Comme le savent sërement nos lecteurs, Tom Kent a été le tout premier rédacteur en chef d’Options politiques. Au cours d’une vie bien remplie, il a aussi été spécialiste du décodage de guerre, directeur de quotidien, secrétaire politique du premier ministre Lester B. Pearson, deux fois sous-ministre fédéral, président de deux sociétés d’État, doyen, président d’une commission royale et fellow invité à Queen’s University. Rédacteur en chef de la revue de 1980 à 1988, il a par ailleurs été fellow de l’Institut de 1985 à 1991. L’IRPP profite de son trentième anniversaire pour le nommer membre émérite. William Watson, rédacteur en chef d’Options politiques, s’est entretenu avec Tom Kent le 22 mars 2002.

 

William Watson”ˆ:”ˆComment vous êtes-vous joint à l’IRPP”ˆ?

Tom Kent”ˆ:”ˆEh bien, on m’a simplement invité à siéger à son conseil d’administration!

William Watson”ˆ:”ˆComme ça, dès le début?

Tom Kent”ˆ:”ˆPas tout à fait, non. Après la fondation de l’IRPP, en 1972, quelques années ont passé avant que je m’intéresse vraiment à ses travaux, l’organisme ayant pris un certain temps à trouver ses marques. Mais à la fin des années 1970, John Aird a beaucoup travaillé à la recherche de financement et Michael Kirby en est devenu le président. J’avais assez bien connu ce dernier en Nouvelle-Écosse et il lui a sans doute paru sensé que je me joigne au conseil d’administration.

Et dès ma première réunion, à l’automne 1979, Michael Kirby a proposé de lancer une revue après avoir réussi à dynamiser l’Institut grâce à la publication d’études en plus grand nombre, même si c’était sans réelle planification et le plus souvent dans des délais très courts. Il a soumis au Conseil une sorte de maquette de la revue qui lui semblait intéressante.

Mais le Conseil n’a pas aimé sa maquette, et moi encore moins. Nous aimions l’idée cependant, au point de l’adopter d’emblée”ˆ:”ˆil était évident qu’une revue assurerait une continuité et favoriserait un début public informé, ce que l’Institut n’avait pu vraiment accomplir dans ses premières années d’existence. Mais son prototype ressemblait davantage à un bulletin qu’à la publication de calibre que le Conseil et moi-même avions aussitôt imaginé.

Je me suis donc retrouvé à la tête d’un comité chargé d’étoffer l’excellente idée du président. Et nous avons travaillé rapidement. Je n’ai pas tout de suite été nommé rédacteur en chef mais plutôt directeur de la rédaction des premiers numéros. À l’origine, nous pensions confier l’essentiel du travail d’édition à la boîte qui produisait alors le magazine Saturday Night.

William Watson”ˆ: Dont le rédacteur en chef était Robert Fulford.

Tom Kent”ˆ:”ˆOui. Lui-même n’y consacrait pas beaucoup de temps, sauf pour reproduire les illustrations de certaines de nos couvertures. Mais c’était son équipe qui, théoriquement, éditait notre revue. Et comme directeur de la rédaction, j’avais la responsabilité de solliciter des collaborateurs. Or, nous avons vite compris que pour convaincre les gens d’écrire dans Options politiques, surtout à nos conditions (c’est-à-dire sans rétribution) et dans une langue plus accessible que celle qu’emploient généralement les spécialistes que nous recherchions, il fallait prendre très au sérieux cette tâche rédactionnelle. Il a donc fallu créer un poste. Nous avons décidé d’en faire un quart de poste, en fait, ce qui n’était pas très réaliste. Quoi qu’il en soit, j’ai dë quitter le conseil d’administration puisque j’allais toucher­ une rémunération, et dès le quatrième numéro de décembre-janvier 1980, je suis devenu rédacteur en chef de ce qui était alors une publication trimestrielle.

William Watson”ˆ:”ˆOn vous avait demandé de diriger ce comité de mise sur pied en raison de votre expérience journalistique?

Tom Kent”ˆ:”ˆProbablement, car j’avais été assistant de rédaction au magazine The Economist, ce qui me qualifiait de façon plutôt évidente compte tenu de la réputation dont jouissait alors cette publication.

William Watson”ˆ:”ˆComment fonctionnait la revue à ses débuts”ˆ?”ˆQuels problèmes avez-vous rencontrés et quelle vision vous animait”ˆ?

Tom Kent”ˆ:”ˆPour les deux premiers numéros, la priorité consistait bien sër à recruter des collaborateurs, ce qui nécessitait de persuader les amis de l’Institut ou certaines de nos connaissances. Et comme vous le signaliez vous-même dans le numéro du 20anniversaire d’Options politiques et premier numéro de l’an 2000, nous en avons attiré d’excellents dès la première année. Irving Brecher par exemple, que vous citiez et qui avait anticipé ce qui allait se transformer en accord de libre-échange. Très tôt, nous recevions ainsi des articles de la qualité que nous recherchions pour éclairer le débat sur les politiques publiques dans une certaine perspective de durée. Et qui, surtout, étaient rédigés clairement. Car déjà, nous insistions sur la simplicité et la clarté d’expression pour favoriser le débat autour d’opi­nions bien définies.

