Plusieurs avenues juridiques s’offrent aux victimes de violence sexuelle. Elles peuvent porter plainte aux autorités policières en espérant qu’elles seront crues et qu’une accusation criminelle sera déposée contre le présumé agresseur. Toutefois, le système pénal en matière d’infractions à caractère sexuel a des failles, qui ont été amplement démontrées. En plus ou au lieu de l’action pénale, les victimes peuvent décider d’intenter une action devant le tribunal civil contre l’agresseur (mais aussi contre son employeur si la violence s’est produite dans le milieu du travail) pour obtenir une indemnisation. Elles peuvent aussi déposer une plainte en déontologie contre l’agresseur, si les gestes ont été posés par un professionnel dans le cadre de son travail (par exemple un médecin, un psychologue, un infirmier). Ou encore, elles peuvent choisir de demander une indemnisation en vertu de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels (LIVAC). À l’instar d’autres régimes étatiques, comme la Loi sur l’assurance automobile, la LIVAC reconnaît que les actes criminels que peuvent subir les citoyens font partie des risques sociétaux.

J’aborderai ici l’action civile de la victime en vue d’obtenir une indemnisation pour le préjudice physique et psychologique subi à la suite de violence sexuelle. L’action civile présente des avantages intéressants pour la demanderesse par rapport à la poursuite criminelle. D’abord, elle n’a pas à prouver les faits hors de tout doute raisonnable, mais plutôt selon la prépondérance des probabilités. Lors du procès civil, la demanderesse détient plus de pouvoir. Avec son avocat(e), elle choisit les faits qu’elle présentera, tout comme ses experts et ses témoins. Le tribunal se penchera sur ses besoins. Elle peut expliquer au tribunal les conséquences des agressions, ce que, dans un procès criminel, elle ne peut faire que lors de l’imposition de la peine s’il y a une condamnation. Le défendeur ne bénéficie pas d’une situation privilégiée ; il ne jouit pas de la présomption d’innocence dans un procès civil. Le procès donne l’occasion à la demanderesse d’obtenir la reconnaissance qu’un tort lui a été causé et de dénoncer l’agresseur sans avoir à prouver sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. Elle peut aussi vouloir attirer l’attention des médias pour aider d’autres victimes.

Toutefois, ce genre d’action n’offre pas que des avantages. La victime doit avoir les moyens de porter son litige devant un tribunal, et le défendeur doit être solvable. Comme tout recours, l’action est une source de stress, et la demanderesse aura à revivre les événements traumatisants. Parmi les difficultés, plusieurs ont souligné les courts délais de prescription. Il est possible de porter plainte au criminel pour agression sexuelle quel que soit le temps écoulé, mais une poursuite civile oblige la victime à respecter des délais.

En 1992, dans l’affaire M. (K.) c. M. (H.), devenue célèbre, la Cour suprême du Canada a dénoncé l’obstacle que représentaient les délais de prescription pour les victimes de violence sexuelle qui voulaient intenter des actions civiles contre leur agresseur. Dans les systèmes de justice occidentaux, les personnes qui désirent entamer une action civile doivent le faire dans un délai de quelques années (la prescription extinctive), au risque de perdre leur droit d’action. Ces délais se justifient par le respect de l’ordre public. Ils évitent l’érosion des éléments de preuve ; ils assurent la sécurité dans les relations juridiques et mettent le défendeur à l’abri du manque de diligence du demandeur à intenter son action. Les arguments pour les courts délais de prescription sont fondés sur le postulat que le demandeur possède tous les renseignements nécessaires pour intenter une action et que le défendeur doit être protégé contre les retards de celui-ci. Les possibilités d’actions civiles ne doivent pas se transformer en épée de Damoclès au-dessus de la tête des justiciables. Cependant, dans les cas de violence sexuelle, ces postulats ne représentent pas les réalités des victimes.

En 1992, la Cour suprême a rejeté les arguments justifiant les courts délais de prescription dans le cas de victimes de violence sexuelle et proposé une présomption de conscience : les délais de prescription doivent commencer à courir à partir du moment où la demanderesse fait le lien entre la violence subie et les conséquences désastreuses sur sa vie.

Dans l’arrêt M. (K.) c. M. (H.), la demanderesse, victime d’inceste à 10 ou 11 ans, avait intenté l’action civile contre son beau-père 12 ans après la fin des actes. À 16 ans, elle en avait déjà parlé à un conseiller d’orientation scolaire qui l’avait envoyé consulter un psychologue, mais celui-ci ne l’avait pas crue. Son père l’avait ensuite forcée à se rétracter devant un avocat du conseil scolaire local. Des années plus tard, la thérapie aura permis à la victime d’enfin prendre conscience que ses problèmes psychologiques d’adulte provenaient des agressions passées. Selon le droit de l’Ontario de l’époque, elle aurait dû intenter son action dans un délai de quatre ans (à partir de sa majorité) après les gestes posés. Le plus haut tribunal a rejeté les arguments justifiant les courts délais de prescription dans le cas de victimes de violence sexuelle qui sont traumatisées par les gestes subis (même s’ils remontent à des décennies). Il a proposé une présomption de conscience pour suspendre le temps : les délais de prescription doivent commencer à courir à partir du moment où la demanderesse fait le lien entre la violence subie (la faute du défendeur) et les conséquences désastreuses sur sa vie. Dans l’affaire en question, plusieurs raisons expliquaient l’inaction de la victime : elle avait refoulé les événements, elle n’avait pas été crue lors de dénonciations, elle avait honte ou peur d’en parler, elle se sentait coupable et ne voulait pas briser sa famille. La prise de conscience d’une demanderesse est très souvent déclenchée par une thérapie ou un événement qui lui permet d’établir le lien.

