place un service de santé universel à une seule vitesse, financé à partir du régime d’imposition général, où les patients sont soignés uniquement sur la base de leurs besoins en matière de santé. Il n’y aura plus de financement privé des hôpitaux publics (le retrait se fera sur une période de 6 ans), et on mettra en place des garanties en matière de temps d’attente qui reposeront sur des améliorations de la reddition des comptes et de l’information.

Démêler un système public et privé si entrelacés ne sera pas une mince tâche. Il nécessitera une planification prudente, un échéancier de mise en œuvre, l’établissement d’une coalition et une transformation du discours social sur la nature du système de santé. Ce sont là des défis qui valent la peine d’être relevés si l’Irlande souhaite se doter d’un système de santé véritablement universel.

Il est frappant de constater qu’au moment où l’Irlande s’efforce de circonscrire les limites de sa structure à deux vitesses, qui a creusé les inégalités, le Canada semble à deux doigts de l’embrasser.

Nous envisageons peut-être d’élargir la place accordée à l’assurance-maladie privée, mais c’est une décision qui doit être soupesée avec soin, car il ne sera pas facile de revenir en arrière. En Irlande, ce genre de régime avait été instauré à l’origine pour alléger le fardeau du gouvernement. Toutefois, son adoption a ralenti le développement d’un système équitable, efficace et intégré, les petits assureurs ayant largement profité de la situation depuis la libéralisation.

Il aura fallu 60 ans pour élaborer un plan qui départagerait les régimes de financement public et privé irlandais, et sa mise en œuvre exigera encore au moins 10 ans. Il y a lieu de se demander si le Canada veut vraiment s’engager dans une voie aussi longue et difficile.

Photo : Shutterstock / Kittyfly


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Steve Thomas
Steve Thomas est directeur du Centre for Health Policy and Management au Trinity College de Dublin, en Irlande.

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