Le problème initial était donc celui des collaborations, mais en très peu de temps, soit une année environ, elles ont afflué à tel point que nous sommes passés de quatre à six numéros annuels, puis à dix. Une progression encore plus rapide que tout ce que j’avais pu espérer !

William Watson”ˆ:”ˆEst-ce que la publication d’une revue n’empêche pas l’IRPP de se concentrer sur ses propres priorités, compte tenu de la grande va­riété des sujets abordés dans ses pages”ˆ?

Tom Kent”ˆ:”ˆÀ mon sens, l’Institut doit faire preuve là-dessus d’une grande souplesse. Il doit poursuivre son propre programme de recherche en y consacrant évidemment l’essentiel de ses efforts, à tout le moins stratégiquement. Mais il doit avoir pour première tâche de stimuler, alimenter, développer et même provoquer un débat informé sur une vaste gamme de politiques. L’Institut ne devrait jamais se contenter d’un programme de recherche trop li­mité. Oui, la recherche doit se focaliser sur un certain nombre de thèmes, mais c’est précisément pourquoi la revue joue à mon avis un rôle décisif. Un rôle somme toute distinct de celui du programme de recherche de l’IRPP, mais tout aussi important. Et peut-être même prédominant, dirais-je, en me laissant aller à une certaine subjectivité.

William Watson”ˆ:”ˆJe ne vous reprocherai pas cette subjectivité, puisqu’il m’arrive d’en souffrir moi-même… Vous avez occupé le poste de rédacteur en chef pendant sept ans, je crois”ˆ?

Tom Kent”ˆ:”ˆPlutôt huit, en fait. Et j’ai pu mener à bien ce travail en grande partie grâce à mon épouse, Phyllida, qui avait délaissé ses propres activités professionnelles en 1980 et qui m’a ensuite secondé avec passablement d’enthousiasme. Sa formation universitaire et son tempérament la prédisposaient à ce travail d’édition, si bien que la revue a longtemps bénéficié de notre collaboration. Mais à l’automne 1987, nous avons avisé l’IRPP de notre décision d’entreprendre de nouveaux projets. Nous avons édité le premier numéro de 1988, puis assuré la transition, si bien que huit années s’étaient finalement écoulées depuis mon arrivée, fin 1979.

William Watson”ˆ:”ˆSans vouloir blesser votre modestie, je crois que vous étiez plutôt satisfait du travail accompli, n’est-ce pas”ˆ?

Tom Kent”ˆ:”ˆC’est vrai. La réaction de nos collaborateurs montrait d’ailleurs que nous répondions au besoin d’une tribune à partir de laquelle mener un véritable débat politique.

William Watson”ˆ:”ˆLa revue s’est-elle beaucoup transformée entre votre arrivée et votre départ”ˆ?

Tom Kent”ˆ:”ˆPas vraiment. Nous sommes assez vite passés à 10 numéros annuels, ce qui me semble important pour maintenir un intérêt impossible à obtenir avec un trimestriel. Si je me souviens bien, ma seule déception est sur­venue lorsque le tirage s’est stabilisé après avoir augmenté régulièrement pendant plusieurs années.

William Watson”ˆ:”ˆQuel rapport devrait-il y avoir selon vous entre la revue et l’Internet”ˆ?

Tom Kent”ˆ:”ˆTôt ou tard, tous les imprimés se retrouveront en ligne, mais je ne crois pas que l’Internet les rempla­cera jamais entièrement, et certainement pas pour une revue du genre d’Options politiques. L’Internet est une extraordinaire source d’informations, et l’on y trouve des textes sur tous les sujets ima­ginables. Mais l’objectif premier de la revue consiste à stimuler ce que j’ai appelé un débat informé, et l’information seule ne peut prétendre à ce rôle. La clé réside dans ce débat, qui permet d’éclairer la discussion sur nos politiques et leurs objectifs. Il faut par tous les moyens préserver ce lieu de débat plutôt que de laisser l’Internet s’imposer comme source d’informations fragmentaires, dont la dispersion risque de compromettre cette interaction fructueuse des idées qui est la raison d’être d’Options politiques.

William Watson”ˆ:”ˆPériodiquement, quelqu’un propose qu’Options politiques devienne un publication uniquement publiée sur le Web, puisqu’on économiserait ainsi beaucoup d’argent et de papier. Voyez-vous là un avenir pour les imprimés, et cela vous semble-t-il une bonne idée?