La Cour suprême a appelé de ses vœux des changements législatifs qui allongent les délais de prescription ou les abolissent dans les cas de violence sexuelle. À la suite de sa décision, plusieurs provinces canadiennes ont entrepris des modifications législatives pour allonger les délais de prescription dans les actions civiles pour violence sexuelle. De toutes les provinces et territoires, seuls le Québec et l’Île-du-Prince-Édouard n’ont toujours pas aboli les délais.

Le Québec a tardé à suivre la voie de la modification législative, laissant la tâche aux tribunaux de faire évoluer le droit et aux victimes d’en subir les contrecoups. Il s’agit d’un déni de justice pour les victimes, qui sont surtout des femmes et des enfants.

Pourtant, la Direction de l’indemnisation des victimes d’actes criminels, qui gère l’application de la LIVAC, avait été avant-gardiste. Dès le début des années 1990, l’organisme avait prolongé le court délai d’un an (à partir de la perpétration de l’acte criminel) pour déposer une demande d’indemnisation afin de tenir compte des enseignements de la Cour suprême. Le délai commençait à courir à partir du moment où la victime prenait conscience du lien de causalité entre les agressions subies et son incapacité à agir. Vers la fin des années 1990, les tribunaux civils ont accepté de suspendre les délais de prescription de trois ans dans des litiges pour violence sexuelle si la demanderesse fait la preuve de son impossibilité psychologique à agir. Cette exigence supplémentaire a poussé certains tribunaux à réclamer des expertises médicales démontrant que la demanderesse était dans une impossibilité absolue d’agir ― en d’autres mots, presque incapable de gérer sa vie. De nombreuses victimes n’ont pas été indemnisées en raison de cette preuve très exigeante et du délai de prescription échu.

En 2013, le délai de 3 ans est passé à 30 ans pour les actions civiles intentées à la suite de gestes de violence (article 2926.1 du Code civil du Québec). Dans le cas de violence sexuelle subie par des mineurs, le délai de 30 ans commence à courir à partir de la majorité. Le délai de la LIVAC d’un an a été changé à deux ans. Ces nouveaux délais peuvent être suspendus comme je l’ai mentionné plus haut. Mais ils n’ont pas disparu pour autant. Le législateur québécois a refusé de les abolir, considérant qu’un délai de 30 ans était suffisant pour répondre aux besoins des victimes de violence sexuelle. Pourtant, ce n’est pas toujours le cas, comme le montrent certains cas. Ainsi une femme de 75 ans, agressée à la fin des années 1920 par son frère, a attendu le décès de son mari pour intenter une action civile contre son frère. Un délai de presque 65 ans.

Dans des recours collectifs intentés contre des communautés religieuses par des adultes victimes de violence sexuelle alors qu’ils étaient enfants, les défendeurs ont accepté de ne pas soulever l’argument des délais de prescription pour permettre aux victimes d’être indemnisées.

L’entêtement du Québec est difficilement justifiable. L’argument d’actions intentées contre les héritiers des agresseurs a parfois été avancé : sans limite de temps, les victimes pourraient « importuner » les héritiers plusieurs années après la mort de l’agresseur (le délai est présentement de trois ans à partir du décès de la victime ou du défendeur). D’autres ont fait valoir que l’imprescriptibilité de l’action civile ne respectait pas le droit civil. La « pureté » du droit civil doit-elle être maintenue, malgré le déni de justice subi par les victimes de violence sexuelle ?

Le Québec aurait dû abolir les délais de prescription, comme d’autres provinces l’ont fait. L’actuelle ministre de la Justice a promis d’apporter une modification au Code civil en ce sens d’ici juin. L’ordre public est plutôt perturbé si le mécanisme de la prescription empêche en pratique une certaine catégorie de victimes qui ont subi un préjudice bien particulier de poursuivre leur agresseur (qui, la plupart du temps, est un membre de leur famille). Nous attendons un projet de loi qui abolit dans le Code civil et la LIVAC les délais de prescription pour les victimes de violence sexuelle et conjugale.

Cet article fait partie du dossier Combattre la violence sexuelle, soutenir les victimes.

Photo : À l’occasion de la Journée internationale des femmes, le 8 mars 2019, des femmes manifestent devant le palais de justice de Montréal contre le fondateur de Juste pour rire, Gilbert Rozon, accusé d’agressions et d’inconduites sexuelles. La Presse canadienne / Ryan Remiorz.


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Louise Langevin
Louise Langevin est professeure titulaire à la Faculté de droit de l’Université Laval et membre du Barreau du Québec. Elle travaille dans le domaine des théories féministes et du droit à l’autonomie procréative des femmes.

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