Tom Kent”ˆ:”ˆÀ l’évidence, il y a un mouvement en ce sens. Et c’est inévitable. Mais je trouverais vraiment dommage d’éliminer totalement le format papier, d’autant qu’il n’y a rien d’inconciliable entre les deux. Au besoin, on peut publier beaucoup plus de choses en ligne que dans les pages d’une revue, comme le fait aujourd’hui The Economist. Mais je crois que le besoin subsistera de s’asseoir et de lire paisiblement sans s’abîmer les yeux devant un écran d’ordinateur, sans avoir à télécharger puis imprimer ce qui nous intéresse. Et si l’IRPP continue de remplir comme je le souhaite son mandat, qui est de stimuler et d’éclairer le débat sur une variété de questions politiques et leurs interconnections, le format magazine restera indispensable. Les lecteurs s’y imprègnent d’une vision nettement plus glo­bale en y découvrant l’ensemble des sujets abordés. Et quelle que soit l’évolution de l’Internet, seul l’imprimé offre cette possibilité. Je ne crois pas qu’un débat élargi fondé sur des analyses accessibles et approfondies puisse exister de façon satisfaisante sans une revue comme Options politiques, ou The Economist même.

William Watson”ˆ:”ˆChangeons un peu de sujet pour parler des instituts de recherche. Outre votre expérience rédactionnelle, vous avez collaboré assez longuement à l’élaboration de politiques publiques. En quoi le rôle des instituts de recherche a-t-il évolu锈?

Tom Kent”ˆ:”ˆSi on remonte aux années 1950, le seul groupe du genre au Canada était le Conference Board, me semble-t-il, lequel n’était en fait qu’une antenne de l’organisme américain. Il y avait aussi le comité canado-américain auquel collaborait Arthur Smith. C’est à peu près tout. La création du C.D. Howe Institute date des années 1970 et il a fallu quelques années avant qu’il trouve son rythme de croisière. De sorte que si le bureau du premier ministre manquait des ressources nécessaires pour effectuer certaines recherches, il se tournait vers les universitaires. Je me souviens par exemple avoir confié à Norman Ward, à l’époque un éminent politicologue de la Saskatchewan, une étude sur l’amélioration de l’efficacité du Parlement destinée notamment aux comités parlementaires. Et j’avais demandé à d’autres spécialistes de se pencher sur les régimes de retraite. Bref, en l’absence de véritables instituts de recherche, nous faisions appel au milieu universitaire.

William Watson”ˆ:”ˆComment leur arrivée a-t-elle modifié le processus politique”ˆ?”ˆLes instituts de recherche s’adressent à la population et cherchent à influencer les gouvernements en attirant l’attention du public sur certaines grandes questions. Alors que les études confiées à l’époque à des professeurs ne devaient guère soulever les passions.

Tom Kent”ˆ:”ˆC’est vrai. Mais comme il n’y avait aucun institut de recherche de mon temps, soit des années 1950 à 1970, les partis politiques accomplissaient ce que plusieurs de ces groupes font aujourd’hui. Les débats et tribunes de discussion traitaient beaucoup plus abondamment des partis politiques eux-mêmes. Et les mordus de politique, car il y en avait aussi à l’époque, adhéraient plus naturellement aux partis pour assouvir leur passion. Il a fallu attendre les années 1970 pour voir se multiplier les groupes spécialisés.

William Watson”ˆ:”ˆVisiblement, vous déplorez que les partis actuels s’intéressent beaucoup moins à l’élaboration de politiques publiques qu’à eux-mêmes.

Tom Kent”ˆ:”ˆSans doute possible.

William Watson”ˆ:”ˆQuel serait le fonctionnement idéal d’un institut de recherche et quels conseils prodigueriez-vous à l’IRPP sur ce plan”ˆ?

Tom Kent”ˆ:”ˆà‡a semblera curieux, mais mon premier conseil serait que l’IRPP ne se perçoive pas comme un institut de recherche au sens élitiste que ce terme revêt trop souvent. Certes, l’IRPP est un organisme de recherche travaillant avec des chercheurs de calibre, mais sa prio­rité consiste à éclairer le débat public. Je dis bien débat public, et non consultation directe auprès des gouvernements. Et le rôle de l’Institut consiste à favoriser la cohérence et la richesse de ce débat. Bien sër, il ne s’agit pas de renoncer à se définir comme institut de recherche, mais de lutter contre le concept élitiste qu’il recouvre trop souvent.

William Watson”ˆ:”ˆC’est donc dire que nous devons participer activement à ce débat et non seulement l’alimenter en idées…

Tom Kent”ˆ:”ˆPrécisément.

William Watson”ˆ:”ˆQuels rapports aviez-vous avec l’IRPP proprement dit lorsque vous étiez rédacteur en chef d’Options politiques.

Tom Kent”ˆ:”ˆIls étaient parfois difficiles en raison des maigres ressources que nous devions nous partager. Les chercheurs voulaient plus d’argent, et la production de la revue en nécessitait déjà beaucoup. Du côté de la recherche, certains auraient aussi préféré qu’Options politiques soit plutôt une publication interne. Il y avait donc certaines tensions mais rien qui fragilisait l’organisme. Sauf que nous avons dë beaucoup économiser sur les coëts de production, le papier et l’impression. Sans doute aurions-nous pu augmenter le tirage en améliorant la présentation de la revue. Mais dans l’ensemble, et je ne voudrais pas sembler immodeste, je crois que nous avons bien accompli ce que nous devions faire.

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